Le grand savant Gribeyre n’avait pas de famille, pas de foyer. Son existence évoquait la simplicité d’une belle courbe géométrique. Il était aussi ignorant qu’un enfant de ce que nous appelons la vie. De bonne heure, il s’était voué à la science comme d’autres se vouent à Dieu, passionnément. Il avait fait, des quinze mètres carrés de son laboratoire, un univers artificiel où il voyait des choses merveilleuses. Il en sortait chaque jour, lourd de quelque fait nouveau. Pendant quarante ans s’accumulèrent ces découvertes en chimie organique et en biologie qui font l’admiration du monde. On parla de son génie ; on le compara à Lavoisier  ; on le chargea d’honneurs. Il refusa doucement toutes les vanités et s’enferma de plus en plus dans sa solitude laborieuse.

Le public d’élite qui suivait ses leçons lui supposait une âme bien équilibrée et sans enthousiasme, une de ces âmes sereines de vieux savants qui éclairent, mais qui ne brûlent pas. Si ce public avait pu ouvrir cette âme, il aurait contemplé une magnifique effervescence sentimentale, un tumulte d’ambitions, d’espoirs et de désespoirs juvéniles, une passion concentrée et longuement entretenue de héros balzacien… Gribeyre voulait résoudre l’énigme de la vie. Le rêve des vieux âges, assagi et fortifié par les acquisitions des siècles, chantait en son cerveau lucide de positiviste.

En possession de tous les résultats de la science, Gribeyre avait reconnu la possibilité logique de créer une cellule, le premier organisme de la nature, à partir des éléments bruts. Car il ne croyait pas que la vie soit une flamme transcendante qui descend en la matière pour l’animer. Il était convaincu que l’atome n’est point inerte, qu’il est capable d’agglomération confuse – c’est la matière brute, et d’association – c’est la matière vivante ; qu’il passera spontanément de l’état de collectivité amorphe à l’état organisé, si on sait lui en donner les conditions.

Ces conditions, il les a cherchées depuis quarante ans. Avec une longue patience, il a défini de mieux en mieux le problème, il a restreint son indétermination. En même temps, il rencontrait ces découvertes fameuses qui faisaient sa gloire ; mais c’étaient les fruits de la route ; il ne s’arrêtait pas pour en savourer le suc. La grandeur de ce qu’il voulait atteindre l’empêchait d’en prendre orgueil. Pendant qu’on s’étonnait de son génie et de sa modestie, il voyait ses cheveux blanchir, il sentait sa vue baisser, et, dans le silence de son laboratoire, il entendait les insinuations du grand doute. Il approchait du but, cependant ; il en était sûr, parce que, comme les navigateurs, il faisait souvent son point, il contrôlait son orientation. Et cette certitude retrempait ses forces.
 

*

 

Depuis huit jours, le maître est nerveux. Il malmène ses garçons, qui ne le servent pas assez vite. Il travaille la nuit dans son laboratoire. Au milieu de sa dernière leçon, il s’est interrompu et s’est mis à écrire avec fièvre.

« Qu’a-t-il donc ? » se demande Bordier, son fidèle préparateur, à qui Gribeyre n’a jamais laissé deviner ses desseins. Et, le voyant arriver plus soucieux que jamais :

« Nous apprêtez-vous quelque grande découverte, maître ?

– Peut-être, répond le savant, avec un peu d’ironie au coin des lèvres.

– Vous n’avez pas besoin de moi ?

– Non, merci, mon ami ; je connais votre dévouement. Non, préparez-moi seulement un peu de notre liqueur numéro 3. Soignez bien les pesées. Prévenez, en outre, que je ne peux pas faire mon cours ce matin. »

Le jeune homme est frappé de l’éclat de ses yeux, du désordre de sa physionomie. Respectueusement, il lui conseille de ne pas se surmener. Mais le savant ne l’écoute pas ; il entre dans son laboratoire, s’y enferme. Tout de suite, il va à une petite étuve, en sort un matras en mince verre de Bohème, qui contient un peu de substance gélatineuse. Il y trempe un fil de platine rougi à la flamme, et dépose la gouttelette recueillie sur une lame de verre qu’il porte sous le microscope.

Il pousse un cri, soudain :

« Des cellules ! »

Il se redresse, très ému, essuie les verres de ses lunettes, l’oculaire du microscope, perfectionne la mise au point, fait varier l’éclairement. Plus de doute, ce sont bien des cellules à forme hexagonale et à noyau !

« La victoire ! »

Il ouvre sa blouse, son col, car sa gorge lui serre ; il se laisse tomber dans son fauteuil. Une immense joie monte en lui.

Enfin, il est au terme du voyage ; son œuvre est couronnée, et quelle couronne ! Pour la première fois, il prend contact avec lui-même. Il n’est plus le savant qui s’applaudit d’avoir vérifié une longue et difficile série d’inductions ; il redevient homme et aperçoit l’éblouissante signification de sa découverte. Il entend le coup de foudre de cette nouvelle qui passera sa porte tout à l’heure : la synthèse du protoplasma ! Il voit le tumulte de la planète. Il aperçoit les manchettes des journaux : « Le Miracle de la science : la Création de la Vie avec des choses mortes ! » Et des ondes d’orgueil l’enlèvent très haut. Il se rappelle maintenant les pages superbes des philosophes sur la faiblesse de l’homme, sur son néant. Il se rappelle les affirmations timorées des hommes de science : « Il y a un abîme entre la matière brute et la matière vivante. » Et il méprise leur humilité.

Puis il revient à lui-même. « Enfin, pense-t-il, voici la récompense de mes années de solitude. Dans l’attente de cette minute, j’ai dit non aux joies de la vie, même aux plus saintes ; j’ai ignoré les caresses d’une femme, l’amour d’un fils. J’ai tout refusé pour tenter cette lutte prométhéenne. Mais quel triomphe ! Quelle concentration de jouissance avant le départ !… Que m’importe, puis-je mourir maintenant ? Je m’élèverai comme une colonne prodigieuse dans l’immensité des temps… Mon nom, plus que celui des prophètes, des généraux et des poètes, est un nom d’éternité ! »
 

*

 

Gribeyre resta longtemps dans l’extase. Puis il se releva soudain avec une inquiétude.

« Et si je m’étais trompé ? Si c’était une illusion ? »

Il revint au microscope.

« Malédiction ! cria-t-il, il n’y a plus rien… Non, c’est impossible… Mes cellules sont détruites… Un rayon de soleil, peut-être ; un agent hostile… »

Il essaya de reprendre son tube ; mais ses mains tremblaient et il fléchissait. Un nuage rouge et chaud passait devant ses yeux. Il se traîna jusqu’à son fauteuil. Il y demeura prostré, le regard fixe, monologuant à mi-voix et faisant de petits gestes dans l’espace.

Un coup frappé à la porte le fit tressaillir. Il se leva, pris d’une grande exaltation, et, d’une voix nouvelle, terrible :

« Ah ! c’est toi, camarade, qui viens me chercher. Trop tard, ma belle, tu passes trop tard ! Je ne te crains plus… J’ai trouvé le secret de la vie, le secret de la vie, entends-tu ?…

– Maître, maître, ouvrez ! cria-t-on du dehors ; je vous apporte…

– Maître, interrompit-il d’un ricanement sauvage. Oui, je suis ton maître, vieille sorcière. Je t’ai vaincue… C’est fini pour toujours, vois-tu… Grâce à moi, tout le monde va être immortel… Et l’on va m’adorer comme un dieu… Ne le suis-je pas, dieu ? rugit-il. Allons, vous tous, par terre, à genoux ! »

Il prenait les appareils, les jetait sur le sol, autour de lui ; il ouvrait les robinets, vidait les flacons ; il brûlait et saccageait…

Quand le préparateur et les garçons eurent enfoncé la porte, ils eurent ce spectacle lamentable du grand Gribeyre haranguant les débris de son laboratoire et proclamant sans trêve sa divinité.
 
 

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(René Sudre, « Contes des mille et un matins, » in Le Matin, derniers télégrammes de la nuit, vingt-cinquième année, n° 8840, lundi 11 mai 1908 ; lithographie d’Oskar Kokoschka, « Das Mädchen Li und ich, » extraite de Die traümenden Knaben, 1917)