(Extrait de la correspondance d’un homme grave)


 
 

… L’amitié nous attendait dans une excellente voiture bourrée de cigares, et, après quelques moments donnés au plaisir du revoir et aux préparatifs, nous partîmes pour C…

As-tu quelquefois voyagé ainsi ? Une belle soirée douce et fraîche ; – une route qui se suspend en blancs festons aux flancs de sombres collines couronnées de pins et de mélèzes ; – à côté de vous, des amis dont les mains cherchent les vôtres, dont les cœurs comprennent même le silence de votre bonheur ; et, à mesure que vous avancez, la nuit sereine qui répand ses ombres, ses bruits qui s’éteignent, la lune qui monte au ciel et dont la lumière dessine à travers les clairières mille formes bizarres ; – l’âme enfin débordant de cette joie recueillie et qui mouille les yeux, la joie que donnent la présence trop attendue de ceux qu’on aime et qu’il faudra quitter, l’oubli des préoccupations, la longue perspective de trois jours de plaisir, et l’ineffable et pénétrante saveur de l’air du soir et des parfums des bois et des prairies !

Cela dura quatre heures. La route m’eût paru trop courte ; mais tu sais qui nous attendait au but et s’il nous tardait d’arriver.

… C’était fête au village. Les notables avaient choisi ce jour pour souhaiter la bienvenue aux nouveaux habitants du château, notre ami E… et sa femme. Je ne saurais te dire ce que cet accueil avait de grave et de touchant. Le bon curé, le maire et les autres étaient visiblement émus et, mieux que leurs paroles, leurs regards et leur attitude témoignaient de leur joie sincère. Le fait est qu’on se réjouirait à moins. Ils connaissaient E… de vieille date ; ils l’ont, à l’unanimité, proclamé maire présomptif. Ils ont à première vue aimé leur gracieuse châtelaine. Je les aurais bien défiés de faire autrement.

Ce n’est pas seulement, du reste, cette preuve d’intelligence et de goût qui m’a donné bonne opinion de cette population, la meilleure et la plus religieuse, je t’assure, qui se puisse rencontrer à cent lieues à la ronde. Pas un homme n’a manqué la messe ; presque tous ont chanté vêpres, et jusqu’au soir les cabarets étaient déserts. Aussi y a-t-il, en général, sur les physionomies, je ne sais quoi d’affectueux et de serein, et dans les vêtements et les habitations un aspect d’aisance et de bien-être qui réjouit. Je ne te garantis cependant pas la parfaite impartialité de mes impressions, car j’ai vu tout cela un dimanche, par un magnifique soleil, avec beaucoup de joie dans l’âme, et sachant que tous ces braves gens, à deux ou trois exceptions près, mettent depuis 1848 des bulletins du blanc le plus pur dans l’urne électorale.

Ah, grand Dieu ! je penche, ce me semble, à te parler politique… à un ami comme toi et par lettre non affranchie… ce serait impardonnable. Je m’arrête à temps car, aussi bien, ma missive prend des proportions majuscules, et je ne t’ai pas achevé la véridique histoire de la pie de Monjassoux, par laquelle je commençais cette lettre. Je te disais que c’est A… qui parle après dîner, à l’ombre des grands châtaigniers, avec l’esprit et la verve que tu lui connais. Voici l’histoire complète, moins les accessoires, le ciel bleu, l’air parfumé, l’excellente digestion, les grandes ombres, et surtout l’esprit du narrateur :

« C’était à la St Hubert de 1834. Les chiens menaient un grand lièvre, le cinquième de la journée. Je l’attendais à mon poste, près de la Combe-Veyron, lorsqu’un coup de fusil partit à cinquante pas de moi. Je crus le lièvre mort, mais les chiens donnaient toujours de la voix ; seulement la chasse était détournée et je les entendis s’éloigner du côté de St-M… Je n’avais plus rien à faire là où j’étais ; je m’en fus aux renseignements du côté où le coup avait été tiré.

Je vis sur la lisière du bois M…, un jeune homme qui faisait ses début, et qui avait, dans la matinée, blessé deux chiens et manqué trois lièvres. Je le trouvai tout pâle, en arrêt sur une pie qui avait du plomb sous l’aile et qui se déballait dans les broussailles. Je lui demandai s’il avait peur de se piquer les doigts…

« Non, me dit-il, tout effaré et en me montrant du doigt la pauvre bête expirante, c’est… est… le… diable…

– Diable ! fis-je à mon tour. Voyons donc ! si c’est Satan, il faut lui tordre le cou ; il est habitué à rôtir, nous le mettrons au pot ; ça le changera. »

Encouragé par ma présence et un peu honteux de sa peur, il saisit l’oiseau par les pattes… mais il secoua la main comme s’il eût touché un fer rouge, quand l’animal curieux agita ses ailes et lui cria de sa voix la plus aigre : « S… salope !!! »

Je laissai tomber mon fusil et m’appuyai contre un chêne, en riant à ventre déboutonné.

Il y avait de quoi rassurer mon jeune compagnon qui, cependant, regardait ses doigts et s’assurait qu’ils ne sentaient pas le roussi. Quand je pus parler, je lui expliquai qu’il soupçonnait à tort cette pauvre pie d’accointances avec Belzébuth. Elle appartenait au maître d’école de St-G… et, de toutes les gracieusetés que lui enseignaient les élèves en l’absence du professeur, elle n’avait retenu à son heure dernière que la foudroyante apostrophe qui l’avait si fort effrayé.

M…, à qui je promis de taire jusqu’à nouvel ordre l’aventure, finit par en rire avec moi, et elle nous amena à parler très gravement des dangers de l’éducation universitaire et des mauvaises compagnies.

Depuis lors, M… raconte chaque année, au dessert du dîner de la St-Hubert, l’histoire de la pie de Monjassoux. – Il est devenu chasseur émérite et n’a plus depuis ce jour tué d’autre animal apprivoisé qu’un canard, encore était-ce un canard muet. »

Ce récit nous avait mis en goût, et j’insistai pour obtenir du père Roussel l’histoire de son dragon. Il nous affirma qu’un matin, s’en allant en chasse, il y a bien vingt ans de cela, il entendit un grand bruit à travers les hêtres et les ormeaux, dont les cimes s’inclinaient, comme sous un ouragan. Il se colla contre un arbre, l’œil au guet, le fusil armé, et attendit. Il était à vingt pas d’une source qui jaillit, pure comme du cristal, d’une coupe de sable fin et va, en murmurant, se perdre sous la mousse. Il vit le dragon qui baignait sa langue rouge dans la fontaine et lapait à grandes gorgées. C’était un corps de lézard colossal, couvert d’écailles d’acier, avec une tête où se confondaient dans un horrible accouplement toutes les horreurs phrénologiques du bouledogue et du serpent. Il avait, comme tout dragon vêtu suivant l’ordonnance, le dos vert et l’estomac couleur de feu. C’était, en terme de vénerie, un beau coup de fusil, car l’animal possédait un diamant monstrueux auprès duquel le Régent et le Koh-é-nor ne seraient que de pâles graviers.

Comme c’était dans sa gueule que, d’ordinaire, il portait son trésor, il l’avait déposé pour boire. Il était là, étincelant comme le soleil et gros comme un pavé ; le chasseur n’en pouvait supporter l’éclat. Au premier moment, il eut peur… Tu ris, je gage ! Ah ! je voudrais pour la peine te voir même avec un fusil à deux coups et du plomb de lièvre en face d’un pareil gibier… Pourtant, la vue du diamant, et la pensée d’une bonne œuvre à faire (car on accusait le grand dragon d’une foule de méfaits), ranimèrent le père Rousset, qui visa au cœur et fit feu de ses deux amorces. – Un cri affreux retentit jusqu’à St-S… à trois lieues de là, à ce qu’affirmèrent des gens dignes de foi. – Le père Roussel ne vit plus rien… Il attendit quelques minutes et courut à la place où était le monstre. Il trouva de larges flaques de sang noir qui fumait encore ; les traces profondes de quatre pieds fourchus ; une énorme branche de chêne brisée comme un roseau, et, à la place où reluisait le diamant, un charbon éteint. – Un petit berger lui dit qu’au moment où il avait entendu deux coups de fusil, il avait vu passer devant le soleil un grand nuage qui avait des ailes…. Le dragon avait quitté cette terre inhospitalière où l’on tirait sur les gens qui portent des diamants. Le père Roussel espère qu’il est allé se faire pendre ailleurs, car oncques depuis nul n’en ouït parler. – La source où buvait le dragon a gardé un goût de soufre très prononcé ; elle a une vertu souveraine pour guérir les migraines et cicatriser les blessures.

Les aventures du lutin dont nous parla Grandjean sont moins dramatiques. C’est la petite pièce après la grande. Le lutin était un voisin désagréable, un mauvais plaisant, mais point méchant cœur, et tout à fait sans rancune. Il semble avoir quitté le pays, car, depuis 1848, il n’a pas fait parler de lui. Grandjean croit que c’est un lutin blanc qui a émigré voyant qu’il n’y avait plus à rire, et qu’on parlait politique pendant les veillées. Grandjean l’a de ses propres oreilles entendu, ce qui s’appelle entendu, dérouter les chantres du lutrin par des notes sans nom, fausses comme Judas.

Il avait un goût très prononcé pour le jeu de boules, et, à l’époque où il avait élu domicile chez Grandjean, on l’entendait toutes les nuits au grenier, roulant, pointant, tirant avec une ampleur et un vacarme à réveiller des cendres. Il ajustait des queues de papier derrière l’habit de M. le maire, quand ce magistrat allait au chef-lieu ; il cassait les bouteilles de l’épicier ; attachait des casseroles à la queue des chiens ; pinçait les jeunes filles pendant vêpres pour les faire rire, et tirait méchamment le surplis du vicaire pour le distraire au prône.

Grandjean trouva un jour toutes ses vaches attachées au râtelier par la queue… Inutile de t’expliquer pourquoi les pauvres bêtes eurent faim toute la nuit et ce qu’on trouva le lendemain dans les crèches. Un jour de conférence, M. le curé avait à dîner dix de ses confrères. La vieille Marion descend à la cave une heure avant dîner, se baisse, tourne un robinet et remplit quelques bouteilles. Mais voilà que le robinet ne se ferme plus… Marion met l’index sur l’ouverture. Au même instant, une main invisible ouvre le tonneau voisin… Marion effrayée y applique la main qui restait libre et reste, deux heures durant, dans la position que tu vois d’ici… Pendant ce temps, le rôt se calcine, les sauces brûlent, le pot-au-feu se répand, et le chat, familier de la cuisine, mange les épinards. Les invités affamés s’inquiètent, cherchent et trouvent enfin la pauvre Marion, les bras tendus, qui, à leur arrivée, lâche les écluses et s’évanouit après tant de fatigue, d’émotion et de colère. L’arrivée des soutanes avait effrayé le lutin… tous les robinets se fermèrent et l’on dîna comme on put.

Un esprit fort du village, un gars robuste et alerte, s’était un soir moqué du lutin et de ceux qui y croyaient. Armé d’une énorme branche de coudrier qu’il glissa sous son drap, il alla se coucher et s’endormit en disant : « je l’attends. » Il n’attendit pas longtemps. Le lutin fit tomber ses couvertures, s’accroupit sur sa poitrine, le regarda longtemps avec ses yeux verts, lui pinça le nez, lui tira les oreilles, et le laissa couvert d’une sueur froide et horriblement enrhumé. Grandjean dit que ce fut bien fait. Il y a mille traits aussi convaincants, mais ton opinion doit être faite et je crois inutile de poursuivre ma démonstration et mon récit.

Les lutins s’en vont… comme les rois.

Grandjean prétend qu’ils reviennent.
 
 

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(X. Ygrec, in La Gazette de Lyon – Union Nationale, septième année, n° 176, lundi 30 juin 1851 ; John June, « The Dragon of Wantley, » gravure, c. 1744)