PLUME CAZALS 1er avril 1891Ma pensée est un monde errant dans l’infini.

V. HUGO.

Tu parlais de la mort… Qu’est-ce donc que la mort ?

(Le même.)

 

À l’âge de douze ans, j’avais déjà passé plusieurs années dans cet état d’inquiétude morale. Le charme que me faisait éprouver autrefois la contemplation de la nature avait diminué ; du moins, je n’en retirais plus la même satisfaction. Car au milieu de la plus ravissante tranquillité de l’océan, ou dans la contemplation des plus riches splendeurs d’un clair de lune pendant une nuit d’été, mon bonheur m’était enlevé, à l’instant, par le souvenir que ces choses n’appartenaient point à mon père, et qu’à tout moment leur violence pouvait éclater et me détruire.

Quelquefois pour me représenter ce que c’était que mourir, je me couchais sur le sable du rivage, et j’essayais de me croire froid, raide et immobile. Mais c’était en vain, je ne pouvais cesser de vivre, même par l’imagination. Malgré tous mes efforts, je pouvais encore m’étendre, me servir de mes membres et de mes facultés intellectuelles. – Et toujours je me relevais, à la suite de ces expériences, plus fermement convaincu que j’avais au-dedans de moi quelque chose qui ne pouvait mourir.

J’en revenais à mon argument, savoir que la vie parlante de l’homme établissait une distinction entre lui et la brute, de même que la vie mouvante distingue la brute des végétaux. Mille fois, j’avais essayé de me mettre au niveau des chèvres, des oiseaux, des rochers ; mais toujours j’avais senti que mon intelligence m’élevait au-dessus d’eux, et qu’ils n’étaient point mes égaux.

Je voulais me forcer à l’attente et à la réalisation de ce que mon père avait nommé l’anéantissement ; mais mon âme entière en frémissait, l’idée du néant me remplissait d’horreur. Quelle chose terrible de penser que je serais froid, raide, insensible, que je ne reconnaîtrais plus rien, que je ne serais plus rien ! Oh ! je ne pouvais supporter cette pensée : je combattais en vain contre l’instinct qui me disait qu’il ne pouvait en être ainsi. – Une nuit, le profond azur du ciel faisait paraître plus étincelantes encore les myriades d’étoiles dont il était orné ; je résolus d’admettre enfin la croyance que ma vie morale survivrait à mon corps ; dès lors, je la gravai dans mon esprit comme un axiome incontestable. Cette illusion (car je pensais que ce pouvait en être une) me rendit plus heureux. Mais une nouvelle pensée me traversa l’esprit : « Quelle sera la condition de la partie de mon être qui survivra à l’autre, et où sera sa demeure ? » Quelle source nouvelle de réflexions et de calculs ! Mon âme entière me sembla, un instant, prête à succomber sous le poids des pensées tumultueuses dont j’étais tout à coup assailli.

Ceci, dis-je en moi-même, me rapproche évidemment de l’opinion de mon père, et vient cependant de la contemplation d’une existence purement morale. Quelle chose étrange que l’idée de vivre sans le corps puisse conduire à cette conclusion que le néant suit la mort ! Mon père aurait-il dit vrai ? – Le reste de ma nuit se passa donc à former de vaines conjectures, et ce ne fut que vers le matin, qu’un sommeil bienfaisant vint fermer mes paupières et calmer mon agitation.

Une ère nouvelle venait de commencer dans ma vie. Je ne connaissais aucune contrainte morale, en sorte que mes pensées erraient, continuellement et sans frein, dans le vaste royaume de l’imagination. Mon sommeil même ne mettait pas toujours un terme à ces divagations d’une pensée hardie et livrée au doute. Pendant mes songes, je poursuivais encore cet idéal d’une existence immatérielle, et je les revêtais des plus brillantes couleurs. Une fois, entre autres, je rêvai que j’étais le soleil, que je planais au-dessus du monde, rempli du délicieux sentiment que c’était moi qui vivifiais et réjouissais toutes choses. Une autre fois, j’étais une étoile attachée au firmament. Je contemplais d’autres planètes et suivais, dans leur course embrasée, les comètes parcourant l’espace. Un troisième rêve m’avait transformé en éclair et lancé de l’est à l’ouest, d’hémisphères en hémisphères et des cieux sur la terre, et je remontais de la terre aux cieux.

Tels étaient mes rêves de la nuit ; et ceux du jour, quoique raisonnés et suivis, n’étaient guère moins extravagants.

Parfois, j’imaginais qu’à l’heure de la mort il me serait possible de choisir ce que je deviendrais après avoir quitté mon corps. – Un arbre, pensais-je, est trop immobile, et cependant ce vieil arbre qui domine la colline contemple toujours le ciel et l’océan : que pourrait-on désirer de plus magnifique à voir ? Je déterminai, en conséquence, que je deviendrais un arbre.

La nuit suivante, une tempête survint ; la moitié de mon arbre favori fut arrachée du tronc et demeura gisante sur le sable, au pied du rocher.

Je ne veux plus devenir un arbre, dis-je ; il me serait trop douloureux de perdre ainsi une partie de moi-même. Je veux me changer en brise légère. Je volerai au-dessus de l’horizon et de la terre ; je porterai des parfums d’île en île. Cette idée dut aussi faire place à une autre ; car les brises ne faisaient qu’aller et venir, et je trouvais préférable de pouvoir m’arrêter aux lieux les plus beaux et les plus fleuris.

Enfin, mes désirs fugitifs se fixèrent sur ma lune bien-aimée. Elle était assez brillante et assez grande pour satisfaire mon ambition, et assez belle pour me calmer dans mes moments d’agitation fiévreuse. Oh ! la pensée de me confondre avec elle, de faire partie de cette splendeur que j’adorais presque, me semblait la félicité la plus grande à laquelle je pusse aspirer !

Cependant, je connaissais assez l’astronomie pour savoir que sa dimension surpassait de beaucoup celle qu’elle paraissait avoir, et j’étais souvent découragé en songeant à son étendue et à son importance ; car alors je me sentais trop insignifiant pour m’allier à elle ; mais, la nuit venue, lorsque l’astre brillant glissait de nouveau dans un ciel serein, que son regard doux et fascinateur tombait encore sur moi, j’oubliais l’astronomie et la raison, et je me replongeais tout entier dans les ravissements de mon enfance et dans la contemplation de sa beauté. – Décidément, je devais, après la séparation de mon être matériel, faire corps avec la lune.

 

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(Félix de l’Ile : autobiographie, traduit de l’anglais par le traducteur de Miriam, Lausanne : G. Bridel, 1845)