Le soir tombait lentement, soulignant les dernières lueurs du jour qui se mouraient. Dans le port arrondi, une brise balsamique qui avait déjà caressé la chétive végétation des hauts sommets, faisait bruire et gonfler les voiles des bateaux au repos.
Et dans cette brume, que des phares électriques piquent çà et là, quelques barques pontées, mollement soulevées par la lame douce, venaient, en geignant, se frotter aux quais de granit. Les steamers, pareils à de monstrueux animaux, s’accroupissaient dans une ouate violacée où se jouaient encore les paillettes dérobées au soleil qui sombrait du côté de la mer.
De la division navale anglaise qui se tenait immobile sur ses ancres, un seul bâtiment se préparait à retourner à son port d’attache. Ses cheminées vomissaient une fumée épaisse qui montait en s’éclaircissant, dans le ciel de cuivre roux.
Le capitaine de l’ « Invicta » – c’était le nom du croiseur en partance – était encore à terre où son service l’avait retenu. C’était le capitaine Carrey, l’un des plus vaillants officiers de la marine britannique et « scion » d’une illustre famille de marins au service de l’Angleterre depuis plus de deux siècles.
Le capitaine Carrey regagnait tranquillement son bord, embrassant d’un coup d’œil le merveilleux spectacle du Pirée endormi, lorsqu’une voix musicale, aux inflexions très douces, lui fit tourner la tête.
Sur le rivage sec et poudreux que la nuit qui était venue assombrissait, tournant le dos au bassin de Munychie, dont l’eau claire, le soir, reflète le diadème de la pâle Artémis, une femme vêtue de noir se tenait immobile. L’inconnue, pour interroger l’officier, s’était exprimée dans la langue d’Homère, ce qui indiquait qu’elle appartenait à la meilleure société, le peuple et les marchands n’employant que le grec vulgaire.
« Vous commandez le bâtiment qui regagne l’Angleterre ? » avait-elle demandé.
Le capitaine répondit affirmativement.
« Vous partez demain ?
– Au petit jour. »
L’inconnue s’était approchée ; et, bien que le ciel eût revêtu sa parure nocturne, c’est-à-dire cette draperie cuivrée que le ciel d’Orient étend jusqu’à l’horizon quand vient la nuit, John Carrey, surpris et charmé tout à la fois, put dévisager sa singulière interlocutrice. À n’en pas douter, cette femme possédait la radieuse jeunesse des belles Grecques, qui ont désespéré le ciseau de Phidias et de Praxitèle… L’éblouissante Athéné sortie du cerveau puissant de Zeus n’avait pas plus de majesté, plus de grâce, plus de royale beauté que cette femme mystérieuse qui venait d’interroger l’officier anglais.
« Moi aussi, je dois me rendre en Angleterre, et le bateau ne part que dans trois jours… dit la jeune femme dont la voix chaude et admirablement timbrée berçait doucement le cœur du capitaine… Ne pouvez-vous me prendre avec vous à bord ? »
Cette singulière proposition abasourdit le capitaine, qui crut avoir mal compris.
« Je commande un bâtiment de guerre de Sa Gracieuse Majesté… commença-t-il.
– Je le sais… interrompit l’inconnue ; je sais aussi que les règlements interdisent de prendre une personne étrangère à bord d’un navire de guerre, surtout une femme… Aussi est-ce un service que je vous demande, un service que je n’oublierai jamais… »
La jeune femme prononça ces dernières paroles d’une voix suppliante qui alla droit au cœur de l’officier de marine.
Très ébranlé, le capitaine Carrey balbutia :
« Ce que vous me demandez est impossible… Le voudrais-je, que je ne pourrais pas… Tout s’y oppose : d’abord la discipline, qui m’oblige comme le dernier de mes matelots à obéir aux règlements… l’aménagement des cabines, qui ne conviendrait pas à une femme de votre qualité…
– Écoutez-moi, capitaine, interrompit pour la seconde fois la jeune Grecque, dont l’admirable visage se contractait sous l’empire d’un profond chagrin… je ne puis aujourd’hui vous dire l’impérieux devoir qui m’appelle dans votre pays… je suis liée par les serments les plus solennels… je suis seule, sans appui… sans famille… je ne compte que sur « les dieux » et sur vous. »
Les « dieux, » cet archaïsme très usité dans la haute société grecque, où l’on garde jalousement les traditions d’un passé glorieux, amena un sourire sur le visage grave du capitaine.
« En vérité, Madame, je vous répète que ce que vous me demandez là… »
John Carrey n’acheva pas la phrase commencée ; voyant chanceler la mystérieuse inconnue, il s’élança pour la soutenir… mais, par un effort de volonté, la belle Grecque s’était ressaisie, et, majestueuse, aussi belle que les statues qui dominent l’Acropole, elle insista encore :
« Ainsi, vous refusez. »
Éperdu, le capitaine joignit les mains… Une étrange ferveur l’avait gagné.
Ce n’était plus une femme qu’il avait devant lui, mais une idole, une déesse, à laquelle son cœur l’obligeait à obéir aveuglément et qu’il adorait déjà…
« Vous me demandez de risquer ma carrière d’officier pour satisfaire votre caprice… soit ! Attendez-moi ici… Je vais m’assurer de la discrétion de mon second… et vous embarquerez cette nuit…
– Soyez béni, capitaine, » dit l’inconnue avec un sentiment de profonde reconnaissance.
L’officier avait déjà fait quelques pas pour regagner son bord, quand il s’arrêta soudain :
« Votre nom, Madame ?…
– Appelez-moi « Agalma, » vous saurez mon nom plus tard. »
John Carrey n’insista pas et se dirigea vers le quai. Quant à l’inconnue, superbe et sphyngiale, elle regardait l’horizon fauve que la nuit continuait d’absorber.
Quand John Carrey revint à terre, son regard rencontra la silhouette harmonieuse d’Agalma, qui attendait, confiante, le résultat de la négociation.
« Le ciel est pour nous, Madame. J’ai apporté avec moi ce grand manteau, qui vous dissimulera aux yeux des curieux. Mes hommes m’adorent, ils seront aveugles ; mon second vous ignorera… Tout marche donc à souhait. »
Agalma prit le bras que le capitaine lui tendait, et bientôt le couple, agité par des sentiments divers, prenait place dans l’embarcation qui devait les conduire à l’ « Invicta. »
La mer était calme ; de petites vagues grises, mouchetées d’argent, venaient caresser les embarcations amarrées au quai… La lune éblouissante sortait des déchiquetures argentées d’un gros nuage qui courait dans le ciel roux…
L’embarquement se passa sans encombre ; à la coupée, le second veillait.
Agalma fut conduite dans la cabine de John Carrey, qui avait demandé l’hospitalité à son second, le lieutenant Walter Smith, un sceptique délicieux, que cette aventure amusait énormément.
« Je joue gros jeu, n’est-ce pas, Smith ? dit le capitaine.
– Ce sont toujours les grosses parties qu’on gagne, » répartit philosophiquement le second.
À quatre heures et demie du matin, le bâtiment appareillait et l’ « Invicta, » pareil à quelque monstrueux alcyon, prenait sa course dans les flots que l’astre naissant rayait de mille lueurs où dominaient la pourpre et l’or.
Nous n’insisterons pas sur les détails et les incidents d’un voyage paisible qui ne fournit à John Carrey aucune indication nouvelle pouvant l’éclairer sur la qualité de sa protégée. Il remarqua seulement que la jeune femme était peu familiarisée avec les objets qui l’entouraient, comme si elle eût vécu longtemps loin des centres de civilisation… Cette ignorance exagérée était pour lui et son second un sujet inépuisable de conversation et ajoutait au mystère qui enveloppait Agalma.
Lorsque les côtes anglaises se profilèrent dans la brume, la jeune Grecque fit mander le capitaine, grâce aux quelques mots d’anglais qu’elle avait appris pendant le voyage, et lui demanda si son service lui permettait de quitter le port pour l’accompagner à Londres.
John Carrey, que cette proposition enchantait, lui apprit qu’il devait, en touchant le sol anglais, se rendre à l’Amirauté et que rien ne l’empêchait d’être son guide dans la capitale de la Grande-Bretagne.
Agalma paraissait absolument heureuse des soins et des prévenances dont elle était l’objet de la part du capitaine.
Quand le bâtiment entra dans le port, une brume assez épaisse permit à John Carrey de la faire débarquer sans éveiller l’attention de personne. Il la rejoignit bientôt, remplit les formalités d’usage, remit le commandement du navire à son second, et prit deux tickets pour Londres.
En quelques heures, le jeune couple était arrivé. Londres très embrumé s’éveillait lentement, en ville paresseuse qui s’étire avant que de reprendre sa quotidienne activité.
John Carrey siffla un cab, et fit conduire Agalma au Savoy Hôtel, où il retint deux chambres.
Un peu lasse, la jeune femme demanda à se retirer, et l’officier de marine ne la revit que le soir, au salon de l’hôtel, inquiète, nerveuse, n’ayant pu se faire comprendre des interprètes.
John Carrey avait vu ses chefs hiérarchiques, sa mission était accomplie ; il se mit aussitôt à la disposition d’Agalma qui le remercia par le plus aimable des sourires.
Le lendemain commencèrent les visites. Aux monuments londoniens, Agalma se faisait tout expliquer, ne cessant d’interroger, dans le but évident d’apprendre une foule de choses qui forment le bagage conventionnel de chacun, mais qu’elle paraissait ignorer totalement.
John Carrey y mettait une bonne grâce qui en disait assez sur l’état de son cœur. Il aimait Agalma, d’abord parce qu’elle était adorablement belle, ensuite parce qu’elle se présentait à lui comme une énigme troublante qu’il ne pouvait déchiffrer.
Que venait-elle faire à Londres ? Elle n’avait plus reparlé du but de son voyage, de ce but sacré qui l’avait fait supplier l’officier de la prendre à son bord… Elle allait, rieuse, indifférente, enjouée, curieuse quelquefois de ce qui l’entourait et qui lui semblait nouveau. Le capitaine ne cherchait d’ailleurs pas à savoir… Il craignait même un peu de voir tomber le voile de mystère qui l’empêchait de pénétrer plus avant dans l’intimité de la jeune femme.
Il ne pensa pas un seul instant qu’il pouvait être le jouet d’une aventurière ; d’ailleurs, la beauté d’Agalma, beauté presque surnaturelle, ne permettait pas de supposer une hideur cachée.
Cette première matinée passée dans le tumulte d’une grande ville fut délicieuse. Au lunch, la jeune Grecque, incidemment, parla d’un retour probable, lorsque sa « mission » serait accomplie.
Le capitaine n’avait pas pensé à l’inévitable, c’est-à-dire à l’éventualité d’un départ de celle qu’il aimait déjà d’un amour ardent, éternel… L’idée de la perdre pour toujours le plongea dans une sorte de stupeur ; cependant, il fit assez bonne contenance et poussa même l’héroïsme jusqu’à lui donner les renseignements qu’elle lui demandait sur les moyens de regagner son pays.
« Où voulez-vous aller, cet après-midi ? interrogea Carrey, pour mettre fin à une conversation pénible.
– Ne m’avez-vous pas parlé du British Muséum, où se trouvent des sculptures provenant du Parthénon, ainsi que celles qui furent prises dans des temples d’Athènes par lord Elgin ? »
En prononçant ces derniers mots, Agalma pâlit un peu, mais son trouble échappa à l’attention du capitaine.
« En effet, répondit-il, nous pourrions passer notre après-midi au British Muséum, c’est à deux pas d’ici, Great Russel Street ; nous y serons en quelques minutes. »
Et l’officier anglais ajouta en riant :
« Vous ne le portez pas dans votre cœur, ce pauvre lord Elgin ; il est de ceux que les patriotes athéniens ont voué à l’exécration. Si ma mémoire me sert bien, il enleva au trésor de la Grèce les principaux ornements du Parthénon et surtout l’admirable frise représentant la procession des Panathénées. »
Agalma ferma les yeux. On eût dit qu’elle allait s’évanouir.
« Qu’avez-vous donc ? s’écria le capitaine ; êtes-vous souffrante ? Voulez-vous retourner à l’hôtel ?…
– Non, je vais mieux… ce n’est rien, murmura la jeune Grecque qui essayait de se dominer ; j’ai eu chaud à l’hôtel… mais c’est fini… voyez-vous ? »
Un radieux sourire illumina son visage. John Carrey était rassuré, bien qu’un peu intrigué.
Les deux jeunes gens, continuant leur course, arrivèrent devant le musée dont ils franchirent le seuil.
Dans le but d’être agréable à sa protégée, John Carrey lui fit visiter rapidement quelques salles et la conduisit à la salle d’Elgin, la plus remarquable du Musée Britannique.
Le capitaine regardait avec un étonnement mêlé d’angoisse Agalma qui se transfigurait dans ce décor sévère, où rayonnait l’art le plus pur… Était-il le jouet d’une illusion ? Il lui semblait que les traits de la belle Grecque se modifiaient pour s’identifier avec ceux des Panathénées…
Il se frotta furieusement les yeux pour voir s’il était bien éveillé… Il revit Agalma aussi belle, aussi délicieusement humaine que de coutume.
Avec le sourire auquel il ne savait pas résister, elle lui demanda :
« Voulez-vous occuper le gardien… un instant ?… C’est une folie, je le sais bien, mais j’ai besoin de rester ici un instant, seule… C’est mon temple à moi, cette salle, ajouta-t-elle avec une adorable coquetterie… et je veux y faire mes dévotions…
– Que vous êtes enfant ! » murmura le marin que la jeune femme ensorcelait.
Il fit ce qu’on lui demandait… C’était d’autant plus aisé qu’il n’y avait qu’eux dans la salle d’Elgin, et quand il revint, il retrouva Agalma rayonnante de joie…
« Merci, soupira-t-elle avec émotion, merci encore… » et elle lui tendit la main avec un abandon qui acheva de rendre fou le pauvre capitaine.
Ils rentrèrent à l’hôtel, et Agalma demanda à son compagnon la permission de se retirer… La promenade l’avait fatiguée et elle désirait se reposer…
John Carrey s’inclina, non sans tristesse. Une angoisse indéfinissable l’avait envahi… Et pourtant, il avait été si heureux pendant une heure !
Le lendemain, l’officier reçut un message l’informant que l’amiral F… désirait le voir à Whitehall. Il se rendit aussitôt à cette pressante invitation et demeura une bonne partie de la journée en conférence avec son supérieur.
Quand il revint au Savoy, poussé par une inexplicable inquiétude, il demanda à voir Miss Agalma.
« Madame est partie ce matin…
– Comment, partie ? interrogea-t-il en chancelant… elle doit revenir…
– Je ne crois pas… Elle a soldé sa note, non sans difficulté, parce qu’elle s’exprime avec lenteur en anglais…
– Achevez… et elle n’a rien laissé pour moi ?
– Si, une lettre que voici… »
John Carrey s’empara avec avidité du pli qu’on lui tendait… Il déchira l’enveloppe… et, sans prendre la peine de passer au salon, il lut dans la cour de l’hôtel l’étrange lettre que voici :
« Ami,
Ne cherchez pas à me revoir, c’est chose impossible… Dans quelques jours, j’aurai repris ma forme première et ma place dans les ruines athéniennes. Je suis une des Panathénées, oubliée par lord Elgin. Mes sœurs, mutilées par le fer des briseurs d’images, m’avaient chargée de voir les pauvres exilées du British Muséum, et grâce à vous, grâce aussi à Jupiter, divinité déchue qui erre sur le sommet stérile de l’Olympe, et qui, sur ma prière ardente, m’avait pour quelques jours donné une enveloppe humaine, j’ai pu remplir ma délicate mission. Soyez béni, oubliez-moi, et que les dieux nouveaux vous aient en leur sainte garde.
AGALMA. »
Quand John Carrey eut achevé sa lecture, il regarda devant lui, les yeux vagues, se demandant s’il n’était pas devenu fou.
Le portier qui lui avait remis la lettre le vit s’éloigner et s’enfoncer dans la rue brumeuse.
Jamais personne, à Londres, ne revit John Carrey.
Un touriste qui, quelques années après ce petit drame, revenait d’Athènes, affirmait qu’un Anglais, que l’on disait privé de raison, errait la nuit dans l’Acropole pour retrouver une des Panathénées qu’il avait connue à Londres.
Les petits Athéniens aimaient, le soir, quand la police ne les surveillait pas, jeter des pierres au pauvre dément…
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(Léo d’Hampol, « Les Contes du Soleil, » in Le Soleil, trente-neuvième année, n° 256 et 257, samedi 14 et dimanche 15 septembre 1912. Jean-Léon Gérôme, « Pygmalion et Galatée » I et II, huiles sur toile, c. 1890 ; Lawrence Alma-Tadema, « Phidias montrant la frise du Parthénon à ses amis, » huile sur toile, 1868)