Il s’appelait Moutou-Apou-Kioui-No, c’est-à-dire « Celui-qui-sait-où-sont-les-phoques. » Il faut prononcer « Kioui » comme s’il y avait la moitié d’un s qui serait aussi un t entre le premier i et le ou ; mais n’essayez pas, c’est très difficile. Dans le courant de ce récit, nous dirons Moutou-Apou, « Celui-qui-sait, » tout bonnement, pour abréger, et aussi parce que c’est comme ça que le nommait à l’ordinaire le métis qui, au jour à jamais mémorable que M. Nathaniel Billington fit sa connaissance, servit d’interprète entre lui et ce membre infortuné de la Société royale de géographie de Londres.

Moutou-Apou était un Inuit. Nous autres, nous dirions un Esquimau, mais nous avons tort. Ce sont les Indiens de l’Amérique du Nord qui infligèrent à sa race, il y a bien des années, ce sobriquet, injurieux car il signifie : « mangeur de poisson cru. » Moutou-Apou, ignorant le langage de ces chasseurs rouges, ne comprendrait pas. « Inuit » veut dire simplement « les Hommes, » parce que les Esquimaux se sont crus bien longtemps les seuls hommes qu’il y eût sur la Terre – les hommes par opposition aux phoques, aux baleines, aux ours, aux bœufs musqués, aux morues, à tout le reste de ce qui vit et respire sous le ciel ou au sein des eaux amères. Et pourtant, ils n’ont peut-être pas toujours habité ces régions effrayantes, où durant six mois règne une obscurité presque perpétuelle, le soleil n’apparaissant à l’horizon que pour redescendre au même instant derrière la Terre ; où la courte durée de l’été, l’extraordinaire intensité du froid en hiver, qui couvre le sol d’une épaisse couche de glace et de neige, ne permettent qu’à quelques plantes chétives, des bouleaux nains, une herbe misérable, de croître sur ces étendues isolées. Selon l’hypothèse de quelques distingués préhistoriens, il y a vingt mille ans, ces mêmes Inuits vivaient sur le sol de la France, alors envahie presque à moitié par les neiges et les glaciers, et dans la chaude saison transformée en grands steppes herbeux où paissaient les rennes et les mammouths. Quand le climat s’attiédit, les Inuits suivirent leur gibier, qui remontait vers le Nord. Ils ne savaient pas qu’en restant où ils étaient, ils jouiraient d’une température plus douce, d’une existence dont la facilité leur eût semblé un don de Manéto, le seul génie indulgent aux hommes que connaissent leurs sorciers, encore aujourd’hui…

C’étaient des conservateurs, ces Indiens ; ils ne pouvaient concevoir la vie autrement qu’ils l’avaient toujours vécue, les conditions de la vie autrement qu’ils les avaient toujours connues. Ils mirent une énergie farouche et dérisoire à fuir le bonheur qui s’offrait, et qu’ils méprisèrent, mais aussi une sorte d’héroïque et triste ascétisme ; car il y a de l’héroïsme et de l’ascétisme à ne point vouloir ni savoir s’adapter…
 
 

 

Moutou-Apou était né tout en haut de la rivière Mackenzie, à l’extrémité la plus septentrionale de l’Amérique, une des régions les plus glacées, les plus sinistres du globe, et où les Blancs plus tard accoururent pourtant, sur le bruit qu’on y trouvait de l’or.

Il était petit, trapu, avec des membres gros et courts, et un beau ventre bien arrondi, malgré sa jeunesse, à cause qu’il buvait beaucoup d’huile de poisson. Ses cheveux noirs fort abondants, gras et rudes, lui couvraient les oreilles. Il avait le visage rond, aplati vers le front, des yeux petits et noirs enfoncés dans l’orbite et remontant du nez vers le haut des tempes, un nez écrasé, de grosses lèvres, une grande bouche aux dents blanches assez régulières, les pommettes élevées et le teint couleur d’un chaudron de cuivre mal récuré. Enfin, c’était un véritable Inuit, nullement mélangé de sang indien ; les femmes de sa tribu le trouvaient agréable à voir. Aussi fut-il, dès son adolescence, distingué par l’une d’elles qui le prit pour deuxième époux, car les Inuits ont au sujet du mariage des idées fort larges. Les hommes qui sont riches, c’est-à-dire disposant de plusieurs canots de pêche et de nombreux harpons, ont plusieurs femmes ; les femmes riches, c’est-à-dire qui possèdent une grande provision d’huile de phoque, ne se contentent pas d’un mari. Les Inuits trouvent que les choses sont fort bien arrangées ainsi ; c’est ce que Moutou-Apou expliqua fort innocemment à M. Eriksen, le pasteur norvégien qui tenta de convertir sa tribu, mais n’y parvint point parce que le sorcier vendait des charmes pour faire prendre beaucoup de poisson, tandis que lui, cet Européen qui se moquait du monde, prétendait qu’il fallait là-dessus se borner à invoquer le Seigneur.

Comme tous les siens, Moutou-Apou avait deux morales : une morale d’été et une morale d’hiver. En hiver, il convient de vivre tout nu, au fond de larges caves creusées dans la neige, où les grosses lampes à huile, taillées dans la pierre de savon, entretiennent une chaleur presque excessive qui rend insupportable le poids des vêtements de fourrure. Les deux sexes, dans ces caves, vivent mêlés, mais honnêtement, en frères et sœurs. Il est recommandable de se remuer le moins possible, de manger le moins possible et de dormir autant qu’il se peut, afin d’épargner les provisions. En été, au contraire, la coutume veut qu’on reste au grand air, ou bien dans des huttes faites d’ossements de baleines, recouvertes de peau, et vêtu, car les nuits sont fraîches. Mais, le poisson et le gibier étant abondants, il est licite et même obligatoire de manger beaucoup – chaque jour quatre ou cinq livres de viande à chaque repas.

Toutefois, au cours de la saison d’hiver, Moutou-Apou, sans doute à cause de sa jeunesse, avait peine à dormir autant que l’exigeait l’usage. Alors, sur des os de cétacé ou bien l’ivoire des défenses de morse, à l’aide d’un fin burin de silex, il gravait de nombreuses images. C’était l’histoire de ses chasses et de ses pêches, des espèces d’idéogrammes où on le voyait portant sur son dos le kayak de cuir qu’il dirigeait sur les eaux du Mackenzie ou même de l’océan Arctique, – car la tribu allait parfois jusque-là dans ses migrations, – capturant des phoques, tuant un ours. Ou bien c’étaient les portraits, fort ressemblants, tracés avec un art ingénu, de ces animaux ; ce qui paraît bien prouver qu’en effet il gardait dans les veines le sang des vieux chasseurs de l’époque de la Madeleine, qui nous ont laissé en France, dans les grottes où ils célébraient des rites mystérieux, des preuves si émouvantes de leur talent de peintres et de sculpteurs. Comme eux, Moutou-Apou n’aimait guère figurer que des choses qui ont vie et qu’on peut tuer pour se nourrir. Voilà pourquoi certains des livres du pasteur norvégien, l’évangélique et mal récompensé pasteur Eriksen, l’intéressèrent. Quelques-uns étaient illustrés, les uns représentant des hommes et des femmes en costumes bizarres, ou presque nus, – à l’époque de la morale d’hiver, croyait-il, mais en réalité c’étaient les personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament, – les autres habillés comme monsieur le pasteur, et portant le même magnifique chapeau de haute forme dont, même aux environs du pôle, celui-ci se coiffait, les jours de cérémonie.
 
 

 

C’étaient là des hommes et des femmes en vie, mais on ne les pouvait tuer pour se nourrir, et par conséquent moins attrayants, aux yeux de Moutou-Apou, que les bêtes dont les effigies peuplaient un autre des ouvrages de la bibliothèque de M. Eriksen. Plusieurs semblaient d’une taille monstrueuse, d’autres affectaient des formes bien étranges. Il ne faut pas s’en étonner : c’étaient les reconstitutions de la faune antédiluvienne, telles qu’on les pouvait voir dans cette traduction anglaise de la Terre avant le Déluge, de M. Louis Figuier, vulgarisateur scientifique un peu oublié de nos jours, mais dont les honnêtes travaux ne sont pas sans valeur. Dans l’esprit de Moutou-Apou, ces animaux devaient être sûrement ceux qui se rencontraient dans le pays du missionnaire, aussi communément que les ours blancs et les morses dans la patrie des Inuits ; et cela lui fit une grande impression.

Quel paradis que celui où l’on pouvait chasser ces montagnes de chair, ces êtres singuliers et gigantesques ! Il en rêvait dans la grande cave aux parois de neige, il en gardait la figure dans sa mémoire.
 

*

 

Juste comme le printemps polaire commençait, le pauvre M. Eriksen mourut : il n’avait pu résister aux rigueurs de ce climat épouvantable. Moutou-Apou le regretta sincèrement ; il avait nourri l’espoir de l’accompagner lors de son retour dans ces régions du Sud, afin de contempler et de tuer, si possible, ces proies si avantageuses. Du moins, il aurait bien voulu garder le livre où il s’en repaissait par l’imagination ; mais le sorcier des Inuits, considérant que le pasteur était un autre sorcier, et son concurrent, exigea que sa bibliothèque fût enterrée avec lui. Il fit donc entasser les livres autour de son cadavre, sous de lourdes pierres qui formaient une sorte de grossière pyramide, ou plutôt un tumulus. Seuls, ses vêtements et sa batterie de cuisine furent partagés entre les principaux de la tribu, et Moutou-Apou n’eut rien parce qu’il n’était que le second mari de sa femme.

Cependant, l’image des chasses profitables qu’on devait faire dans ces régions du Sud continuaient de hanter sa cervelle. Quand le printemps fut plus avancé, que le soleil se maintint quelques heures au-dessus de l’horizon, que même, chose presque incroyable, les petites sauges qui étaient restées vivantes sous la neige montrèrent des fleurs, Moutou-Apou fit, en grand secret, ses préparatifs de départ. C’est-à-dire qu’il mit en état les quelques harpons qu’il possédait en propre, et vola à sa femme une assez belle provision de chair de phoque séchée, d’huile de poisson, et un kayak. Puis il s’enfuit, un soir de lune.

Moutou-Apou mit plusieurs mois à descendre la rivière Mackenzie. Tout d’abord, il fut obligé d’attendre l’émiettement des grands barrages de glace que le soleil n’avait pas encore fondus, et la débâcle. Puis il eut à porter son kayak sur ses épaules, afin d’éviter de redoutables rapides où il se fût sûrement noyé, bien qu’il nageât comme une morue. Lorsqu’il était ainsi forcé de s’arrêter, il pêchait, chassait, augmentait la quantité de ses provisions de route. C’est de la sorte qu’il tua des rennes et des élans. Il ne connaissait encore ces animaux que par les images qu’il en avait vues dans le livre du pasteur Eriksen. Cela ne manqua point de l’affermir dans la croyance que, plus loin, il trouverait certainement les autres. Il en éprouva une grande joie dans son cœur, ou, comme il disait en son langage inuit, son ventre.

Le jour, la nuit, dormant, éveillé, il pensait les apercevoir ; il imaginait comment il les pourrait mettre à mort, par sa ruse et par sa force ; et sur des os de renne, surtout celui des omoplates, ou bien l’ivoire des défenses de morse, comme pour se débarrasser de cette hallucination en la fixant, tirant son burin de silex d’un petit sac en peau de renard tannée à la cendre et graissée, où il mettait les choses les plus précieuses qu’il possédât, il retraçait adroitement ces formes démesurées et désirables, telles que les avait fidèlement gardées son souvenir.

Enfin, plusieurs mois plus tard, il arriva sur les bords de l’océan Arctique. Les anciens de sa tribu étaient parfois allés jusque-là ; mais Moutou-Apou y trouva un spectacle qu’ils n’avaient point contemplé : les Blancs étaient venus.

Dans ces solitudes affreuses, une grande ville était née ; vingt mille Européens s’y pressaient, avant de partir pour les régions désertes et fabuleuses où l’or, à ce qu’on disait, se cachait sous la neige et la boue glacées. II y avait des bars innombrables, où l’on vendait, au poids de cet or, des breuvages violents et qui échauffaient le sang bien plus encore que l’huile de poisson ; il y avait des chapelles aux murailles de bois, aux toits en tôle ondulée, au sommet de quoi de curieux instruments, des sortes de chaudrons de cuivre renversés, animés par une espèce de mortier du même métal, faisaient entendre une musique inouïe, délicieuse. Il y avait des magasins où l’on trouvait des nourritures inconnues, savoureuses, et des objets étonnants d’où s’échappait une autre musique argentine lorsqu’on tournait une manivelle ou qu’on les caressait avec un outil brillant introduit dans leur intérieur ; Moutou-Apou ignorait les boîtes à musique et les réveille-matin. Ils lui parurent des miracles, des manifestations d’une sorcellerie toute-puissante ; il en eut peur et désir. Mais tout cela se payait avec de l’or, et il n’avait point d’or ; il n’avait même pas l’idée que ce métal pût servir de moyen d’échange. Il proposa d’abord, contre un de ces admirables réveille-matin, un de ses harpons, et ne fut accueilli que d’un refus dédaigneux. Il tira alors de son sac en peau de renard tout le reste de sa propriété, mettant de côté, comme n’ayant aucune valeur, sauf pour lui, ces omoplates de renne, ces ivoires qu’il avait patiemment gravés…

Ce fut à cet instant, cet instant d’entre des instants, qu’il fut aperçu de M. Billington.
 

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M. Billington n’est pas seulement un très distingué géographe ; il s’est consacré, depuis deux ou trois lustres déjà, à la solution des vastes problèmes qu’offre la préhistoire. Cette science est encore pour une bonne partie conjecturale ; elle a tout l’intérêt, tous les dangers aussi, du plus fabuleux des romans : les hypothèses y tiennent presque autant de place que les constatations définitivement acquises, indiscutables ; elle excite, elle enivre l’imagination. Or, M. Billington se trouvait justement dans le store où le pauvre Moutou-Apou venait d’entamer des négociations qui semblaient condamnées à demeurer infructueuses… Le savant britannique, jetant un regard sur les objets qu’il avait étalés vainement sur le comptoir, eut peine à réprimer un cri d’étonnement, de joie purement scientifique, de folle espérance d’une découverte qui pouvait à tout jamais illustrer son nom ! Que ce sauvage,– un Esquimau, à n’en pas douter, par son costume et tous ses caractères somatiques, – eût gravé ainsi, et avec un talent incontestable, des rennes, des élans en pleine course, il n’y avait pas lieu d’en être absolument surpris : ces mammifères qui, à l’époque de la pierre brute et des chasseurs de la Madeleine en particulier, parcouraient les plaines de la France, ont suivi le retrait des glaciers ; ils ont émigré vers le Septentrion, où ils existent encore. Les Esquimaux, les Indiens des terres arctiques les peuvent connaître, ils les chassent, ils les piègent. Mais ce gigantesque animal, représenté sur une omoplate de renne avec tant de réalisme et d’exactitude, cet énorme et placide pachyderme à la trompe qui se repliait en touchant le sol, à l’épaisse et rude fourrure, aux défenses formidables recourbées en lame de cimeterre : c’était un mammouth ; aucune hésitation, aucune discussion n’était possible, un mammouth ! Et l’on sait bien que les mammouths ont survécu jusqu’à la contemporaine époque géologique. Le cadavre de l’un d’eux n’apparut-il pas au jour, au début du XIXe siècle, sur les côtes de Sibérie, si bien conservé dans la glace d’une banquise échouée que les pêcheurs indigènes se purent nourrir de sa chair frigorifiée, et que l’on conserve, au musée de Saint-Pétersbourg, un fragment de sa peau ? Toutefois, ici, il y avait davantage, selon toute apparence : cet Esquimau avait vu un mammouth, un mammouth vivant, puisqu’il l’avait figuré, ressemblant et en acte, sur une plaque osseuse !
 

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M. Billington fut généreux. En échange de ce qu’on pourrait appeler l’album de ses gravures d’histoire naturelle, Moutou-Apou reçut de lui, avec le réveille-matin auquel il avait cru devoir modestement borner ses désirs, une boîte à musique, une véritable boîte à musique, qui jouait Plus près de toi, mon Dieu, et aussi Ô mon Fernand, tous les biens de la terre, ainsi que God save the King. De plus, M. Billington lui fit comprendre, par signes, qu’il l’attachait à sa personne avec promesse de lui donner à manger toute la journée : le savant géographe avait lu que la voracité des Esquimaux est sans bornes ; mais il était résolu à ne point épargner la dépense pour s’attacher le témoin d’une survivance zoologique destinée sans nul doute à faire époque dans l’histoire de la science.
 
 

 

Ce marché conclu, il entreprit de faire interroger Moutou-Apou. Cela ne fut point facile. On ne trouva dans toute la ville, comme interprète, qu’un métis d’Esquimau et de Peau-Rouge qui ne comprenait qu’à demi ou au tiers le langage des Inuits, n’étant lui-même, et encore par sa mère seulement, qu’un Petit-Esquimau, de ceux qui habitent le Labrador. Moutou-Apou mit cependant la meilleure volonté du monde dans ses explications : il était aussi désireux que M. Billington, – je pense l’avoir fait comprendre, – de voir un mammouth, et croyait que ce Blanc le lui ferait rencontrer. Et quand on lui demanda où il avait vu celui qu’il avait dessiné si exactement, il le dit sans aucun détour, mais l’interprète ignorant, ne saisissant que fort mal ses paroles, y entendit à peu près ceci : que Moutou-Apou avait vu ce mammouth dans le pays où il était né, et que c’était un sorcier extraordinaire qui le lui avait montré.

M. Billington s’empressa de consigner ce témoignage « oculaire » dans un rapport circonstancié qu’il expédia sur l’heure à Londres, où il fit grand bruit : tout paraissait prouver qu’il subsiste encore des mammouths, en tout cas un mammouth, dans une région hyperboréenne située dans les environs des sources de la rivière Mackenzie, et qu’un Esquimau connaissait. Des listes de souscription, pour organiser une mission scientifique ayant pour objet d’aller sur place étudier les mœurs de ce pachyderme, dont la race avait été jusque-là considérée comme éteinte, et le rapporter en Angleterre, mort ou vif, se couvrirent sur-le-champ de signatures. Le généreux lord Melville, grand chasseur et curieux des choses de la préhistoire, versa cinquante mille livres sterling, annonçant de plus qu’il prendrait part à l’expédition. Mais il y eut aussi, dons de petites gens, mineurs du Pays noir, potiers du Staffordshire, clerks et calicots des banques et des boutiques de Londres, des souscriptions d’un shilling et de six pence. Dans toute l’Angleterre, on ne parlait plus que du mammouth.

L’expédition, présidée par lord Melville, arriva au printemps suivant à Seattle, où les attendait M. Nathaniel Billington et Moutou-Apou devenu magnifiquement gras, ainsi que l’indispensable et insuffisant interprète, le métis du Labrador. La municipalité de Seattle et les mineurs qui se préparaient à partir pour les placers offrirent une grande fête à tous ces éminents représentants de la science anglaise. On y but beaucoup de champagne à vingt dollars la bouteille, et plus encore de whisky. Moutou-Apou se grisa superbement : il était entièrement convaincu désormais de la supériorité des breuvages du Sud sur l’huile de poisson. Par surcroît, il connaissait maintenant la manière de s’en procurer, ayant acquis un assez joli sac de poudre d’or à reproduire, sur tous les os de bœufs, de moutons, et même de lapins mis à sa disposition, l’intéressante silhouette du fameux mammouth, que les mineurs enthousiastes se disputaient.

La mission se mit en route. Le voyage fut long et pénible. L’infortuné lord Melville mourut du scorbut, victime de la science et de sa généreuse curiosité. Trois autres membres de l’expédition eurent le nez gelé. Mais M. Billington avançait toujours, insensible aux frimas, soutenu, comme intérieurement échauffé, par l’ardeur de son rêve et de l’éternelle gloire qui l’attendait.

Moutou-Apou, enfin, le conduisit un jour, ainsi que tous les survivants de la mission, les estropiés et les autres, devant un tas de pierres et leur dit, avec un paisible et joyeux sourire :

« C’est là ! »

M. Billington, qui n’avait jamais eu froid au cours de ces quatre mois de marche à travers ce pays désolé, se sentit subitement le cœur glacé. Le mammouth était-il mort, l’avait-on enterré ? Sa déception, hélas ! fut plus amère encore… À grands coups de pics et de leviers, on démolit, on éventra le cairn élevé par les Inuits. Complètement gelé, le corps de M. Eriksen y reposait, intact, entouré de ses livres. Moutou-Apou en prit un, le feuilleta d’une main assurée, et, triomphalement, du doigt, montra le mammouth. Il était bien là, en effet, entre la page 220 et la page 221, tel que l’avait ingénieusement reconstitué l’imagination de l’illustrateur de M. Louis Figuier, d’après les travaux paléontologiques de l’illustre Cuvier… Moutou-Apou avait eu simplement de la mémoire, l’admirable et fidèle mémoire des artistes, des enfants, des chasseurs.

Il ne comprit jamais pourquoi M. Nathaniel Billington s’abattit brusquement sur le sol, anéanti, pleurant à chaudes larmes, – puis, se relevant, lui logea un magnifique coup de pied au derrière. Peut-être pensa-t-il que c’était là « manière de Blancs, » un rite de leur religion quand ils exhumaient un de leurs frères. En tout cas, il avait été bien nourri, bien payé. Il s’estima fort satisfait de l’aventure et continua à dessiner des mammouths à ses heures de loisir.
 

Cette invraisemblable histoire est rigoureusement vraie. Vous pourrez en retrouver tous les éléments dans les journaux anglais d’il y a trente ans.

 

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(Pierre Mille, dessins de L. Jonas, in Lecture pour tous, revue universelle et populaire illustrée, novembre 1922)

 
 

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Cette nouvelle a fait l’objet d’une traduction espagnole par E. S. M. Danero : « El Mamut por Pedro Mille, » dans la revue Caras y Caretas [Buenos Aires, Argentine], n° 1380, 14 mars 1925.

Elle a également été traduite à deux reprises en portugais :

 ☞  Pedro Miller [sic] « O Mammuth, » adaptation très écourtée signée L. V., in Fon-Fon [Rio de Janeiro, Brésil], vingt-et-unième année, n° 2, 8 janvier 1927.

 ☞  « O Mammouth, conto de Pierre Mille, » in Eu Sei Tudo [Rio de Janeiro], onzième année, n° 4, septembre 1927.
 

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