Or, comme venait le mois de juillet 1881, un bruit étrange circula dans le Royaume-Uni d’un événement énorme qui devait arriver le premier jour de septembre, et personne ne savait lequel.
Des signes étranges apparurent dans le ciel et sur la terre. Le petit pain à cacheter blanc, qui sert de soleil à la ville de Londres, s’enfla si démesurément qu’on redouta de le voir éclater comme une grenouille et qu’il devint presque aussi gros que la lune des pays continentaux. La lune grossissait en proportion et tous se demandaient : « Qu’est-ce que cela veut dire ? »
Alors, chacun donnait son explication selon ses intérêts et son caractère, et les uns étaient gais et les autres étaient tristes.
Ceux qui étaient tristes erraient lugubrement dans le Strand et ceux qui étaient gais riaient dans les rues en dépit du flegme national, et on les voyait danser avec furie ce cancan dont John Bull attribue la spécialité à Jacques Bonhomme qui a bon dos. Les dames qui croyaient à de mauvais présages gémissaient en voyant ces horreurs dignes d’annoncer la fin monde, et les ladies, qui croyaient à de bonnes nouvelles, souriaient avec une indulgence inouïe en Angleterre et ne disaient pas shocking.
Cependant, nul ne savait quel était l’événement qui allait venir, et beaucoup faisaient, pour le découvrir, des études profondes.
Des signes plus nets apparurent, et mirent les chercheurs sur la bonne piste.
L’armée anglaise fut prise d’une maladie curieuse, et les artilleurs, cavaliers, fantassins, ressemblèrent plusieurs jours de suite à des hommes qui auraient trop bu ; mais seulement un peu trop. Les immenses horse-guards, avec leurs costumes superbes, se tordaient de rire à l’exercice sur leurs chevaux, ce qui était une tenue scandaleuse, et ils s’en donnaient tout à leur aise ; car les officiers et les sous-officiers ne leur disaient rien, tant ils avaient envie de rire aussi, sans savoir pourquoi.
Les hommes isolés, qui allaient dans la ville avec leurs immenses jambes en échalas, leur petite veste rouge, leur badine à la main, leur pointe de calotte penchée sur l’oreille droite par-dessus leur chevelure bien pommadée, avec la jugulaire passée en travers du menton, un peu au-dessous de la lèvre inférieure, se prenaient par le bras quand ils se rencontraient et se mettaient à valser comme des Allemands, et ceux qui ne rencontraient personne faisaient des Cavalier seul.
Les sombres Highlanders eux-même perdaient leur sang-froid, et aux grandes revues, ils s’amusaient à claquer l’un contre l’autre les genoux nus, ou bien ils dodelinaient de la tête, et l’on voyait les immenses bonnets à poil s’y balancer de droite à gauche, de gauche à droite, comme des blés agités par le vent.
Ceux qui recherchaient l’événement qui allaient venir, pensèrent alors qu’il concernait l’armée anglaise, et ils virent juste ; mais ce n’était pas suffisant.
Or, de vieilles femmes, qui rentraient chez elles, racontèrent que, le soir, elles avaient vu des phénomènes en passant le long des cimetières :
Ce n’étaient pas des feux follets ni des corps qui sortaient des tombes où dormaient les anciens soldats. C’étaient leur esprit impalpable, mais avec leur ancien visage, leur ancien uniforme. Il y en avait des masses dont les uns étaient vêtus comme du temps du Prince Noir, et dont les autres vivaient encore quelques semaines auparavant. Tous, vétérans de Malplaquet, ou de Crécy, ou de Balaclava, ou d’Ulundi, ils se prenaient par la main et commençaient joyeusement une ronde macabre, à faire honte aux danseurs de la cathédrale de Bâle. Puis, tout d’un coup, ils s’arrêtaient, se frottaient avec les mains les cuisses et le bas du dos, comme s’ils souffraient. Alors, on voyait passer un animal inconnu, pourvu d’un nombre de queues incalculable, qui s’enfuyait. Les soldats se mettaient à sa poursuite, l’atteignaient, le perçaient de leur épée, recommençaient leur sarabande en faisant voir par leurs gestes qu’ils ne souffraient plus des cuisses ni du bas du dos.
On se moqua des premières vieilles qui contèrent ce récit ; on les traita de folles et d’hallucinées ; avec le double entêtement de leur âge et de leur sexe, elles n’en voulurent pas démordre d’un iota de ce qu’elles avaient dit.
Il fut d’ailleurs prouvé qu’elles disaient la vérité, puisqu’à des centaines de lieues de distance, les mêmes visions se produisaient dans la même nuit et qu’on les publiait dans les journaux du lendemain, qui n’avaient évidemment pu s’entendre au préalable.
Alors, les chercheurs se dirent :
« Évidemment, nous n’avions pas fait fausse route. Le grand événement qui s’approche concerne l’armée anglaise. Mais quel peut-il être ? Les livres anciens n’en parlent pas et cet étrange animal nous déroute. »
À la même époque, des gens qui se promenaient vers neuf heures du soir aperçurent une comète, que les savants des Observatoires européens distinguèrent à leur tour trois jours après, à l’aide d’instruments spéciaux. Elle avait une queue, qu’on disait être de plusieurs millions de lieues, mais qu’à l’œil nu, on pouvait évaluer environ à neuf fois la longueur de celle d’un animal bien doué.
Voilà que des soldats qui se trouvaient sur les places, quand on leur montra la comète, furent pris d’une rage soudaine. Ils grincèrent des dents et lui montrèrent les poings. Et cela se renouvela chaque soir quand elle leur apparaissait.
Enfin, la comète disparut et les soldats anglais, quand ils ne virent plus sa queue longue neuf fois comme celle d’un animal, redevinrent gais et joyeux.
Quelque temps après, il fut décidé que le supplice du martinet, rétabli depuis deux ou trois ans dans l’armée anglaise, en serait définitivement éliminé à dater du 1er septembre 1881.
Tous comprirent alors les danses des soldats vivants, la réapparition des morts qui se frottaient les cuisses, leur colère contre l’animal à neuf queues qui s’enfuyait, la fureur dirigée contre la trois fois triple queue de la comète.
Ce qu’annonçaient tous ces présages, c’était la mort du chat à neuf queues.
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(Léon Barat, in Le Courrier du soir, quatrième année, n° 1217, vendredi 22 juillet 1881. L’article porte sur l’abolition de l’usage du « chat à neuf queues » dans les châtiments corporels au sein de l’armée britannique. « Orestes Pursued by the Furies, » caricature extraite de Punch, or the London Charivari, 19 juin 1858)