Je n’en ai jamais tué depuis ce jour-là. Voilà pourtant bien des années que m’est arrivée cette histoire ; hé bien ! quand je suis à l’affût, derrière un rocher, l’œil au guet, prêt à tirer, s’il passe sur ma tête un goéland qui gagne lentement le large en jetant son cri aigu et lamentable, j’ai toujours un frisson et je baisse mon fusil, en le regardant s’éloigner et disparaître dans les brumes.

Aussi c’était si étrange, si étrange !

Nous étions arrivés le soir même à Damgan, petite commune du Morbihan, assise tout au bord de la mer, le long des grèves immenses, plates et nues. Le pays, comme ses grèves, est désespérément uniforme, point d’ondulation de terres, ni d’arbres secoués par le vent du large, mais un horizon infini que rien ne voile ; et la monotonie de ces plaines que des teintes diverses n’égaient point, donne au pays un aspect mélancolique, non dénué de grandeur. C’est un paysage de Millet.

Malgré tout, la tristesse des choses nous avait pénétrés, et bien que nous fussions réunis pour une partie de plaisir, les premières minutes qui suivirent notre arrivée et pendant lesquelles nous commençâmes à dîner, furent silencieuses. Peut-être le froid qui nous avait pénétrés était-il cause aussi de ce calme inaccoutumé, mais, à coup sûr, le paysage entrevu dans la pénombre de cette fin d’après-midi d’hiver nous avait fâcheusement impressionnés.

Nous étions pourtant partis gaiement pour faire une grande chasse aux oiseaux de mer qui abondent sur ces rivages ; et le malaise qui s’était un instant emparé de nous ne pouvait résister à la gaieté d’un repas d’amis, dans une salle bien close, avec un grand feu de bois clair dans la cheminée et, sur la table, des flacons poudreux, à la mine pleine de promesses, la fine fleur de la cave de ma mère, qui, pour la circonstance, nous avait autorisés à mettre sa maison au pillage.

Aussi, quand nous fûmes réchauffés et que notre faim commença à se calmer, les conversations redevinrent joyeuses et bruyantes ; elles roulaient sur la chasse projetée, sur le temps probable du lendemain et sur les différents gibiers que nous espérions trouver. Tous, d’ailleurs, nous tombions d’accord sur ce point que nos carnassières seraient sûrement bien remplies.

Nous avions cependant éprouvé déjà ensemble des déceptions nombreuses, mais l’esprit de l’homme est ainsi fait ; qu’il s’agisse d’événements graves ou de choses futiles, il a tant besoin d’espérer, qu’il ne peut croire que l’avenir ressemblera au passé. La veille d’un événement est cependant la vraie, souvent la seule joie qu’il en retire. Mais nous ne pensions guère à philosopher et, tous trois, Raymond Gravend, Daniel Éloin et moi, animés et parlant haut, nous racontions pour la centième fois les quelques coups heureux qui avaient marqué dans notre vie de chasseurs. Et puis, mes deux amis n’étaient, je vous assure, ni sentimentaux ni philosophes ; Raymond surtout était le type du brave garçon, aimant par-dessus tout les longues marches, les falaises escarpées, les coupes bien remplies et les bons mots qui font rire sans contrainte. Quand le dessert fut apporté, Jeannette (une vieille femme du pays, louée pour faire notre service pendant ces deux jours) s’approcha de moi et me dit à l’oreille :

« Le père Coleno demande si monsieur n’a plus besoin de lui et s’il peut s’en aller.

– Le père Coleno, m’écriai-je, qu’il entre au contraire ; il peut précisément nous être très utile ! »

Et me retournant vers mes convives :

« Messieurs, vous vous croyez chasseurs et chasseurs expérimentés ; permettez-moi de vous présenter plus fort que vous. »

Je leur expliquai alors ce qu’était le père Coleno, fils, petit-fils et père de braconniers, prédisant le temps mieux que Mathieu de la Drôme, flairant le gibier bien avant de le voir, et ne brûlant jamais en vain sa poudre, « ce que les riches seuls peuvent se permettre, » disait-il en clignant de l’œil d’un air très narquois.

Pendant que je donnais ces détails à mi-voix, le père Coleno entra. C’était le gardien de la petite maison de ma mère, fonction qu’il cumulait avec celle d’adjoint de la commune. Soixante-deux ans, petit, sec, le front têtu, Coleno était le type du Bas-Breton, lent et infatigable, intrépide et superstitieux. Il s’avança gauchement, me tendit sa lourde main et attendit, un peu intimidé.

« Hé bien ? lui dis-je, les pluviers donnent-ils en ce moment ? Où faut-il aller pour trouver du canard ? Enfin, croyez-vous que le temps soit favorable ? »

Le père Coleno se gratta la tête.

« Il n’y a pas grand-chose cette année, fit-il ; quelques courlis de temps en temps, mais on ne peut pas les approcher. C’est défiant, voyez-vous, monsieur Adrien, ces bêtes-là ! Ça a l’œil, allez !

– Voyons, repris-je en riant, n’allez pas nous décourager ; nous trouverons bien le moyen de tirer quelques coups de fusil ! »

Et Raymond Gravend, déjà impatienté, s’écria :

« Quand ce ne serait que sur des goélands. Et il doit y en avoir avec ce vent ! »

La figure du père Coleno s’assombrit subitement, pendant que ses yeux, à moitié cachés sous ses épais sourcils, prenaient une expression soudaine de répugnance, presque d’effroi.

« Il ne faut jamais tuer les goélands, dit-il à voix basse ; ce sont les âmes des marins morts dans les tempêtes. J’ai vu, ajouta-t-il en hésitant, de grands malheurs arriver à ceux qui en avaient tué. »

Daniel et moi, nous nous regardâmes en souriant, à la fois intrigués et touchés par ce commencement de légende naïve, et nous avions bien envie tous deux de demander une histoire à Coleno, quand Raymond éclata d’un rire bruyant et s’écria :

« Soyez tranquille, mon bonhomme ; s’il m’en vient un à portée, mon plomb lui dira deux mots et les marins morts ne s’en porteront pas plus mal. » (Ce n’était malheureusement pas lui qui devait abattre un goéland ; pourquoi ai-je tiré celui-là, pourquoi ?)

Coleno fit un geste vague, répondit encore à deux ou trois questions que nous lui posâmes, et s’en fut d’un air toujours renfermé et mystérieux.

Il y a des dispositions d’esprit où les choses les plus insignifiantes vous frappent et vous pénètrent. Je savais que ce que Coleno venait de nous dire était une fable, un rêve lentement éclos dans l’imagination des générations passées qui l’avaient transmis à cet homme, qui le répétait comme, après lui, le répéterait son fils ; et pourtant j’y pensais avec persistance, en fumant au coin du feu le traditionnel cigare qui suit les bons dîners, pendant que Raymond continuait à nous assourdir du récit de ses exploits du lendemain. Enfin, dix heures sonnèrent à l’horloge de chêne, et après nous être serré la main, chacun de nous se retira dans sa chambre en promettant d’être debout et équipé dès le lever du jour.

Ce soir-là, malgré le voyage, je ne me sentais aucune envie de dormir, et comme je n’avais pas de livre sous la main, je me promenai quelques instants de long en large. Et voilà que la recommandation de Coleno revint à mon esprit, et s’y imposa avec la force d’une obsession. D’abord, je haussai les épaules et je marchai plus vite pour renvoyer l’idée importune ; mais comme, au fond, il y avait dans les paroles du bonhomme et dans l’air mystérieux qui les accompagnait quelque chose qui flattait mon amour de l’incompréhensible et des vieux récits, je ne luttai pas longtemps et je me laissai envahir par leur charme rêveur et triste.

« Quelle gracieuse légende, me disais-je, à la fois imaginative et respectueuse des morts, qui pare les âmes des marins défunts de belles plumes blanches, et qui les fait aimer la tempête et la braver, et se faire bercer aussi sur les hautes vagues comme autrefois les berçaient leurs navires. Et quel culte de souvenir il y a dans cette croyance ! Ces grandes mouettes sont bien amoureuses des flots comme devaient en être amoureux les marins qui y dorment leur dernier sommeil ; même disparus, on a pensé qu’ils ne pouvaient revivre que là : seulement, on leur a donné des ailes, parce que les hommes ne peuvent imaginer de bonheur complet tant qu’il reste un espace que le rêve seul peut franchir, et aussi pour qu’ils puissent sans effort monter jusqu’au ciel, leur autre ami quand ils vivaient. »

Sous l’empire de ces pensées et de la forme mélancolique que leur donnait le silence enveloppant du soir, j’ouvris ma fenêtre et je respirai délicieusement l’air pur qui m’arrivait du large. En face de moi était la mer toute couverte d’une brume épaisse, mais que je devinais sous ses voiles et dont j’entendais la plainte sur la grève ; à l’horizon, des phares dont les lumières clignotaient dans le brouillard. À gauche, celui de Billié, d’une blafarde blancheur ; en face, celui du Four, aux lueurs alternatives, tout au-delà de l’île Dumet ; à droite, les phares des Cardinaux et de Belle-Île ; sur ma tête, un ciel tout pointillé d’étoiles. Et, de la plage, troublant la monotonie du bruit des vagues et du silence de la nuit, des pépiements et des sifflets éraillés d’oiseaux m’arrivaient, à la fois lugubres et moqueurs. Impatienté de la névrose de mon imagination, qui donnait ce soir-là un sens particulier à ces choses cent fois vues et entendues, je fermai ma fenêtre avec un peu d’humeur en disant à haute voix pour m’excuser à mes propres yeux : « Allons, tout cela c’est l’histoire de Coleno ; au jour, il n’y paraîtra plus. » Puis je me couchai, et, après avoir attendu le sommeil en vain pendant plusieurs heures, je finis par m’endormir.

Le lendemain, je fus réveillé par Raymond qui frappait à ma porte de vigoureux coups de poing. Je sautai aussitôt du lit et je constatai avec plaisir que j’étais en parfaite disposition ; le songeur de la veille avait disparu pour faire place au chasseur qui ne rêvait plus que courses folles dans les marais et carnage. Le jour et la lumière modifient tellement les impressions que je ne pensais à ma station en face de la mer que pour en rire, comme d’une sensiblerie dont j’aurais facilement eu honte. La même ardeur nous animait tous, et bientôt nous marchions le long du rivage, silencieux et attentifs. Le temps était beau et la mer très calme ; seulement, le brouillard qui la couvrait la veille s’était élevé et remplissait l’atmosphère de ses couches épaisses, circonstance en somme assez favorable pour ce genre de chasse, puisqu’elle permet d’approcher ce gibier farouche, qui, sans cela, s’envole bien avant d’être à portée ou change brusquement de route, si d’aventure il vous aperçoit sur son chemin.

Malgré tout, la partie ne s’annonçait pas brillante, car il y avait plus d’une heure que nous explorions les grèves, sans que l’occasion se fût offerte de tirer un seul coup de fusil. Sans doute, la température tiède de cette journée d’hiver retenait au large les oiseaux que le froid et les grands vents amènent à la côte. Toujours est-il que l’impatience et le dépit nous gagnaient ; nos yeux se fatiguaient d’interroger en vain l’horizon brumeux ; enfin, nos bottes commençaient à être pénétrées par l’humidité du bord de l’eau. Bref, nous arrivions à cette période d’énervement dans laquelle on tirerait volontiers sur le premier objet qui se présente, fût-ce une pierre ou une touffe d’algues, uniquement pour entendre la détonation et pour sentir l’odeur de la poudre. Raymond maugréait tout haut, pendant que Daniel, plus patient, se préoccupait surtout de s’envaser le moins possible ; quant à moi, j’enrageais sourdement d’offrir une pareille déconvenue à mes amis à la place d’un plaisir.

Nous marchions ainsi, à cinquante mètres les uns derrière les autres, tous trois absorbés par la même pensée ou par le même dépit, quand nous entendîmes tout à coup un cri à la fois enroué et aigu : on aurait dit une girouette rouillée qui tournait péniblement sous l’effort du vent. Instinctivement, nous nous arrêtâmes ; je mis même un genou à terre, pour être plus sûr de mon coup. Enfin, nous allions donc tirer, n’importe quoi, peu nous importait, mais il nous fallait une victime. Le cri se répéta deux ou trois fois, de plus en plus distinct ; certainement, l’oiseau trompé par le brouillard s’approchait de nous. Enfin, je l’aperçus, presque au-dessus de ma tête, à trente mètres au plus, passant à lents coups d’ailes, sans effroi, soit qu’il ne nous vît pas ou qu’il nous dédaignât, et, malgré ma nervosité de tout à l’heure, je restai un instant sans tirer tant il me parut fantastique ; ses proportions semblaient gigantesques et son cri était de plus en plus enroué et lugubre. Soudain, je compris qu’il n’y avait là qu’un effet de mirage et que le brouillard seul lui donnait l’illusion de ces proportions géantes. J’avais, comme tous les chasseurs de grèves, observé maintes fois ce phénomène, jamais pourtant d’une façon aussi saisissante. En même temps, car tout cela se passa avec la rapidité de l’éclair, je reconnus un goéland, que son vol lourd m’avait déjà fait deviner.

Je pressai la détente de mon fusil, et le coup partit. L’oiseau battit des ailes péniblement, baissa un peu, puis s’enleva d’un effort et se dirigea un instant vers la pleine mer, pour de nouveau baisser tout d’un coup, puis nous le perdîmes de vue.

« Touché ! Touché ! criait Raymond au comble de l’exaltation ; il a son compte, celui-là ! Tenez, il est tombé là, tout près, et dans quelques minutes il reviendra de lui-même à la côte ! »

C’est en effet une règle invariable qu’un oiseau de mer blessé regagne la terre au plus vite, sans doute parce que l’eau salée le fait souffrir en irritant sa blessure. Mais il faut pour cela qu’il soit bien certain que tout danger a disparu, et tant qu’il apercevra quelqu’un sur le rivage, il restera stoïquement sur les vagues, presque immobile.

Raymond devait avoir raison, le goéland était certainement touché ; nous en fûmes convaincus quand nous en vîmes cinq ou six autres venir à tire-d’aile d’horizons différents, et planer à l’endroit où il avait disparu, en jetant des cris sinistres. C’est encore là un fait ordinaire ; les mouettes et les goélands tournoient dans une ronde affolée au-dessus de leurs frères blessés. Curieux instinct ! Pourquoi viennent-ils ainsi ? Apportent-ils une consolation dernière, ou maudissent-ils le meurtrier ?

Cette fois, leur vacarme me parut plus assourdissant que de coutume, plus sans fin !

Mes amis montèrent en courant la falaise de sable et se mirent à plat ventre pour mieux se dissimuler. Je les suivis plus lentement, déjà calmé par cette idée, qui a toujours fait de moi un chasseur incomplet, qu’un être animé souffrait cruellement par ma faute ; puis, comme eux, j’attendis en me cachant autant que possible.

Dans l’air, le silence régnait de nouveau. Les grand oiseaux avaient disparu, pressés peut-être de courir à de nouvelles infortunes, et bientôt, je vis le premier un point sombre que soulevaient les lames et qui semblait s’approcher de la plage. Je le signalai à mes compagnons et, quelques minutes après, le doute ne fut plus permis ; c’était bien le goéland blessé qui, doucement, venait au rivage, qu’il paraissait explorer de loin avec inquiétude.

Enfin, il aborda avec mille précautions, et droit sur ses pattes, à l’endroit où déferlait la vague ; tranquillisé par l’absence de tout bruit, il se mit à lisser ses plumes avec son long bec noir comme pour sonder la profondeur de sa blessure. À cet instant, il était à nous. Raymond se précipita vers lui, pendant que Daniel et moi nous relevions. Quand nous l’eûmes rejoint, il éleva au-dessus de sa tête, et d’un air de triomphe, l’oiseau qu’il tenait par les ailes. C’était un goéland de la grande espèce, un grisard, comme les appellent les loups de mer, de ceux-là qui ne se montrent qu’à l’approche des tempêtes ; son flanc saignait, et des gouttelettes rouges tachaient les plumes grises ; il était d’une couleur presque uniformément cendrée ; sa tête puissante, d’une teinte un peu plus claire, se dressait menaçante, tandis que ses grands yeux bleu pâle, à la fois belliqueux et effarés, appelaient la pitié. Je regrettais déjà mon coup de fusil ! Étaient-ce les impressions de la veille qui renaissaient ? Jamais regard ne m’avait paru plus suppliant !

« Il n’est peut-être que légèrement atteint, insinuai-je d’un ton que je m’efforçai de rendre indifférent, et il ne peut nous être d’aucune utilité ; nous ferions mieux de lui rendre la liberté et de ne pas nous charger inutilement. »

Mes compagnons protestèrent ; Raymond surtout me fit admirer la richesse de ses nuances et affirma qu’il serait superbe empaillé, les ailes ouvertes. En même temps, il prit le goéland par le cou pour l’étouffer. J’ai toujours eu horreur du spectacle de l’agonie des bêtes ; aussi je restai un peu en arrière en regardant d’un autre côté, quand un cri aigu, un cri humain cette fois, me fit retourner la tête ; le goéland s’était vengé et, dans un effort désespéré, il avait saisi le doigt de Raymond Gravend qu’il mordait furieusement. Avant que nous fussions revenus de notre surprise, nous vîmes les ailes de l’oiseau battre deux ou trois fois et sa tête retomber inerte ; c’était fini. Je courus à Raymond qui venait de jeter sa victime à ses pieds sur le sable et examinait son doigt meurtri. Il avait une entaille profonde, presque inquiétante, car nous ne pouvions pas nous rendre compte si l’os même était atteint. Pendant que nous lui faisions un pansement provisoire, les avertissements de Coleno me revenaient à l’esprit avec plus de force encore, quoique en somme il n’y eût là qu’un hasard malheureux, ou une maladresse de notre ami. Quant à lui, il maugréait avec fureur et, pour accentuer sa rancune, il envoya d’un coup de pied rouler le corps inerte de son ennemi.

Bien que chacun de nous s’efforçât de plaisanter, quand se calma la petite émotion qu’avait fait naître cet incident, je m’aperçus que nous étions tous plus troublés que nous ne voulions le paraître, et que la même idée nous poursuivait, quelque effort que nous fassions pour l’éloigner et pour la dissimuler aux autres. Néanmoins, Raymond mit le goéland dans sa carnassière et la chasse continua, mais languissante, sans entrain, les plaisanteries essayées n’obtenant qu’un rire qui sonnait faux. Le gibier s’obstina d’ailleurs à rester invisible, et c’est à peine si, le soir, nous comptions à notre actif deux ou trois pièces de minime importance.

La nuit était tout à fait venue quand je ramenai à la maison mes hôtes trempés et harassés de fatigue. Notre maigre butin fut déposé dans le cellier par les soins de la vieille domestique, et, comme le soir précédent, il ne fallut rien moins que la gaieté d’une table d’amis pour atténuer la fâcheuse impression qu’avait laissée l’incident de la journée. Elle commençait même à s’effacer tout à fait et Raymond retrouvait peu à peu sa joie bruyante et un peu hâbleuse, quand tout à coup la vieille Jeannette entra en coup de vent dans la salle à manger, le tablier sur le bras, l’œil hagard, et, d’une voix effarée, étreinte par l’émotion, elle dit seulement en s’adressant à moi :

« Monsieur, le goéland chante ! »

En même temps, comme pour souligner ces paroles, un bruit qui n’était pas un chant, mais plutôt une plainte douloureuse, vint jusqu’à nous par la porte restée ouverte. Dans l’effarement de cet événement soudain, aucun de nous ne parlait ; seulement, nous nous regardions avec des yeux que la surprise grandissait, pendant que de l’autre côté, venant bien du cellier obscur, continuait la plainte accentuée de plus en plus. Enfin, je me levai et, suivi de mes amis, pâles comme je devais l’être moi-même, j’allai droit au cellier ; et pendant que je traversais d’un pas ferme le couloir qui y conduisait, j’eus le temps d’apercevoir, comme dans un rêve, debout au seuil de la cuisine, Coleno dont la figure me parut à la fois prophétique et moqueuse. La plainte grandissait, à chaque seconde plus distincte. D’un mouvement brusque, je tournai la clef dans la serrure et je poussai la porte en reculant instinctivement d’un pas. Alors, nous vîmes cette chose stupéfiante : le goéland, bouffi, énorme, les yeux mi-clos, la tête près du corps et les plumes hérissées, était droit sur ses pattes pendant que, de son bec que l’on ne voyait pas s’ouvrir, sortaient des sons lamentables. Il y eut parmi nous un moment de stupeur, aussitôt suivi de pitié et de dégoût. Comment cela était-il possible ? nous n’étions pas tous les trois le jouet d’une hallucination ; nous l’avions vu inerte, mort ! C’était bien le même, à la place où nous l’avions mis, qui s’était redressé, et dont la voix résonnait. Toujours muets, nous nous disions cependant que peut-être le pauvre oiseau n’avait pas été tué sur la grève comme nous l’avions cru, que Raymond l’avait lâché trop tôt sous le saisissement de sa morsure, et qu’il avait pu rester étranglé, sans forces, puis que, peu à peu, il était revenu à la vie, et que, se soutenant à peine, il criait désespérément.

Notre raison du moins nous disait tout cela. Nous savions que c’était la seule explication possible et pourtant, superstitieux depuis quelques heures, nous éprouvions un trouble inexprimable. Il faut bien reconnaître d’ailleurs qu’un concours de circonstances particulières accompagnait cette malheureuse chasse et que, depuis le malencontreux coup de fusil de l’après-midi, ce goéland étrange s’imposait malgré nous à notre imagination.

Le premier, je rompis le silence :

« Pauvre bête, dis-je ; il faut l’achever une bonne fois. »

Et je regardai Raymond qui semblait tout désigné pour le rôle d’exécuteur. À cet instant, l’altération de ses traits me frappa plus particulièrement ; il était à coup sûr en proie à une émotion plus vive qu’il ne voulait le laisser paraître. Il s’avança vers l’oiseau toujours immobile, avec une répugnance visible, et, comme Daniel et moi étions retournés dans la salle à manger, il nous rejoignit une minute après et, d’une voix un peu éteinte qu’il s’efforçait de rendre indifférente, il dit simplement :

« Cette fois, c’est bien fini. »

Troublés aussi par l’aventure, la vieille Jeannette et Coleno étaient entrés après lui, l’une la mine effarée, l’autre grave, mais aussi avec un air de triomphe modeste. Dans son œil un peu clignotant, on lisait clairement cette pensée : « Hé bien ! Avais-je raison ? »

Je voulais pourtant en finir avec cette sotte histoire et, sentant bien que la plaisanterie ne serait pas de mise dans l’état d’esprit où nous étions tous, je m’écriai avec humeur :

« Jeannette, vous perdez la cervelle, et c’est Coleno qui en est cause ; il vous a sans doute raconté ses stupides légendes, et voilà bien du bruit pour un grisard, bien mort cette fois, je vous le garantis. »

Coleno, mis directement en cause, fit un pas vers moi et, reprenant sa phrase de la veille :

« C’est pourtant vrai, murmura-t-il, que j’ai vu arriver de grands malheurs à ceux… »

Je l’interrompis brusquement :

« Vous n’avez rien vu de cela, et vous seriez bien embarrassé de nous raconter un de ces prétendus malheurs. D’ailleurs, je ne veux pas de votre conte ; allez dormir et laissez-nous la paix. »

Mais Coleno, indigné, ne m’écoutait plus et racontait d’une voix de plus en plus forte :

« C’était à quelques milles de l’île Bourbon seulement ; le capitaine en avait tué un, il riait lui aussi et pourtant… »

Cette fois, je vis Raymond Gravend faire un geste de lassitude tel que j’invitai le père Coleno à se taire, avec un ton qui ne souffrait pas de réplique.

La soirée ne se prolongea pas, la verve de Raymond nous faisait défaut ; nous nous occupâmes seulement de nettoyer nos fusils que l’air vif de la mer avait oxydés. D’ailleurs, la partie de chasse était terminée et nous devions partir le lendemain matin de très bonne heure.

Au milieu du silence un peu lourd qui pesait sur nous, je fis cependant à haute voix la remarque que le vent avait fraîchi et qu’une tempête pourrait bien éclater dans la nuit. On entendait en effet des sifflements de mauvais augure et les ardoises du toit se soulevaient bruyamment. Ce fut pour quelques instants un sujet de conversation, puis chacun s’apprêta à regagner sa chambre.

À l’instant où je mettais le pied sur la première marche de l’escalier, Raymond Gravend me saisit le bras et me dit à l’oreille :

« Est-ce que vous comptez vous coucher tout de suite ?

– Sans doute, » répondis-je.

En même temps, étonné par la singularité de sa question et par l’air de confidence qui l’accompagnait, je le regardai et je vis sa figure toujours pâle et empreinte de plus en plus d’un sentiment d’inquiétude. Je repris alors gaiement, tout en continuant à monter :

« Et vous allez en faire autant, car je vois que vous tombez de fatigue ; ces longues promenades dans le sable sont épuisantes, et j’espère bien que, malgré l’orage, vous allez dormir à poings fermés.

–  Peut-être ! » répondit-il en hochant la tête.

Puis je le quittai, après lui avoir serré la main.

À peine étais-je entré chez moi qu’un violent coup de tonnerre éclata, bientôt suivi d’une pluie torrentielle qui tombait drue et serrée, en heurtant les carreaux sourdement. Sans nul doute, le temps tournait à la tempête. De l’alcôve, je voyais l’horizon s’empourprer d’immenses lueurs qu’accompagnait un grondement lointain et ininterrompu. L’ouragan était déchaîné, avec son cortège de sifflement et de voix sinistres. Il venait de la mer dont il soulevait furieusement les vagues, blanches sous les reflets des éclairs, et, enveloppant la maison même, il la secouait si rudement qu’on la sentait presque remuer et chanceler. En même temps, les grands oiseaux des orages clamaient éperdument et augmentaient de toute leur puissance l’étourdissant vacarme. Il me sembla même que leur bande ne devait pas être loin, car les cris qu’elle faisait se distinguaient nettement et paraissaient venir d’en haut, comme s’ils planaient presque immobiles sur nos têtes pour une veillée de mort. Bientôt, je succombai à la fatigue et je m’endormis d’un sommeil profond.

Combien de temps ce sommeil a-t-il duré ? Quelle heure était-il quand je tressautai dans mon lit, réveillé tout à coup par un bruit inaccoutumé ? Je n’ai de tout cela aucun souvenir, mais j’entends encore ce frôlement bruyant, ce froissement d’ailes qui se percevait nettement, là, contre les vitres de ma fenêtre. En même temps, je me rendais compte que l’orage avait cessé et que la nuit avait repris son calme et son silence ; mais, dans ce calme même et ce silence, les battements d’ailes frissonnaient, indéniables, vivants. Je courus à la fenêtre, rien ! rien qu’une forme blanche qui se perdit dans l’espace sombre. Et, tout de suite, un ébranlement de la maison, la chute d’un corps sur le plancher, tout près, dans une chambre voisine, celle de Raymond sans doute !

D’un bond, je fus à sa porte où, en moins d’une seconde, me rejoignit Daniel Éloin. J’entrai le premier ; j’appelai dans l’obscurité ; personne ne répondit. D’une main mal assurée, j’allumai la lampe intacte sur la cheminée et nous vîmes alors Raymond sans connaissance, étendu à terre, la chemise tachée de sang. Pendant que, stupéfaits et terrifiés, nous le remettions sur son lit, Daniel me montra du regard qu’un des carreaux de la fenêtre était brisé.

Peu à peu, sous l’effort de nos soins, Raymond revint à lui ; je pus même constater avec bonheur que le sang qui nous avait tant effrayé venait de son doigt blessé, dont le pansement avait été arraché. Enfin, notre ami ouvrit les yeux, mais les referma aussitôt, et, sous l’empire d’une indicible terreur, il murmura :

« Chassez-le, tuez-le…

– Mais qui ? lui dis-je, plein d’anxiété.

– Lui, lui, répondit-il, toujours grelottant, le goéland maudit ; je l’ai vu, il m’a mordu encore à la même place ; tenez, il a passé par là ! »

Et, du doigt, Raymond indiquait le carreau brisé.

Chacune de ces paroles augmentait notre étonnement et notre consternation. Pourtant, et pour le rassurer, Daniel lui dit d’un ton doucement grondeur :

« Vous avez eu un cauchemar, et, pendant que vous vous débattiez, la coupure de votre doigt s’est rouverte ; quant à la vitre, il n’est pas étonnant qu’elle se soit brisée par un orage pareil. »

Mais Raymond ne l’écoutait pas et répétait seulement à voix plus haute à mesure que les forces lui revenaient :

« Je l’ai vu, je l’ai vu ; il étendait les ailes et me dévorait ! »

À mesure que Raymond parlait et s’exaltait davantage, un calme relatif se faisait dans l’esprit de Daniel et dans le mien. Aucun danger ne menaçait plus notre ami, si même il y avait eu danger à un moment quelconque. Et, cédant à cette tendance qui suit le premier mouvement en général superstitieux devant une chose inexpliquée, nous arrivions peu à peu à reprendre possession de nous-mêmes, et à nous demander si Daniel ne venait pas en deux mots de dévoiler tout le mystère.

Mais ce que j’avais entendu moi, ce frémissement d’ailes, cette forme blanche disparaissant dans la nuit, ce n’était pourtant point un rêve ; cela, je pouvais le jurer !

Je m’efforçai de m’arracher à ces sensations contradictoires ; ce qu’il fallait avant tout, c’était persuader à Raymond qu’il avait eu simplement une hallucination, afin qu’il ne restât aucun doute dans son esprit horriblement frappé.

Aussi, prenant un air délibéré :

« Voyons, repris-je à mon tour, c’est de l’enfantillage ; vous savez bien que le goéland est dans le cellier où nous l’avons mis, et qu’il est mort, bien mort. »

Puis, voyant que mes paroles ne produisaient aucun effet sur le cerveau malade de mon compagnon, je tentai un moyen héroïque :

« Tenez, lui dis-je, vous voilà mieux et en état de marcher ; descendez avec nous et vous constaterez vous-même que votre oiseau est toujours à sa place. »

Cette idée parut lui sourire et je crus voir qu’il commençait à se demander sérieusement s’il n’avait pas été en effet le jouet d’un mauvais rêve.

Tous trois, nous descendîmes ; Raymond, encore trébuchant, s’appuyait sur nous. Du bas de l’escalier, on voyait de la lumière, dans la cuisine sans doute ; Coleno, réveillé par tout ce bruit, s’était levé et attendait philosophiquement la fin de ses prédictions. En nous entendant, il vint sur le seuil de la porte, nous regarda d’abord sans mot dire, puis nous suivit, en s’efforçant de marcher sur la pointe des pieds. Comme la veille, ce fut moi qui ouvris la petite porte du cellier. Ma lampe y projeta une vive lueur et, à mon tour, je chancelai… Le goéland n’y était plus…
 

*

 

Oh ! je sais bien que, depuis, on a tenté d’expliquer tout cela de mille manières ; que l’on a fait intervenir, comme Daniel Élouin, le cauchemar et la tempête ; que même certains esprits ingénieux ont parlé d’un vol possible, ou d’un chat qui aurait emporté l’oiseau. Ceux-là n’ont pas suivi ces scènes successives comme je les ai suivies ; ils n’ont pas vu l’expression dernière de l’œil gris du goéland.

Je n’en ai plus tué depuis… jamais…
 
 

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(Pierre Le Rohu, Veillées brunes, Paris : Paul Ollendorff éditeur, 1898)