Quand, étendu sur un fauteuil réel, tout en fumant un cigare véritable, il m’arrive d’évoquer cette fantastique histoire, elle m’apparaît comme un rêve. Pourtant, elle fut. Et je m’y trouvai mêlé, dans un moment critique de ma vie. Et c’est moi-même qui mis un terme à ses péripéties, par une étourderie terrible dont je sens encore parfois le remords. Je compte toutefois sur l’aveu final que comportera mon récit pour libérer complètement ma conscience. Peut-être même certains beaux traits à mon actif me feront-ils plus qu’absoudre : apprécier par mon juge souverain, le lecteur.
 
 

I

 

DEUX PHÉNOMÈNES DÉCONCERTANTS

 
 

Je m’appelle Mesmin Cabri. J’ai vingt-six ans. Mes parents, notables négociants, qui habitent une ville de province, m’envoyèrent, en 1910, travailler le droit à Paris. Mon esprit possède, en effet, des capacités juridiques et je caresse l’espoir de succéder en sa charge à Me X…, avoué, mon patron. Entré dans son étude, en qualité de clerc, dès 1911, je me fis rapidement remarquer de lui, de sorte qu’en juillet 1913, époque où je passai ma licence, il augmenta de trois francs cinquante mes appointements mensuels. Mon physique est agréable ; j’ai les cheveux châtain-clair, bien fournis, le teint rose, la moustache blonde, les dents égales et blanches, les yeux verts, bien fendus ; harmonieusement pris en ma taille moyenne, je sais porter la toilette et soutenir une conversation. Mes défauts – car je suis franc – : un soupçon de gourmandise et les pieds peut-être un peu grands ; mes qualités : intelligence, bonté, mémoire et modestie. Ceci dit pour me présenter, puisqu’aussi bien mon rôle en cette histoire ne sera rien moins qu’effacé.

Nanti, somme toute, d’un clerc qui lui faisait honneur, mon patron ne manquait pas de m’inviter à ses réceptions que fréquentait le monde du Palais et de la Finance. Il me pria même, certain soir, à un dîner presque intime, puisque je ne comptai, à part moi, que douze convives qui me firent fête quand j’arrivai. Or, au cours d’une soirée, je remarquai, chez lui, une adorable créature, Suzanne Bic, la fille de Me Bic, huissier. Nous causâmes, nous dansâmes, l’un par l’autre charmés. Pourtant, des rivaux se dressaient : qui ne se fût, en effet, follement épris, d’abord, de cette rousse exquise, bien en chair, au teint abricoté, aux yeux gris-souris, aux dents pareilles, entre les lèvres, à des amandes fraîches dans une fraise entrouverte ? Mais je la séduisis d’emblée : c’est un fait. Nous nous découvrîmes les mêmes goûts ; en littérature : le drame héroïque ; en musique : l’opéra italien ; en gâteaux : le baba au rhum ; en architecture : le style Louis XV. Bref, au comble de l’extase, nous nous promîmes l’un à l’autre. Je sus me faire valoir auprès de M. Bic, un rougeaud ventru mais digne, à cheveux ras et à pince-nez d’or, en lui parlant protêts et ventes, et auprès de Mme Bic, noire et grande, en la conduisant sept fois au buffet. Recommandé à eux par mon patron comme un jeune homme plein d’espérances, ils m’autorisèrent à leur faire visite, dans leur cinquième de la rue Dante, permission dont j’usai dès le dimanche suivant. Insisterai-je ? M. Bic se renseigna, vit mes parents, revint satisfait. Un mois plus tard, nous échangions, frissonnants, Suzanne et moi, le chaste anneau des fiancés.

Avenir d’azur ! J’éblouissais ma future famille par mon savoir, mes manières, mon esprit. J’aimais soutenir, non sans brio, des opinions originales qui effaraient les époux Bic, surtout Madame, crédule et bornée ; j’éprouvais le plaisir délicat d’amuser et de troubler à la fois ma tendre Suzanne, ange émotif s’il en fût. Elle me disait, rougissante, à l’énoncé d’un paradoxe :

« Mesmin, vous me faites peur ! »

Son sein palpitait, elle soufflait légèrement, et je cueillais le baiser suspendu à ses lèvres. Tout me souriait donc, jusqu’au chien du logis, un petit fox nommé Fredaine, que Suzanne adorait et que je bourrais de sucre candi… J’étais bien loin de soupçonner les traverses qui guettaient nos riants projets.

Un soir, Bic me dit :

« Mesmin, un dessein que ma femme et moi caressions va se réaliser. Nous commençons à prendre de l’âge et à monter difficilement les escaliers. Or, j’ai pu louer à Auteuil un petit hôtel, de prix très abordable, où nous allons emménager tout de suite. J’y perds un terme, mais je veux profiter de l’occasion. »

Bien que la nouvelle m’importât peu, je félicitai Bic chaleureusement. Ma tendre Suzanne reprit :

« Puisque vous allez passer trois semaines chez vos parents, vous nous trouverez installés au retour.

– Et vous nous guiderez dans le choix des tentures, vous qui êtes un homme de goût, » ajouta sa mère.

Je répondis spirituellement, et comme je quittais Paris le soir même, j’obtins la licence officielle d’embrasser ma fiancée, opération – il va sans dire – réalisée maintes fois officieusement. Je serrai la main de Bic, baisai celle de madame, caressai Fredaine et sortis.

… Comme il battait, mon cœur, trois semaines après, au sortir du métro qui m’avait amené de l’Avenue des Ternes, où j’habitais, jusqu’à la station d’Auteuil ! J’avais, en descendant du train, dîné d’un morceau sur le pouce, fait un bout de toilette, acheté un bouquet de roses blanches, et je me hâtais, à présent, vers le nouveau domicile de Suzanne et de ses parents. Huit heures sonnaient. La nuit, déjà presque close, atténuait pourtant à peine la chaleur d’une journée d’août. Cette rue La Fontaine était longue. J’approchai enfin de mon paradis et le reconnus, même, à quelque distance, par le souvenir du tracé qu’une lettre de ma Suzanne m’avait donné de sa silhouette. Enfin, m’y voici ! La porte d’entrée est ouverte. Je pénètre, surpris de ne rencontrer personne, dans un couloir obscur et sinueux. Soudain, de l’extrémité du couloir une voix s’élève, aigre, effrayée, voix d’homme ou de femme, je ne sais :

« Qui est là ? Qui est là ? Eusèbe, fermez la porte ! »

Je comprends que je me suis trompé de maison ; je fais demi-tour en vitesse, sans répondre, et, une fois dehors, je regarde le numéro, au clair de la lune levée : soixante-huit au lieu de quatre-vingt-dix-huit ! Le diable soit de ces petits hôtels, qui se ressemblent tous ! Dans la rue, je me hâte vers le but véritable. Mais, tout en marchant, j’éprouve une sensation visuelle bizarre : il me semble voir voler dans la nuit claire de grandes formes brumeuses d’oiseaux, et bondir à travers la rue les apparences géantes et vaporeuses des plus divers animaux ! J’attribuai cette sorte d’hallucination à l’hyperesthésie de mon système nerveux tendu vers ma fiancée, sonnai enfin au quatre-vingt-dix-huit, où le rond visage de la femme de chambre Sophie, qui vint m’ouvrir la porte, me fit pousser un petit cri de satisfaction soulagée.

« Cette fois, m’y voici bien ! m’exclamai-je gaiement. Monsieur, Madame, Mademoiselle Bic sont chez eux, j’espère ?

– Oui, monsieur Cabri, » répondit Sophie, en m’introduisant dans le salon.

Ma Suzanne et ses parents me firent un accueil aimable, mais comme gêné par un souci. Tout au bonheur de la revoir, je n’y pris d’abord pas garde et m’extasiai poliment sur la beauté du petit hôtel et sur le charme du salon dont la baie grande ouverte conduisait par quelques marches en un jardin. La nuit chaude était parfumée ; Suzanne me semblait plus délicieuse que jamais. Mais assis près d’elle, sous la lampe, je vis que ses beaux yeux avaient pleuré.

« Quel chagrin voile votre regard ? » demandai-je.

Elle soupira. Mme Bic répondit pour elle :

« Vous savez, Fredaine, notre joli petit fox ?

– Eh bien ? »

Suzanne poursuivit, en larmes :

« Perdu ! Perdu depuis hier ! Moi qui l’aimais tant ! Pauvre petit chéri ! »

Et elle éclata en sanglots. Je la consolai de mon mieux, assez vexé toutefois de constater que ma présence ne rachetait pas l’absence d’une bête.

Mais M. Bic déclara :

« Il est bien temps de pleurnicher. Tu es punie de ta négligence.

– Négligence ! Oh ! papa ! protesta ma Suzanne. Il a dû sortir et se perdre dans ce pays nouveau pour lui.

– Se perdre ! Et son flair ? On l’a volé ! » opina Mme Bic.

La discussion reprit avec vigueur, avec aigreur même, et comme Fredaine continuait de tenir le principal rôle, tandis que mon bouquet de roses et moi nous demeurions confinés aux emplois subalternes, je pris un air de dignité froissée qui ne sembla pas du goût de Suzanne, car elle m’apostropha ainsi :

« Oh ! je sais bien ! Vous le détestiez !

– Moi, Suzanne ?

– Oui, vous. Vous lui faisiez des farces, vous lui pinciez la queue, et vous lui tapiez la truffe pour le tuer !

– Oh ! »

Elle s’en fut, vers un divan, me bouder dans la pénombre, près de la baie ouverte. Ses parents entamèrent un piquet, sous la lampe. Naturellement, je rejoignis Suzanne et m’agenouillai à ses pieds. Qu’elle était divine, en ce clair obscur ! Je lui murmurai, d’une voix chaude et basse, des protestations passionnées. Elle détournait encore la tête vers le mur ; déjà, sa main se liait à la mienne. Fatigué de l’agenouillement, je me levai peu à peu, afin de m’asseoir sur un petit tabouret situé près du divan. Je m’assis donc et c’est à ce moment que se produisit, sous mon séant, un déconcertant phénomène ; au lieu de sentir, au contact, la dure et lisse surface du bois, il me sembla pénétrer dans une masse gélatineuse. En même temps, une sorte de gémissement brouillé s’exhalait de mon postère, une sourde plainte comme hululée par une petite chouette lointaine. Je me levai d’un bond, et je vis !… je vis le chien Fredaine en personne, mais sous un aspect tel que j’en perdis le parler, et que Suzanne en demeura la bouche grande ouverte, dans une posture de pétrification : son fox était étendu sur le ventre, le long du tabouret où je venais de m’asseoir, et, tout en conservant sa couleur et son poil, semblait n’avoir plus qu’une consistance pâteuse : ses pattes, vraies pattes de guimauve, si j’ose dire, s’effilaient du tabouret sur le tapis ; sa tête, qu’il n’avait pas la force de soutenir, s’étirait lamentablement ; jusqu’à son bout de queue coupée qui pendait comme une grosse nouille.

Bref, un chien absolument mou, de l’effet le plus désastreux, comme le plus inattendu. Avec cela, il émettait cette sorte de hululement plaintif que j’avais cru, un instant, issu de moi-même. Car ce chien, quasi informe, était vivant, inexplicablement vivant !

Soudain, l’air fut troué de cris perçants : Suzanne, en proie, ou peu s’en faut, à une crise de nerfs, se débattait entre mes bras, en m’accusant :

« Mon Fredaine chéri ! Vous l’avez écrasé ! Vous vous êtes assis dessus, méchant homme !

– Moi, ma Suzanne ! »

Les époux Bic, accourus, dardaient sur le fox anormal un morne regard ahuri. Je protestai qu’à l’évidence je m’étais assis sur le chien, mais qu’enfin je n’étais pas d’un poids à le changer, de ce fait, en mollusque ; que si je l’avais écrasé, ce chien, il aurait d’abord aboyé en me sentant peser sur lui ; qu’enfin, j’avais eu l’impression de comprimer un corps mou, et non un corps solide. Ces explications péremptoires demeurèrent toutefois sans succès : la famille Bic, figée de stupéfaction, regardait l’animal descendre, avec effort, du tabouret ; à présent, il rampait sur le tapis, sorte de méduse cynocéphale poilue à pattes de poulpe. La sale bête ! Et si ridicule, en même temps, avec sa gueule ballottante, qu’en dépit du mystère planant, je ne pus m’empêcher de sourire. Mal m’en prit.

« Le voilà qui rit, à présent, qui se moque du mal qu’il a fait ! s’écria Suzanne indignée.

– Jeune homme, vous abusez ! me fit sèchement M. Bic.

– Mais, monsieur ! repris-je impatienté, vous démontrerai-je une fois de plus l’innocence de mon séant ? Un chien écrasé, tonnerre ! n’a jamais eu l’idée de vivre à l’état de chien mou !

– Vous avez raison, fit Bic. Il y a là un surprenant phénomène…

– Surnaturel ! murmura madame.

– À moins, reprit son mari, en m’observant sévèrement, qu’il ne s’agisse d’une de ces mystifications dont les jeunes clercs sont coutumiers. On sait que la basoche…

– Mais, bonté divine !… » m’écriai-je, en colère.

Je ne m’écriai pas plus avant : un deuxième phénomène venait de se produire, plus déconcertant encore : sur la table de jeu des Bic, crûment éclairée par la lampe, venait d’apparaître, – par quelle magie ? – tout blanc, dressant les oreilles, assis sur son derrière, un beau lapin vivant !

« Un lapin ! »

Le même cri – imposé par l’évidence du fait – jaillit de nos lèvres ; mais nos yeux, cette fois, ne projetaient plus le même regard. Si le mien manifestait uniquement la surprise, celui des époux Bic alliait à l’étonnement un fort soupçon à mon endroit : voilà qu’en moins de dix minutes, par la vertu de mon arrivée, le chien familial se trouvait transformé en une sorte de pâte vivante, et qu’un lapin, ignoré jusqu’ici, s’érigeait sur une table, surgi du néant !

Monsieur Bic toussa, prit un temps, et prononça, avec solennité :

« Cette apparition nouvelle a corroboré mes soupçons. M. Mesmin Cabri, vous voudrez bien admettre que nous vous considérions comme une façon d’escamoteur, une manière de plaisantin, sans égards pour la jeune fille qu’il dit aimer, sans respect pour les parents d’icelle. J’ai, en conséquence, l’honneur de vous prier de bien vouloir prendre la porte.

– Mais, monsieur Bic !…

– Prendre la porte, répéta-t-il, inflexible, l’index tendu vers le seuil.

– Suzanne !… »

Cette supplication resta sans écho. Ma fiancée, très effrayée, se tenait blottie contre sa mère, qui l’entourait de ses bras protecteurs.

« Oh ! L’horreur qui crotte sur ma table à jeu ! »

Aux cris de sa femme, Bic saisit le lapin par les oreilles.

« Et emportez votre rongeur ! » proféra-t-il en me le jetant à la tête.

J’attrapai à la volée cet animal symbolique, et sortis en me jurant de tout mettre en œuvre pour ramener à moi des parents courroucés et une fiancée éperdue.
 

(À suivre)

 
 

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(Henri Falk, in Mercure de France, vingt-huitième année, n° 460, 16 aout 1917 ; repris en volume sous la signature de Paul Plançon et Henri Falk, et sous le titre : La Fantastique Invention de César Pitoulet, roman extraordinaire, Lyon-Brotteaux : Edition Filmagazine, 1939. Illustration extraite de Jugend, 1917)