J’ai assisté hier à une très curieuse séance d’hypnotisme ; ces expériences de somnambulisme deviennent fort à la mode et plaisent à l’imagination, précisément par leurs côtés inexpliqués.

Hallucination, seconde vue, vision de tous temps, et, à toutes les époques, il y a eu des gens, auxquels on pouvait prêter la plus grande foi, qui ont eu de ces perturbations des sens, ainsi qualifiées. Ils ont vu et ouï des choses surnaturelles qui échappaient à l’analyse raisonnée.

Le développement moderne de toutes les sciences physiques a fait disparaître les spectres et les fantômes ; mais n’en existe-t-il plus ?… Voilà la question ! Les sciences occultes ont été tout à fait négligées pour celles qui donnent des résultats plus palpables, plus immédiats ; cependant, on y reviendra, car bien des choses étranges n’ont pu être expliquées et ne pourront l’être que par leur aide. Exemple : l’hypnotisme dont je parlais tout à l’heure.

Voici un fait qui s’est passé il y a quinze ans à peine, et dont je demanderais l’explication à l’Académie des sciences… si j’étais certain qu’elle voulût bien me répondre.

C’était aux derniers jours du siège de Paris. Un jeune officier de chasseurs à pied – je demande à taire son nom – dont le bataillon tenait la campagne aux avant-postes, obtint la permission de rentrer, pendant vingt-quatre heures, dans la cité triste et affamée, mais debout et vaillante encore.

Le jeune homme voulait embrasser son père qui, lui aussi, malgré son âge, avait voulu servir quand même et s’était engagé dans la garde nationale.

La famille, quoique opulente, avait subi les horreurs du siège et en était réduite à la portion congrue de viande de cheval et de pain fait de paille et de vesces à pigeons, tout comme les plus pauvres.

La souffrance est l’égalitaire par excellence ; devant la faim et le froid, les plus orgueilleux s’étaient abusés, mais les plus humbles s’étaient élevés – eux qui avaient l’habitude d’endurer l’un et l’autre ! Ce fut l’époque où tous les Français furent vraiment égaux : égaux devant la misère.

Donc, le jeune officier apporta avec lui des légumes, des pommes de terre et un très petit morceau de porc salé, sa part de prise sur un avant-poste prussien. On fit chère lie dans le petit hôtel de la rue de Boulogne et, la nuit venue, le lieutenant de chasseurs prit congé de son père, qu’il laissa fumant sa pipe. Il monta dans la chambre qu’il occupait avant son entrée à Saint-Cyr et qu’on lui gardait avec une religieuse tendresse.

Le jeune homme se déshabilla et se mit au lit immédiatement, laissant brûler sa lampe… Ses yeux furent attirés par une vieille tapisserie flamande de haute lice, qui occupait tout un pan de mur et qu’il ne connaissait pas. Le sujet en était singulier : cela représentait l’entrée d’un temple ; au haut d’un immense escalier, une sorte de personnage, pontife ou justicier, revêtu d’une robe rouge parée, tenait d’une main une poignée de verges et de l’autre les tables de la loi et une grande clef… La figure du personnage avait une expression terrible et ressortait en traits énergiques sur le fond fané et déteint de la tapisserie.

Soudain, l’officier se frotta les yeux, croyant que sa vue le décevait ; mais il regarda encore et la stupéfaction le laissa sans mouvement… Le personnage en haute lice remuait et, lentement, avec une solennité lugubre, descendait les degrés de l’escalier !…

Il s’avança ainsi hors du cadre de la tapisserie et marcha dans la chambre qu’il traversa, puis il vint se placer au pied du grand lit à colonnes.

Certes, notre jeune homme n’avait plus à donner cent preuves d’une bravoure qui allait, trop souvent, jusqu’à la témérité ; mais il n’avait jamais eu à combattre des spectres et il sentait un vague sentiment de terreur lui monter du cœur aux lèvres. Il voulut faire un mouvement pour chasser la vision, quand le personnage ouvrit la bouche et une voix sourde, lointaine, fit entendre distinctement ces paroles :

« Ces verges que je tiens flagelleront bientôt ; quand tu les verras s’élever dans les airs, enlevées par le souffle du peuple déchaîné, fuis !… fuis, ne t’arrête pas… Prends cette clef, image des champs ouverts et ne tourne pas la tête !… Adieu ; rappelle-toi ! »

Ayant fini de prononcer ces mots, la figure se retira à reculons, gravit de même l’escalier et reprit sa position dans les parties élevées de la tapisserie, diminuant en grandeur, selon toutes les lois de la perspective, et ajoutant ainsi à l’effroyable illusion.

L’officier se sentait couvert d’une sueur froide… Il crut avoir un soudain et pénible cauchemar et sonna violemment.

Quelques instants après, une bonne frappait à sa porte.

« Qu’y a-t-il, monsieur Frédéric ?

– Rien… de grave. Entrez… je ne me sens pas bien. Allumez-moi toutes les lampes… »

Ce qui fut fait.

« Maintenant, retournez-vous coucher, mon enfant !… »

Et la servante, fort surprise, se retira.

Le lendemain matin, notre officier raconta cette aventure à son père… mais au lieu de voir celui-ci rire, comme il croyait que la chose le méritait bien, il l’aperçut pâlir.

« Mon fils, fit le vieillard, semblable chose m’est advenue en décembre 1847 ; à ton grand-père en 1829 et à notre aïeul en 89. Cette tapisserie a un rôle remarquable dans la famille… Je ne t’en ai jamais parlé, pas plus que mon père n’y avait fait allusion avant 1847… Décidément, cette prophétesse de malheur doit disparaître !… »

La tapisserie flamande de haute lice flamba bientôt dans le foyer de la salle à manger.
 

*

 

Blessé très grièvement à la bataille de Buzenval, le jeune officier n’assista pas, quelques mois après, au second siège de Paris. Il avait dû prendre la clef des champs ouverts et était dans le Midi, en congé de convalescence.

Ainsi s’était accomplie la troisième prédiction du spectre de la tapisserie.

Il est à supposer que c’est la dernière, puisque le prophète a été brûlé.
 
 

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(Alfred de Sauvenière, in Le Mot d’ordre, journal quotidien du matin, onzième année, n° 35, jeudi 4 février 1886 ; « Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? » frontispice du tome III de l’Italien, ou le confessionnal des pénitents noirs d’Ann Radcliffe, Paris : Maradan, An VI/1798)