Le médium s’était assis devant le guéridon qui servait habituellement à nos expériences. Un crayon aux doigts, il se plaça en posture d’écrire sur une feuille blanche.
Nous avions résolu d’évoquer ce jour-là l’esprit de Caillard, le fameux assassin, guillotiné une semaine auparavant, et nous concentrâmes à cet effet nos volontés de spirites rompus à toutes les pratiques. Au bout de quelques instants de « recueillement impératif, » les signes de manifestation attendus se produisirent et la main du médium, armée du crayon, commença de s’agiter nerveusement et par saccades.
« Est-ce bien vous, Caillard, qui êtes ici ? » demanda alors l’un de nous.
Sur le papier, la réponse dictée au médium s’inscrivit aussitôt :
« Oui, je suis Caillard ; je suis ce qui a été Caillard. »
Dès cet instant, les questions de celui de nous qui interrogeait l’esprit et les réponses de ce dernier alternèrent sans arrêt, Caillard se servant du crayon du médium pour satisfaire notre curiosité.
« Puisque vous êtes bien l’âme de Caillard, voulez-vous nous dire ce que vous êtes devenue après… l’exécution ? Il y a un point qui nous intéresse au plus haut degré et sur lequel nous désirerions être fixés par vous : si la séparation du corps et de l’âme, au moment de la mort, s’opère brusquement, ou si l’évasion de notre moi immatériel hors de son enveloppe de chair a lieu progressivement, en un espace de temps, si minime soit-il. Bref, l’âme quitte-t-elle notre corps après la rupture d’équilibre cellulaire et l’arrêt des fonctions organiques, – un peu comme l’air d’un ballon qui se dégonfle, – ou bien ces phénomènes sont-ils simultanés et immédiats ? »
Le médium traça aussitôt :
« Je ne comprends pas très bien votre question. Pour admettre que l’abandon du corps par l’âme nécessite un certain délai, il faut concevoir celle-ci sous une forme et avec des propriétés matérielles qu’elle n’a pas. Du reste, le détail qui vous préoccupe ne pourrait se contrôler que dans les cas de mort normale ; je ne sache pas que la mienne ait présenté les conditions voulues pour une expérience d’ordre général et, de mon cas particulier, vous ne pourriez inférer aucune déduction logique quant à la moyenne commune. En ce qui me concerne, voici ce que j’ai éprouvé au moment même où l’on m’a tranché la tête, et après… oui, après… – ce qui me porte à croire, en généralisant, que chez les décapités la conscience ne s’abolit nullement sur-le-champ, ainsi que l’ont affirmé un grand nombre de vos humanitaires.
J’ai donc ressenti, lorsque le couperet est tombé, un choc, une impression de poids plutôt que de pénétration, comme si une massue s’abattait sur ma nuque. Le couperet de la guillotine agit, vous ne l’ignorez pas, autant par lourdeur de sa masse que par son fil. Eh bien, cette dernière sensation n’existe pour ainsi dire point auprès de la première. À peine se traduit-elle sous la forme d’un froid inaccoutumé qui vous pénètre.
Mais tout cela ne dure qu’un éclair. Pour ma part, je compris tout de suite que j’avais la tête coupée et le siège de cette notion très nette se trouvait dans cette tête, puisque mes yeux en s’ouvrant convulsivement distinguèrent, aussitôt après le coup, les parois d’un seau et de la sciure. Du reste, tout se brouilla sans tarder, à mesure que s’écoulait le sang par mes gros vaisseaux sectionnés ; ma pensée, que la rupture de la mœlle n’avait pas éteinte, contrairement à une légende créée par vos physiologistes, qui n’y sont pas allés voir, – ma pensée sombra et alors… alors, je devins une âme ! »
Cette réponse, que le crayon vibrant du médium avait tracée assez lisiblement pour que nous pussions la suivre au fur et à mesure, nous causa la plus vive impression ; mais ce n’était rien auprès des révélations qui devaient suivre.
« Nous voudrions connaître à présent, cher esprit, si le châtiment réservé sur terre à votre crime a été le seul que vous ayez subi ; et si, après le corps, l’âme n’a pas été aussi punie ? »
Une longue attente succéda à ces paroles et nous commencions à désespérer, quand soudain Caillard répondit plus lentement, comme hésitant, avec des pauses où la main du médium demeurait immobile :
« Il n’y a pas eu de crime, du moins pour moi : J’ÉTAIS INNOCENT ! »
Nous restâmes tous frappés de stupeur, en voyant ces terribles syllabes s’étaler sur le papier.
« Comment, pourquoi ? insista celui qui correspondait avec l’esprit. Dites-nous tout !
– Eh bien, voici. Je suis innocent. Le crime pour lequel on m’a guillotiné a été commis par un autre. Et cet autre, c’est… »
Ici, le crayon s’arrêta.
« C’est ? »
Le nom ne vint pas. Mais sans qu’on eût besoin de l’interroger de nouveau, l’esprit dicta ce qui suit :
« Avant toutes choses, il importe que vous fassiez le serment, sur votre honneur de spirites, de ne rien révéler de ce que je vais vous apprendre. »
D’un commun accord, nous étendîmes un bras en disant :« C’est juré ! »
Et Caillard poursuivit :
« Vous connaissez l’histoire de l’assassinat pour lequel j’ai « payé ma dette » à votre société ; tout au moins, vous en connaissez la version officielle, judiciaire. Elle n’est exacte qu’en un seul point, la mort de la victime ; je juge le moment opportun de vous dévoiler la vérité, et cette vérité, la voici :
Vous savez ma vie avant le crime que j’ai indûment expié ! Une éducation et une instruction très soignées, puis une première incartade de jeu, qui me conduisit, d’échelon en échelon, au dernier degré du vice. À vingt-six ans, je devins voleur et condamné à la prison. Je fus la honte de ma famille, celle, surtout, de ma mère veuve, et son désespoir. Heureusement, mon frère Pierre, mon aîné de cinq ans, avait continué les traditions d’honneur et de probité de tous les nôtres. La carrière commerciale, par lui choisie, lui ouvrait une existence prospère. Il était parti dès son âge d’homme pour l’Inde française, et avait établi là-bas d’importants comptoirs. Il laissait dans notre pays, aux environs de Dijon, une fiancée jeune et charmante, Mlle Lentin, qu’il épouserait aussitôt que sa position serait établie solidement.
Ce fut durant l’absence de Pierre que le démon du jeu et l’oisiveté achevèrent de me perdre et me poussèrent jusqu’à la suprême indignité.
Cependant, mes déplorables écarts n’avaient pas éteint au fond de moi ce que l’influence du milieu et l’éducation avaient pu y semer de bon et, durant mon incarcération, je nourris les plus fermes desseins de me réhabiliter par une vie exemplaire. Libéré, je retournai à Dijon auprès de ma mère et m’occupai de trouver du travail.
Un soir de septembre dernier, quelques jours après ma sortie de prison, le sort voulut que j’eusse à porter un paquet chez Mlle Lentin, la fiancée de mon frère. Orpheline, elle habitait, vous le savez, avec un oncle âgé. J’allai chez eux vers les huit heures… Messieurs, j’étais loin de me douter du spectacle auquel il me serait donné d’assister là ! Je heurtai à la porte de la maison qui est assez isolée (j’abrège, car tous ces détails, longuement relatés par les journaux, vous sont familiers) ; la porte était ouverte et j’entrai.
J’entendis du bruit, je m’avançai ; je vis… Ah ! messieurs, retenez ceci : je vis mon frère Pierre, lui que je croyais aux Indes, je le vis, une barre de fer à la main, sanglant, et qui finissait d’assommer l’oncle ; et par terre la jeune fille était étendue morte, étranglée… Ce tableau s’incrusta dans mes yeux en une seconde, puis mon frère s’arrêta de frapper et me regarda, hébété. Il avait l’air ivre. Il tituba en laissant tomber sa massue et bégaya :
« Ah ! qu’ai-je fait, mon Dieu, je suis fou !… Notre pauvre mère, notre pauvre mère ! »
Et il s’enfuit. On ne l’a plus jamais revu.
Vous concevez l’inouïe succession de sentiments qui me traversèrent en ces courtes minutes : mon frère de retour sans avoir averti quiconque, se rendant directement chez sa fiancée au lieu de passer au logis familial, tuant Mlle Lentin et son oncle ! Et tout cela pourquoi ? Mystère que rien ne percera… Peut-être Pierre, d’un naturel jaloux et entier, avait-il eu vent des rumeurs qui couraient sur la conduite assez légère de sa fiancée en son absence ; peut-être, négligeant d’annoncer son arrivée, avait-il cédé à la hâte de contrôler les médisances ?… Peut-être une discussion avait-elle surgi et le malheureux, déjà déprimé par les fièvres exotiques, avait-il perdu la tête et vu rouge ? Autant d’hypothèses, mais que, seul, je me formulai par la suite, car seul j’étais et je restai dépositaire de ce secret décisif : la présence de mon frère sur le lieu et à l’heure du drame.
Ce qui se passa après, point n’est besoin de vous le conter. C’est moi qu’on surprit devant les deux cadavres, c’est moi que l’on condamna, c’est moi qu’on guillotina.
Vous vous rappelez le procès : j’avouai tout. J’avouai avoir assassiné Mlle Lentin et son parent dans le but de les voler ; mon passé plaidait contre moi, j’étais un homme perdu, prêt aux pires actions. La prison n’avait fait qu’exaspérer chez moi les bas instincts. Telle fut la thèse victorieusement soutenue par l’avocat général ! Je m’inclinai ; je laissai dire.
Si vous me demandez les raisons auxquelles j’obéissais, je vous répondrai que mon frère, durant la courte et terrifiante apparition dont il m’avait gratifié, s’était écrié : « Notre pauvre mère ! » Et ces trois mots-là avaient suffi à me dicter, immédiatement, ma conduite. Oui, notre mère avait assez souffert par moi. La laisser souffrir encore par celui de ses fils en qui elle se plaisait à rencontrer un rachat des fautes de l’autre, ce n’était pas possible.
Moi, je ne comptais plus ; le pas que j’avais à franchir était si petit, si petit… tandis que ma mère garderait complète l’illusion de l’aîné, défenseur de l’honneur du nom !
Et c’est pour cela que je me suis reconnu coupable. J’ai dit « oui, » toujours « oui, » de peur d’égarer les soupçons. J’ai montré du cynisme, je me suis vanté, j’ai aggravé les choses, en tremblant intérieurement qu’on ne me jugeât pas assez criminel ou qu’on me cherchât des complices. Je suis allé ainsi jusqu’à l’échafaud.
Ah ! messieurs, ce fut le plus dur, cette dernière matinée, car, malgré tout, j’aimais la vie : j’aurais voulu m’y refaire une place. Mais quoi ! pour vivre, il me fallait donc tuer le cœur de ma mère ? Est-ce que cela se peut, ces choses-là ?
Ah ! oui, cette dernière matinée ! J’étais résolu ; j’avais enfoui mon secret ; aucune puissance humaine n’aurait réussi à me l’arracher du cœur. Même, à force de mentir, de me proclamer un assassin, je finissais par le croire. Je me dupais !… Je me confessai avec sincérité au prêtre, je demandai avec sincérité pardon de mon crime à Dieu et aux hommes. J’entendis la messe ; je communiai ; on échancra le col de ma chemise ; on me rasa les cheveux au-dessus de la nuque : une phrase, un cri, un nom jaillissant de mes lèvres, et je sauvais ma tête ! Je ne dis rien. On me fit sortir ; j’arrivai devant la guillotine, j’entendis les hourras de mort, que la foule lançait vers moi ; je ne dis rien. L’aumônier m’embrassa, et je me tus. On me coucha sur la bascule, on me serra le cou dans la lunette : je restai muet. Je perçus nettement le déclic du couperet actionné par la main du bourreau…
Et alors, messieurs, il se passa ce fait étrange et dont certainement vous vous souvenez : c’est que le couteau s’arrêta à mi-chemin ! On a accusé, oui, un défaut du mécanisme, ou la rouille ; mais pour moi il s’agit d’autre chose : il y a que le couteau ne voulait pas me décapiter, parce que le couteau savait que j’étais innocent ! Il fallut que le bourreau le remontât, et cette fois… cette fois… il s’abattit ! »
Comme ces derniers mots s’inscrivaient sur le papier blanc, un craquement traversa le guéridon où s’appuyait notre médium, et il s’écroula sur le tapis. Le pied s’était cassé net.
Nous nous considérâmes tous, très pâles. L’un de nous dit : « C’est la tête de Caillard qui vient de tomber. »
Mais nous eûmes beau rappeler l’esprit du mort, il ne consentit plus à nous répondre.
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(Marcel Roland, « Les Contes de la Petite République, » in La Petite République, journal de grande information politique, littéraire, trente-quatrième année, n° 12014, dimanche 7 mars 1909 ; illustration de Virgil Finlay pour « The Reaper’s Image » de Stephen King, in Startling Mystery Stories, n° 12, printemps 1969 ; gravure de Gavarni pour Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo, Paris : Eugène Hugues, 1883)
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Nous profitons de l’occasion pour recommander chaudement à nos lecteurs le recueil Microscopes et Télescopes de Marcel Roland, qui vient de paraître chez Flatland (Cahiers archéobibliographiques n° 4, deuxième série). Les textes ont été réunis par Fabrice Mundzik et préfacés par Xavier Phuziant ; on y retrouvera notamment l’intégralité des « Contes des temps futurs » parus dans La Petite République.