AURÉLIEN SCHOLL : PROMÉTHIDÈS

 

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I

 

Au sommet d’une noire montagne perdue dans les déserts les plus arides de la Perse, se trouvait autrefois l’orifice d’un puits profond où l’on descendait par un escalier en spirale taillé dans le roc.

Cet escalier n’avait pas moins de treize cents marches. Il conduisait à une trappe, qui, en se soulevant, donnait accès à un caveau circulaire éternellement éclairé par la flamme d’un immense fourneau.

Des cornues, des alambics et tout un monde de vases aux formes étranges se contorsionnaient, allongeant leur cou contre les parois du souterrain.

Tout autour régnait une large étagère, chargée de mille fioles étiquetées.

Et, dans une niche profonde, se trouvait une statue d’une étonnante perfection.

C’était le laboratoire du savant Prométhidès, l’un des plus fervents disciples de Zoroastre.

Il y a de cela tant de siècles, que la surface de la terre s’est renouvelée plusieurs fois depuis cette époque.

On dit qu’alors le ciel était d’un bleu plus foncé que celui d’aujourd’hui. Le soleil était plus brillant et plus chaud, la terre plus fertile, les arbres plus grands et plus verts, les fleuves plus larges.

Les poissons à milliers remplissaient une mer plus calme et plus salée.

Les hommes n’étaient point pâles comme nous, ni laids, ni contrefaits.
 

II

 

Prométhidès avait mis bien des années à faire sa statue. Il l’avait pétrie de terre vierge. Il lui avait fabriqué des os en combinant diverses matières calcaires. Il lui avait fait des veines avec la tige du blé en herbe.

Il en était enfin arrivé, morceau par morceau, à composer un homme complet, et qui, d’après ses calculs, ne donnant prise à aucune maladie, devait être immortel, s’il parvenait à l’animer.

Il lui avait fait du sang en combinant plusieurs essences, un beau sang pourpre et incorruptible. Mais il ne pouvait donner la vie à cette matière inerte.
 

III

 

Voici ce que se disait Prométhidès :

« La matière est la mère de toute chose. La vie, c’est le feu. La matière était de toute éternité. L’analyse chimique ramène l’homme à trois gaz fondamentaux. Le reste se compose de phosphate de chaux et de matières calcaires. Ces principes étant donnés, il se peut que, dans certaines conditions atmosphériques, l’homme se soit créé de lui-même, et sans la main de Dieu. »

Et le savant avait tenté le ciel en créant un homme.
 

IV

 

Un soir, les nuages amoncelés se heurtaient avec fracas. La pluie tombait à torrents. Les grands arbres gémissaient ; le vent déchaîné courait d’un hémisphère à l’autre, faisant crier la terre sous ses efforts.

Prométhidès, une verge de fer à la main, écoutait anxieusement, comme pour interroger la tempête.

Tout à coup, la nue se déchira et la foudre s’échappa de cette grande blessure rouge. Elle vint tomber dans la caverne où l’attirait le magicien, qui, à l’aide de sa baguette aimantée, la conduisit jusqu’à la statue et la lui laissa tomber sur la tête.

La statue frémit, s’agita et étendit les bras.
 

V

 

Prométhidès, hors de lui, posa la main sur le cœur de cet enfant d’argile qu’il avait conçu et élaboré avec tant de peine.

Le cœur battait !

Alors, le vieux savant, sacrifiant sa vie à son œuvre, colla ses lèvres sur les lèvres de son enfant ; et, dans un effort d’amour et de volonté, il lui souffla son âme en un baiser suprême ; après quoi, il tomba inanimé sur le sol.

La statue, devenue homme, promena un regard étonné sur les objets qui l’entouraient.

Elle fit un pas, et, dès ce premier pas, elle posa le pied sur le cadavre de son père.

Elle s’élança au-dehors, respira l’air à pleins poumons et s’enfonça dans la forêt profonde.
 

VI

 

Cet homme, d’une autre essence que celle des autres hommes, alla toujours devant lui, sans compter les jours, sans compter les années. Un ennui profond, une horrible mélancolie l’accablaient.

Il voyait des hommes moins forts et moins beaux que lui, qui vivaient heureux au milieu de leurs parents et de leurs troupeaux, et il se demandait avec étonnement quels étaient ces êtres singuliers qu’on appelait des femmes.

Il se sentait un immense besoin d’aimer, mais Prométhidès, en créant un homme, avait oublié de lui créer sa femelle.

Aussi, cet homme, isolé dans la création, souffrait des peines étranges. Ni père, ni frère, ni sœur, ni épouse.

De temps à autre, il se couchait sur le sol et s’épuisait en étreintes ardentes. Mais la terre, sa seule mère, restait froide à ces baisers.

Et cela fut ainsi jusqu’au jour où, dans un accès de désespoir, il éleva un bûcher, et, se couchant sur ce lit de charbons, il restitua à la terre ce que la terre lui avait prêté.

L’homme n’est pas le fils de l’homme, il est le fils de Dieu !
 
 

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(Aurélien Scholl, in Les Esprits malades, Paris : Librairie Nouvelle, 1855 ; gravure représentant M. T. P. Cooke, du Theatre Royal Covent Garden, interprétant le monstre dans l’adaptation théâtrale de Frankenstein par Richard Brinsley Peake, 1823)

 
 

 

ANDRÉ REUZE : « ECCE HOMO »

 

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Enfin il avait réussi.

À présent, il était aussi sûr du triomphe que de sa solitude au milieu des monts sauvages, de cette solitude qu’il pouvait rompre désormais à sa volonté, comme un enchanteur des temps légendaires, en tournant une simple manette, en faisant jaillir une étincelle.

Un geste seulement qu’il ferait quand il le voudrait et, dans cette triste maison de pierre tapie au flanc de la montagne où il vivait depuis six ans, il aurait un compagnon, un ami, le plus étonnant des hommes.

L’émotion de Robinson Crusoé découvrant sur le sable de son île des traces de pieds humains lui revint à la mémoire. Il sourit et haussa les épaules à ce souvenir de sa lointaine enfance. Rien dans l’histoire du monde ne pouvait se comparer aux impressions qu’il ressentait, aux heures surtout qu’il allait vivre. Il n’imaginait même pas exactement quelle décision il prendrait une fois l’autre installé en face de lui. Continuerait-il de vivre ici quelques semaines, quelques mois encore pour l’étudier, l’instruire, l’améliorer déjà peut-être, ou bien le conduirait-il immédiatement vers ce qu’on était convenu d’appeler – il sourit encore – la civilisation ?

Demain, s’il le voulait, il pouvait redescendre à Innsbruck, où son nom s’oubliait chaque jour un peu plus, et, sans avoir un mot à prononcer, en traversant seulement la Maria-Theresien Strasse avec son compagnon, il provoquerait une sensation si grande que, par tous les moyens de transmission connus, la nouvelle couvrirait le monde d’un réseau de stupeur.

Rester calme, voilà ce qu’il fallait avant tout. Vingt ans il avait préparé sa découverte. Six ans il avait travaillé dans l’isolement le plus complet, de l’aurore au crépuscule, et, durant les longs mois d’hiver, bien avant dans la nuit, tandis que la tempête hurlait dehors, s’astreignant à un régime de prisonnier pour n’avoir recours à personne. Ce n’était pas à la minute finale tant attendue qu’il allait se laisser griser.

Les mains derrière le dos, il se mit à marcher lentement à travers son laboratoire pour reconquérir cette tranquillité dont il avait besoin. Et puis il s’approcha d’une fenêtre. Le spectacle des cimes immaculées exerçait toujours sur son âme une action bienfaisante.

Au-dessous de lui, plus bas que les forêts de sapins trouées par les avalanches, le printemps régnait dans les vallées du Tyrol, au bord des torrents mugissants que semblent saluer les arbustes courbés sous le poids de l’hiver, mais les sommets étaient toujours couverts de neige. Au-delà du Brenner, loin sous le ciel bleu ensoleillé, les crêtes des Dolomites, frontière linguistique de l’Autriche, limitaient le monde à ses yeux. Jusque-là, c’était une grandiose succession de cimes que survolaient des aigles fauves, où se hasardaient en été des « cordées » d’alpinistes vigoureux dont les chants lui parvenaient quelquefois dans le calme infini du soir.

Sa maison, cette très modeste maison qui demain serait célèbre, dont les journaux de tous les pays reproduiraient la photographie, avait été une gare de ligne stratégique pendant la guerre. Quatre ans après les hostilités, il avait acheté pour quelques centaines de milliers de couronnes, c’est-à-dire pour rien, la gare privée de sa voie ferrée, perdue en pleine montagne, et qui ne pouvait loger qu’un fou. Ainsi avait-on jugé le professeur Otto Shaller installant un laboratoire sur le toit de l’Europe Centrale, loin de tout. Seuls, quelques paysans du village le moins éloigné lui apportaient des vivres pendant la belle saison et renouvelaient sa provision de bois. Il lui était arrivé aussi de causer avec des pâtres, mais sa porte restait toujours fermée pour les alpinistes qui, malgré le conseil des guides, se risquaient à la heurter du poing.

Six ans, il lui avait fallu six ans d’un labeur obstiné pour transformer en réalité le plus audacieux des rêves, et maintenant il ne s’agissait plus que de vouloir.

Le vieux savant se retourna et, une fois de plus, contempla son œuvre.

Assis sur un tabouret, immobile, rigide et froid, n’attendant plus que l’étincelle qui allait lui donner la vie, se tenait l’homme artificiel. Métallique et lourd encore, avec un visage fermé comme un heaume, il ressemblait étonnamment à un chevalier du moyen âge. Plus tard, on le perfectionnerait, on l’affinerait, on lui trouverait des lignes plus harmonieuses, définitives. Est-ce que les premières automobiles, les « voitures sans chevaux, » ne paraissaient pas laides ? Détails que tout cela. Déjà son aspect choquait moins que celui des modèles précédents, 1926 et 1928, qui gisaient, ratés, dans un coin du laboratoire. Achevé et prêt à vivre, le modèle 1930 allait faire son entrée dans le monde.

Il l’avait voulu fort, et ses mains, comparables à des serres, témoignaient de sa puissance. Il le voulait intelligent, et le développement de son intelligence se réglerait mécaniquement. Surtout, il le souhaitait généreux, d’une grandeur d’âme surhumaine, mais là subsistait l’inconnu. Otto Shaller répondait de la santé, de la longévité de l’homme artificiel qu’il avait créé réparable. Au moment de l’animer, il se perdait en hypothèses, non pas sur les possibilités, mais sur la qualité d’un cerveau qui était son chef-d’œuvre.

Il méprisait les simples hommes d’en bas, acharnés à se massacrer, et qui entretiennent la haine comme ils ont entretenu le feu depuis les âges les plus lointains de la préhistoire. L’homme nouveau aurait tout à apprendre. Dès ses premières lueurs d’intelligence, il allait commencer de lui enseigner la bonté.

La minute qui dominait toutes les années de sa longue et laborieuse existence était arrivée. Il rectifia machinalement la position de ses lunettes d’or, passa sur son grand front pâle une main qui tremblait.

Au milieu du laboratoire se dressait une machine électrique compliquée. Il s’en approcha, posa les doigts sur une manette.

« Allons, murmura-t-il, lève-toi. »

Sa main tourna. Il y eut un grésillement léger, une lueur verte à peine perceptible.

En face, l’homme de fer accusa comme un choc. Il oscilla légèrement, sembla hésiter, puis se dressa sur ses jambes.

Le professeur avait jeté un cri de triomphe. Il s’élança vers son œuvre, les mains tendues, pour l’embrasser.

Alors une voix lui répondit, un hurlement neuf, qui ne rappelait rien de connu et semblait provenu d’un autre monde, quelque chose de si effroyable que, son élan coupé, il en tomba sur les genoux.

L’homme artificiel parut étonné, se pencha, lui prit le cou entre ses mains froides et, avec une sorte de rire métallique, doucement, comme pour s’amuser, il l’étrangla.
 
 

 

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(André Reuze, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, vingt-et-unième année, n° 7160, dimanche 20 juillet 1930 ; « Les Contes du Quotidien, » in Le Quotidien, onzième année, n° 3610, lundi 2 janvier 1933 ; illustrations de Bernie Wrightson pour Frankenstein de Mary Shelley, Marvel Comics, 1983)