MORT ACCIDENTELLE – UN HOMME PÉTRIFIÉ

 

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Dans les premiers jours de l’investissement de la capitale, le nommé Joseph Bourgeois, âgé de trente-sept ans, contremaître carrier, réfugié du Petit-Courcelles, avait raconté à plusieurs personnes que sa longue expérience des carrières lui permettrait de retrouver un passage souterrain s’ouvrant au loin dans la campagne, et à l’aide duquel on pourrait franchir les lignes ennemies.

Peu de temps après, il était parti muni de vivres et d’outils pour son exploration, et on n’avait plus entendu parler de lui. On pensa qu’il avait été tué ou fait prisonnier par les Prussiens.

En dernier lieu, comme on visitait, dans un but de précaution, les carrières abandonnées, on trouva avec surprise, au fond de l’une d’elles, dont l’ouverture avait été bouchée, une sorte de statue ou plutôt un homme pétrifié.

On s’approcha et, après avoir brisé une partie de la croûte calcaire qui l’enveloppait complètement, on mit à découvert le visage d’un individu qu’un des assistants reconnut pour Joseph Bourgeois. Quoique la mort remontât à trois mois environ, son corps était intact et n’offrait aucune trace de décomposition.

Cette singulière découverte motiva une enquête à laquelle on procéda avec le plus grand soin. On découvrit un étroit passage conduisant à la campagne, et dont l’entrée était masquée par des ronces et des plantes grimpantes desséchées. Ces plantes offraient en un endroit une dépression comme si elles eussent été écartées par une main d’homme.

Dans le passage, on remarqua des empreintes de pas assez profondes, telles qu’elles devaient exister si l’on eût marché dans un terrain humide qui se serait plus tard asséché. Les souliers à gros clous du sieur Bourgeois furent appliqués sur ces empreintes ; les semelles s’y adaptaient parfaitement.

Les témoignages de plusieurs personnes firent connaître que ce qui avait déterminé, trois mois auparavant, à boucher le haut de la carrière ; c’était la crainte que quelqu’un n’y descendît ou n’y tombât, parce qu’il s’était formé au fond un lac de moutarde.

On donne ce nom à la boue liquide et jaunâtre provenant des eaux pluviales qui s’infiltrent dans les carrières abandonnées et entraînent les détritus calcaires en les délayant, de sorte que le sol se recouvre d’une nappe stagnante et fangeuse dont la profondeur est souvent considérable.

Ce qui rend surtout dangereuses les moutardes, lorsque l’on pénètre sans expérience et sans guide dans une carrière inexploitée, c’est que souvent la poussière nouvellement tombée dessus leur donne un aspect solide.

D’après toutes les observations recueillies, on a été porté à penser que, vers le commencement d’octobre, Bourgeois, ayant découvert et suivi le petit passage dont nous avons parlé, était parvenu jusqu’à un étroit sentier dans un escarpement où, ayant sans doute rencontré dans l’ombre quelque obstacle, il avait perdu l’équilibre et était tombé dans le lac de moutarde qui l’avait englouti.

L’occlusion de la carrière ayant interdit tout passage aux eaux pluviales, le terrain, de nature perméable, avait absorbé l’eau et laissé le calcaire, qui, en se desséchant et se pétrifiant autour du corps de Bourgeois, avait arrêté les effets de la décomposition.

Les obsèques de cet infortuné ont eu lieu avec le concours de ses anciens camarades.
 
 

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(in Le Droit, journal des tribunaux, de la jurisprudence, des débats judiciaires et de la législation, trente-cinquième année, n° 13, dimanche 15 janvier 1871 ; sous le titre : « Un Cadavre dans la moutarde, » in La Petite Presse, chronique de la guerre, cinquième année, n° 1735, mercredi 18 janvier 1871 ; « Faits divers, » in Le Soir, troisième année, n° 641, mercredi 18 janvier 1871 ; in La France politique, scientifique et littéraire, dixième année, n° 19, jeudi 19 janvier 1871 ; « Nouvelles diverses, » in l’Opinion nationale, treizième année, n° 21, samedi 21 janvier 1871 ; Zdzisław Beksinski, « Sans titre, » huile sur toile)