Tous les ans, mon ami Faujas passait ses vacances dans une petite maison bâtie aux bords de la Meuse, dans un endroit solitaire, entre Givet et Fumay. C’était une espèce d’ermitage, ombragé – comme un tombeau – de saules pleureurs, et que surplombait la masse imposante des roches d’alentour. Au bout du jardin, Faujas montrait à ses hôtes une caverne obscure dont jamais personne n’avait exploré le fond.
Grâce à cette curiosité naturelle, Faujas eut la maison quasi pour rien. Les gens du pays la croyaient hantée. En vérité, la caverne ressemblait à l’entrée de l’enfer, telle qu’on la représente à l’Opéra, dans Robert le Diable. La dernière fois que je vis Faujas, il me raconta là-dessus une histoire.
« Il y a une semaine, dit-il, j’avais ici Albert C… Le jour de son départ, nous passâmes l’après-midi au jardin. Après avoir jeté quelques pierres dans la grotte, nous nous mîmes à parler des mystères du monde souterrain.
« La géologie, dis-je, est une science négligée et, en tout cas, elle passionne peu l’imagination populaire. Depuis Icare, on bat des records de hauteur, mais on ne s’est pas encore avisé de creuser le sol un peu sérieusement. Par rapport à l’axe de la terre, les profondeurs atteintes jusqu’ici sont dérisoires. Pourtant, il me semble que l’on pourrait faire mieux, grâce à l’outillage moderne. Les romanciers eux-mêmes…
– Halte ! fit Albert C… Jules Verne a écrit le Voyage au centre de la Terre.
– Sans doute, mais l’ouvrage est unique, tandis qu’il existe bien une centaine de voyages à la lune et aux planètes. Cependant, l’intérieur du globe, quel magnifique endroit pour situer nos utopies ! Quel immense problème volontairement négligé ! »
Je ne fais que résumer notre conversation. À la tombée du soir, Albert me serra la main et nous nous séparâmes. J’allai dormir, car j’étais fatigué. Au milieu de la nuit, je me réveillai brusquement. Une figure noire se tenait immobile au milieu de ma chambre. Cela ressemblait à une femme déguisée en souris d’hôtel, avec maillot et cagoule, comme on représente ces personnes sur la couverture des romans policiers. Je voulus parler, mais avant que j’eusse le temps d’ouvrir la bouche, l’apparition me dit :
« Ne vous effrayez pas. Je vais vous expliquer qui je suis, ce que je veux et d’où je viens. »
À ces mots, elle ôta son masque, son vêtement noir, et surgit devant moi comme une statue phosphorescente dans la nuit. La clarté qui la baignait toute me montrait une jolie fille, mais étrangement pâle ; une statue d’albâtre. Ses cheveux seuls étaient colorés, de ce blond argent-doré qui est à présent si fort à la mode ; et deux traits bleus et un trait rose, à peine indiqués, marquaient remplacement de ses yeux et de sa bouche.
« Je suis, reprit l’inconnue, une habitante de ce monde souterrain dont vous parliez tout à l’heure. Ayant entendu vos propos, l’occasion m’a paru bonne pour entrer en relations avec vous.
– J’aime les belles fantaisies, dis-je. Mais il faut qu’elles soient bien conduites et soutenues. Comment se fait-il que vous parliez français tout en venant d’un monde si éloigné du nôtre ?
– Éloigné, mais non, riposta l’inconnue. Ma demeure n’est pas à dix kilomètres d’ici. Les civilisations souterraines sont essentiellement auditives. Avant que vous eussiez atteint l’âge du bronze, nous avions déjà nos cheminées d’écoute et certains appareils qui nous permettaient de saisir et d’enregistrer tout ce qui se raconte sur la terre.
– Alors, vous devez avoir une triste idée de nous ?
– Nullement ! Vous êtes des poètes, d’exquis musiciens et d’adorables menteurs. Du reste, cela n’est pas si simple. Il y a chez nous autant de civilisations, de peuples différents que chez vous. Comment vous en donner une idée ? Prenez un peu patience. Je ne puis, en un quart d’heure, décrire le monde d’où je viens, pas plus que vous ne pourriez expliquer en dix mots la Terre à un habitant de la planète Mars.
– Alors comment se fait-il, demandai-je, que vos gens n’aient pas songé plus tôt à se mettre en rapport avec nous ?
– Oh ! il y a tout de même certaines histoires de gnomes et de kobolds qui devraient vous rendre moins affirmatif. En vérité, nous avons jugé jusqu’ici qu’il valait mieux rester dans l’ombre. Nous profitons de notre civilisation comme vous profitez du miel de vos abeilles. Mais, depuis quelque temps, il nous semble qu’une affreuse maladie ravage nos ruches. Cela date de la grande guerre. (Quel tintamarre au-dessus de nos têtes !) Devenez-vous fous ? Que signifient vos extravagances actuelles ? Vos films rugissants, vos charivaris nègres, vos insipides bavardages par T. S. F., vos romans-succès écrits par des boy-scouts pervers ou des mégères décorsetées, votre critique littéraire confiée à des esclaves de librairie, vos…
– Arrêtez, je suis au courant, dis-je. Tout cela c’est à cause de la crise. La misère nous plonge tous dans une honteuse bassesse et une effroyable servitude.
– Nous l’avons deviné et, comme nous sommes très riches – chez nous l’or et le diamant abondent, – nous venons vous offrir notre aide.
– Cela est bien aimable, accordai-je. Je ne sais comment vous remercier au nom de d’humanité souffrante. Cependant, une chose me tracasse encore. Comment se fait-il (ah ! je ne m’en plains pas, c’est simple curiosité) que le monde souterrain nous envoie une ambassadrice au lieu d’un ambassadeur ?
– Un mâle ! s’écria la fille lumineuse avec un superbe dédain. Chez nous, les mâles ne sont que de faibles avortons que nous tenons enchaînés, pêle-mêle avec nos animaux domestiques. Je ne vous cache pas qu’il y a là une grosse difficulté pour nos relations futures.
– Aucune, protestai-je. Si vos sœurs sont pour la moitié aussi jolies que vous, elles ne trouveront ici que des adorateurs. Déjà je me sens prêt à me jeter à vos genoux.
– Oui, fit la belle, mais à la façon des hommes. On sait comment ça finit sur terre ; mais, en-dessous, ce sont toujours les femmes qui ont le dernier mot.
– Et comment cela ?
– Très simplement. La nature nous a pourvues de deux crocs venimeux, comme vos serpents cobras. Quand un mâle a cessé de nous plaire, nous lui donnons un petit baiser sur la joue et tout est dit. Maintenant, il n’est pas certain que cela opère sur les « couches supérieures. »
– J’en veux courir le risque, décidai-je, en prenant la main de l’envoyée de Pluton. Il ne s’agit donc plus que de savoir ce que nous allons entreprendre d’abord.
– Je voudrais me promener pendant quelque temps incognito à Paris, à Deauville, à Londres, à Berlin et, si possible, à Moscou. Vous me serviriez de guide, dans les musées et les grands magasins. Cela vous va-t-il ?
– Certes ! Seulement, ajoutai-je un peu embarrassé, il y a la question d’argent…
– N’en ayez cure. Je pars à l’instant. Je me précipite dans mon trou et, dans quelques jours, je reviens avec une barre de platine et un sac de pierres précieuses… »
*
« Voilà pourquoi, conclut Faujas, vous me voyez si préoccupé. Il y a trois jours que l’enfant est partie et j’attends de ses nouvelles. Avouez que l’aventure n’est pas banale.
– Un rêve de conteur ; c’est un peu arrangé.
– Un rêve ? Mais pas du tout. Venez donc au bord de la caverne. Vous y verrez encore la trace du pied nu de ma fée des ombres sur le sable.
– En ce cas, viens avec moi, Faujas. Prenons le train de 8h. 52. La solitude ne te vaut rien. »
Faujas haussa les épaules.
Le plus drôle – si drôle convient ici – est que je viens d’apprendre la mort de Faujas. On l’a trouvé dans sa bicoque, avec quelque chose comme la morsure d’une vipère au cou. Arrangez cela comme vous pourrez ; moi, j’y perds mon latin.
_____
(Horace van Offel, « Les Contes de l’Excelsior, » in L’Excelsior, vingt-troisième année, n° 7937, dimanche 4 septembre 1932 ; Leonor Fini, « In the Tower » [autoportrait de Leonor Fini avec Constantin Jelenski], huile sur toile, 1952 ; Remedios Varo, « Retrato del doctor Ignacio Chávez, » huile sur panneau, 1957)