I
« Jamais ! Jamais ! Jamais !
– Mais, mon père ?
– Il n’y a pas de « mais, mon père, » Mademoiselle. Je préfère encore vous voir rester fille toute votre vie à me sentir déshonoré !
– Pourtant…
– N’insistez pas : c’est dit !
– Pauvre Robert !
– Robert n’est qu’un barbare indigne de toute union civilisée ! un Vandale ! un Goth ! un sacrilège ! »
Des étincelles semblaient jaillir des lunettes bleues du professeur Herrmann Attanias, membre libre de l’Académie des sciences de Berlin, docteur de l’Université d’Iéna, membre correspondant de toutes les Académies, de toutes les sociétés savantes et de tous les pays, latiniste des plus forts et archéologue passionné. – Les pans de sa redingote brune, en dépit des livres et des brochures qui bourraient les poches profondes, avaient de soudains envolements, des palpitations d’ailes qui donnaient au vénérable savant l’apparence de quelque oiseau gigantesque et inconnu, préposé à la conservation des ruines du Mont Palatin.
Blanche et rose, sous un large chapeau de paille cachant mal les épaisses nattes d’un blond doré et les mille frisons voltigeant capricieusement sur le front et sur la nuque, Rosa Attanias baissa la tête d’un air boudeur, prête à pleurer, tandis que Robert Nertann, un grand garçon robuste, à la barbe brune et soyeuse, à la physionomie ouverte, souriait doucement en arrachant du bout de sa canne la mousse incrustée entre les briques disjointes d’un pan de mur séculaire.
« Enfin, monsieur Robert, mépriseriez-vous Tacite, par hasard, l’immortel auteur des annales et des histoires !
– Mon oncle…
– Tout ceci ne vous inspire-t-il donc ni enthousiasme, ni respect ? continuait l’irritable vieillard.
– Je vous assure, reprit le jeune homme.
– Comment ? Je vous fais admirer cette arcade monumentale, avec son inscription grandiose Clivius Victoriæ, » et il scandait amoureusement les syllabes latines.
– Rue de la Victoire ! traduisit railleusement Robert à mi-voix.
– Oui ! fit Herrmann, qui n’avait entendu que le mot « Victoire, » et, au lieu d’admirer, tandis que je m’exténue à vous faire les plus belles citations, à vous parler de ce scélérat de Caïus Caligula, de ce gredin qui a construit cette merveille, vous n’avez d’yeux et d’oreilles que pour cette petite folle de Rosa !
– N’est-elle pas ma fiancée, bientôt ma femme ?
– Jamais : vous n’en êtes pas digne.
– Mais je l’aime, mon oncle, je l’adore !
– Réservez de semblables expressions pour de plus nobles causes.
– Oh ! c’est trop fort aussi ! interrompit la jeune fille.
– Mademoiselle ?
– Eh bien ! oui, mon père, je ne crains pas de l’avouer, je tiens plus à un mari amoureux de moi, qu’à un mari qui ne rêve que de l’antiquité. C’est bon pour vous, mon père, qui êtes un savant, mais Robert…
– Je ne veux pas d’un ignorant pour gendre, tenez-vous-le pour dit ! »
Une larme mignonne vint troubler le bleu de pervenche des yeux de l’enfant ; cela ne dura qu’un instant, car son fiancé, peu effrayé par la maussade apostrophe de l’archéologue, lui serra tendrement la main.
« Courage, Rosa ; laissez faire et ne le contrariez pas davantage : je vous aime et n’aime que vous. »
Déjà Herrmann Attanias oubliait cette querelle et ses griefs. Ayant soigneusement reboutonné les parements de sa redingote, défaits par ses gestes intempérants, il allait devant lui, l’œil fixé sur les inscriptions tracées partout sous les auspices du surintendant Pietro Rosa.
Sa fille et son neveu le suivaient, à quelque distance, ne pensant plus de nouveau qu’au bonheur de se trouver ensemble et fort indifférents à l’ivresse archaïque qui faisait bouillonner le sang dans les veines du vieux savant.
Celui-ci tantôt cheminait doucement, savourant son plaisir, tantôt arpentait à grands pas ce sol foulé par les Empereurs romains et les hommes les plus fameux de l’antiquité. – Des exclamations laudatives s’échappaient de ses lèvres, mêlées à ces inoubliables noms, Romulus, César, Auguste, Tibère, Caligula, Domitien ! Par moments, il parlait à haute voix, semblant réciter des fragments d’histoire, cédant au tumulte des pensées qui heurtaient les parois de son cerveau avec un murmure confus et obsédant.
« Je vous aime, Robert, murmurait timidement Rosa, appuyée au bras de son fiancé.
– Ma femme, ma chère petite femme ! répondait le jeune homme, heureux de lui donner par avance un nom si doux et ne songeant qu’au bonheur présent.
– C’est sur cette terrasse, dominant le palais de Tibère, que dînait Vitellius, regardant l’incendie du Capitole ! Mais Vespasien arrive, et le lâche gourmand, après avoir fui par les derrières du palais jusqu’à l’Aventin, revient se faire prendre aux abords du Palatin. »
Les bras croisés sur sa poitrine remuée d’une émotion tragique, Attanias lance d’une voix vibrante ces paroles, en contemplant du haut des ruines le Forum, qui étale en contrebas ses tronçons de portiques, ses dalles géantes, ses restes de temples et d’édifices célèbres.
Puis, son doigt maigre se projette au loin, indiquant l’emplacement des Rostres, où il croit voir encore Cicéron, et il finit par retracer dans les airs, du Palatin au Capitole, une ligne imaginaire, qui représente le pont insensé jeté d’une montagne à l’autre, au-dessus de la basilique Julia, par Caligula.
« Rosa, ma chère Rosa, quel dommage que votre excellent père soit si fanatique de toutes ces vieilles pierres ; elles finiront par lui troubler le cerveau. Voyez, déjà il manifeste une réelle animosité contre ceux qui ne pensent pas comme lui.
– Pardonnez-lui, Robert ; c’est mon père. »
La redingote brune plane plus haut encore, jetant une ombre sur les briques impériales, et les grands bras du membre libre de l’Académie de Berlin ont des mouvements de télégraphe au sommet du Palatin, dans une autre direction, du côté de l’Aventin.
« De ce point, Septime Sévère, couché sur des coussins de pourpre, dominait de son balcon le Cirque Maxime ! »
Depuis le matin, ils allaient ainsi, tandis que le professeur, le guide de Visconti et Lanciani à la main, consultant le plan dessiné par Zangolini, marchait devant eux, cherchant à retrouver, soit à l’aide des documents régulièrement entassés dans son immense cerveau comme sur les rayons d’une bibliothèque, soit à l’aide des inscriptions peintes de distance en distance sur les ruines, à retrouver les origines de Rome, la presque fabuleuse histoire de ses commencements et la monstrueuse histoire de ses Césars.
Il avait tenu à toucher de la main chaque bloc de pierre, s’émerveillant de leur travail et vantant l’art étrusque. – Refaisant plusieurs fois le même chemin, il se figura tracer à son tour la fameuse Rome carrée (Roma quadrata), que traça la charrue de Romulus entre le lever et le coucher du soleil.
Robert, durant les premières heures, s’enthousiasma de confiance, admettant comme authentique chaque inscription, qu’elle fût tirée de Virgile, d’Ovide ou de Varron. – Rosa, plus rebelle à l’antiquité, ou plus accoutumée au travers paternel, approuvait toujours, mais avec une prévenance trop aveugle, ce qui lui attira quelques algarades dans deux ou trois occasions où elle se trompa grossièrement.
Mais, justement à l’instant où Herrmann Attanias, enflammé de l’esprit antique comme une Sibylle en présence de cette enfilade d’arcades, de voûtes et de piliers ayant résisté à tant de cataclysmes, avait cru devoir déclamer le splendide début des Histoires de Tacite, et en latin encore :
« Opus aggredior… »
il remarqua qu’au lieu de l’écouter religieusement, Robert, les yeux plongés dans les prunelles bleues de Rosa, négligeait et son oncle, et le Palais des Césars, et Tacite, pour cette amoureuse et moderne contemplation. – D’où sa fulminante apostrophe.
Le reste de la journée fut plus adouci : une double fatigue, physique et morale, commençait à calmer l’effervescence du savant. Le matin, Herrmann Attanias avait absolument refusé de déjeuner avec autre chose qu’une tasse de thé et un œuf, pour mieux goûter les splendeurs spirituelles de la Rome antique : l’estomac vide produisait son effet. – Il avançait, presque insensible au monde extérieur, grisé par les évocations qui montaient pour lui d’entre chacune de ces reliques historiques, et se détachant de plus en plus de l’existence moderne. – Ses lèvres balbutiaient machinalement des phrases latines, des lambeaux de Cicéron, des fragments de Juvénal et de Suétone, tandis que Rosa et Robert s’absorbaient tout entiers dans leur amour, ne parlant que de fleurs, de printemps et d’avenir.
Si le vieillard essayait de déchiffrer ce livre du passé, étalant ses majestueux débris sur l’une des collines romaines, s’il recherchait avec l’inquiète gravité du savant la chambre qui avait abrité Locuste essayant ses poisons devant Néron, s’il interrogeait ces murs tragiques afin d’en tirer le souvenir du repas effrayant, où les convives modelaient leur visage sur celui de l’Empereur, en présence de Britannicus expirant, par contre Robert lisait avec sa fiancée l’éternel et toujours nouveau livre de l’amour, avec les élans contenus d’une tendresse infinie, avec la conviction la plus profonde et la foi la plus complète.
Rougissante, la jeune fille le regardait dans les yeux, pour y chercher la vérité, pour se mieux pénétrer de ce que lui disait celui qui devait être son mari.
– Qu’importaient à ces amoureux, bien portants et avides de bonheur, les pâleurs, les rages de Tibère et de sa mère Livie, écoutant la foule acclamer Agrippine rapportant d’Antioche les cendres de son époux Germanicus, et la pièce incertaine où ils pouvaient se tenir à ce moment-là ! C’était bon pour l’archéologue Attanias, oublieux de sa jeunesse et de ses amours, et ne rêvant qu’au passé !
Aussi, lorsqu’après une entière journée de pérégrinations et de stations prolongées sur la colline palatine, Herrmann Attanias eut déclaré qu’il ne quitterait pas le palais des Césars avant d’avoir une dernière fois visité la galerie où fut égorgé Caligula, – les deux jeunes gens refusèrent de l’accompagner.
La seule pensée de retourner sous ces voûtes, au moment où le soir arrivait, les glaçait, et si le savant s’obstinait dans son étrange caprice, ils préféraient l’attendre paisiblement assis dans le petit musée, attenant aux ruines, et où l’on a réuni les débris les plus curieux et les plus précieux. Herrmann ne s’y opposa pas.
Ils le virent s’éloigner, rêveur, ayant plus l’apparence d’une ombre que d’un être vivant.
Le soleil allait se coucher, inondant d’une pourpre sanglante l’immensité de la campagne, noircissant les bouquets de bois qui indiquaient l’emplacement des villas et jetant sa lueur d’incendie sur le haut des piliers et des colonnes ; la partie du Palatin où s’engageait Herrmann Attanias se trouvait déjà dans l’ombre, la lumière du jour fuyant du côté du Forum et du Vélabre.
Sans hésiter cependant, le professeur se plongea sous les ténébreuses arcades qui se prolongent vers le Cirque Maxime et que l’on désigne sous le nom de Cryptoportique ou Ambulacrum.
Un saisissement involontaire le prit, au moment où il se sentit seul au milieu de l’obscurité ; mais, l’amour de la science l’emportant, il fit courageusement un pas en avant, prononçant à haute voix pour se donner du cœur le nom de celui dont il se proposait d’écrire l’histoire :
« Caïus Caligula ! »
Une main pesa sur son épaule et une voix sourde lui dit en langue latine :
« Suis-moi ! Nous t’attendions ! »
II
Depuis son enfance, depuis l’époque où, sur les bancs du collège, il étudiait les auteurs anciens, Herrmann Attanias, de Nuremberg, rêvait au moment où il pourrait aller chercher à l’endroit même où ils s’étaient passés la trace des grands faits qu’il apprenait dans les histoires grecque et romaine.
Ses parents étant pauvres, il fut forcé de travailler pour vivre et la profession choisie par lui n’est pas de celles qui enrichissent, ni rapidement, ni même longuement. Professeur il était, très jeune à la vérité, professeur il resta, plus longtemps qu’il ne l’eût voulu.
Durant la longue période d’années qui s’écoulèrent ensuite, il se maria, épousant naturellement une jeune fille pauvre qu’il aimait ; il lui sacrifia même pendant quelque temps ses bouquins, puis peu à peu revint à ses habitudes, à mesure que son unique enfant, une fille nommée Rosa, grandissait.
De toute sa famille, en dehors de sa femme, il ne lui resta bientôt qu’un neveu, le propre fils d’une sœur morte jeune, Robert Nertann. Dès l’enfance les deux cousins furent fiancés, élevés dans l’idée qu’ils s’épouseraient, tant et si bien que, arrivés à l’âge de se marier, ils s’aimaient. – Ceci du reste contradictoirement avec l’usage qui veut que jamais deux êtres ne soient plus indifférents l’un à l’autre ou d’humeur plus incompatible, que ceux ainsi destinés, dès le berceau, à s’épouser, sans que les parents aient pensé à les consulter.
Rosa et Robert s’aimaient donc, que ce fût par extraordinaire ou autrement.
Robert possédait une assez jolie fortune, laissée par son père, un riche négociant de Nuremberg, exportateur de jouets d’enfants pour le monde entier, et n’avait d’autre désir que de la partager avec sa chère cousine.
Mais, en dépit des conventions prises de longue date, le professeur ne voyait pas ce mariage sans un certain déplaisir, à cause du métier de son neveu, qui continuait sans vergogne aucune le commerce paternel, expédiant caisses de jouets sur caisses de jouets et contribuant à perpétuer la renommée de l’excellente ville de Nuremberg chez les enfants de tous les pays.
Il eût désiré un lettré, un professeur, un savant en us comme lui, de manière à associer son gendre à ses recherches, à s’aider de lui pour mettre au jour la grande Histoire Romaine, d’après les documents pris sur place, qu’il avait l’intention de faire, le jour où il pourrait mettre à exécution son fameux voyage en Italie.
Sa femme seule maintenait que, la parole donnée étant sacrée, rien au monde ne pourrait empêcher Rosa d’être la femme de Robert, pas même l’entêtement scientifique d’Herrmann Attanias, tout académicien libre et docteur qu’il fût.
– Sur ces entrefaites, une bonne fortune fit qu’un ancien élève d’Herrmann, venant à mourir sans enfants, se souvint de son professeur pour le gratifier par testament d’un legs important. Le premier mot du savant en recevant l’argent fut :
« Demain, je pars pour l’Italie ! »
Sa femme lui démontra qu’il ne pouvait à son âge entreprendre seul un pareil voyage et qu’il serait tout naturel d’emmener avec lui les deux cousins : le voyage de noces se ferait ainsi par avance.
Après quelques grimaces, quelques simulacres de résistance, Herrmann accéda au désir de Mme Attanias qui, du reste, ne devait pas quitter le logis, autant par une horreur irraisonnée de tout déplacement, que peut-être pour vivre deux bons mois sans son mari.
Par une belle matinée de septembre, Herrmann, Robert et Rosa quittèrent les toits pointus, les soixante-quatorze vieilles tours et les jolies maisons de Nuremberg pour aller admirer l’Italie. Les enfants étaient ravis, babillant comme des oiseaux, tandis que, plongé dans ses livres, ses guides et ses cartes, le savant dégustait en imagination les merveilles qu’il allait voir et se préparait à entasser des montagnes de notes pour commencer son grand travail historique.
Négligeant Venise, Milan et Florence, il se dirigeait avant tout sur Rome, allant au cœur même du pays, en plein centre antique. Tant qu’il n’aurait pas respiré l’air du Forum et adressé ses invocations aux grands temples de l’ancienne capitale du monde, il ne pourrait rien admirer, rien voir.
Le lendemain même du jour où ils étaient descendus à l’hôtel de La Minerve, après une insignifiante promenade à travers la ville moderne, un coup d’œil presque méprisant à Saint-Pierre, Herrmann Attanias débouchait respectueusement sur le Forum, s’extasiait de confiance devant la Roche Tarpéienne qu’il croyait plus majestueuse et visitait le Tullianum, avec la pensée cachée d’y trouver quelques renseignements sur Vercingétorix et la manière dont il y avait été étranglé.
Deux journées ne lui suffirent pas à étudier caillou par caillou ce qu’on a retrouvé du Forum ; il lassa les guides eux-mêmes, ces bavards ciceronis, dont la langue est si déliée et la main si vite tendue au pourboire.
Il réservait le jour suivant pour le palais des Césars, et, durant toute la nuit qui précéda ce grand projet, il veilla, relisant ses auteurs, relevant chaque indication sur son plan. Il fit tant et si bien que, ainsi qu’on a pu le voir, il y arriva à moitié transformé, ne sachant plus trop s’il était encore Herrmann Attanias, de Nuremberg, ou quelque noble romain du temps des Césars.
III
Dans la pénombre grisâtre, traversée de distance en distance par une étroite bande de soleil qui plongeait presque verticalement un rayon discret par les ouvertures rondes trouées dans la voûte, s’agitaient des figures confuses, les unes dissimulées derrière les arceaux, d’autres groupées près du mur ou accoudées aux piliers peints d’ocre et de minium.
Herrmann Attanias, l’esprit confondu par ce qu’il voyait, se laissait conduire sans même essayer de lutter ; du reste, la main appuyée à son épaule était si lourde, si impérative, qu’il se sentait incapable de résister à cette poussée à travers un monde inconnu.
Sous la pleine lumière d’une baie orbiculaire, ouverte comme un œil d’oiseau de nuit au centre même de la galerie, une troupe d’enfants se tenait immobile, avec leurs longs vêtements de soie ou de laine travaillée ; sur une table, entre plusieurs masques énormes, au rictus comique ou à l’expression tragique, quelques rouleaux à moitié défaits attirèrent les regards du savant et il put lire les noms de Plaute et de Térence.
Un professeur, peut-être le pantomime Mnester, le bâton d’ivoire à la main, la toge blanche drapée à larges plis sur l’épaule gauche et formant la poche sur la poitrine, prononçait d’une voix chantante des paroles que répétait un tout jeune homme aux courts cheveux bouclés, aux lèvres rouges et aux yeux brillants. Attanias reconnut ces enfants de noble famille que César faisait venir d’Asie pour paraître sur le théâtre. En ce moment, ils étudiaient leurs rôles sous la direction du professeur attaché au palais impérial.
Ce spectacle l’absorbait tellement qu’il ne prêta aucune attention à l’arrivée inattendue d’un homme, d’aspect brutal et grossier, qui vint à sa rencontre, le cep de vigne à la main, l’œil menaçant.
« Es-tu des nôtres ? interrogea ce farouche centurion, en brandissant le pesant insigne de son commandement.
– On peut compter sur lui, riposta celui qui avait conduit le savant.
– Le mot d’ordre ?
– Frappe !
– Le mot de ralliement ?
– Redouble !
– C’est bien ! Le rendez-vous est ici : attendez avec nous. »
Par quel inexplicable prodige, par quel phénomène inouï, lui, Herrmann Attanias, se trouvait-il en ce moment revêtu d’une toge de deuil, de couleur sombre, la tête nue, le stylet de bronze à la main, attendant avec une troupe décidée de centurions, d’officiers du prétoire et d’affranchis puissants, dans le passage conduisant de l’intérieur du palais dans la direction du cirque Maxime, c’est ce que toute l’intelligence du savant ne parvenait pas à lui expliquer.
« Il a trop mangé hier soir au théâtre ; il dort encore et ne viendra pas, murmura une voix grave.
– Silence ! Voici la septième heure du jour et j’entends le bruit de plusieurs pas : c’est lui ! »
Et Cassius Chœrea, tribun d’une cohorte prétorienne, ôta sa main de l’épaule d’Attanias pour s’assurer que la poignée de son épée serait facile à saisir pour l’instant voulu.
Un éclair de haine brilla dans les yeux du vieillard, et le soleil parut lancer un sanglant rayon sur les bandes de pourpre de son angusticlave, dont les manches courtes laissaient à nu des bras herculéens, aux muscles d’acier.
Cependant, il ne s’était pas trompé. À l’extrémité de la galerie, aboutissant au théâtre où l’empereur avait passé la nuit après avoir assisté aux jeux Palatins, un léger brouhaha s’élevait, quelques saluts même parvenaient jusqu’à l’endroit où l’enfant continuait de déclamer, attentif aux leçons du professeur.
Un frémissement léger courut dans la demi-obscurité ; dans les rangs des centurions roula un imperceptible cliquetis d’épées, bientôt éteint sous l’objurgation énergique du tribun Cornélius Sabinus, dont on entrevit une seconde l’anneau d’or, l’angusticlave et le casque doré, quand il avança la tête et le corps pour échanger un dernier regard avec Chœrea.
La semelle de liège d’un cothurne froissait déjà les mosaïques du sol, dominant tous les autres sons, et s’accompagnait du fugitif susurrement des étoffes traînant à terre.
Sur le fond plus obscur se détacha bientôt une figure qui accapara entièrement la curiosité d’Attanias, lui faisant oublier à la fois l’endroit où il se trouvait, son rôle et ceux qui l’entouraient. On venait de crier :
« Salut au divin Caïus César Caligula ! »
Les favoris prosternés répétaient :
« Longue vie au divin empereur ! »
De haute taille, le teint pâle, le cou et les jambes extrêmement grêles, les yeux caves et enfoncés, le front large et menaçant, la tête déjà dégarnie de cheveux et chauve à son sommet, bien qu’il n’eût pas trente ans, Caligula marchait d’un pas traînant, lassé des excès de la veille et jetant autour de lui de farouches et ironiques regards.
Des bracelets précieux cliquetaient à ses poignets et à ses jambes velus et, sur sa tunique de lin pourpre, flottait un manteau bariolé de couleurs voyantes et couvert de pierreries dont les plis tombaient derrière lui, balayant les dalles.
« Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il à un affranchi qui l’accompagnait.
– Le neuvième avant les Calendes de février, l’année 794 de la fondation de Rome, fit l’autre.
– Ton dernier jour ! » articula à voix basse le tribun placé derrière Attanias.
Mais Caligula, apercevant les enfants, se dirigea immédiatement vers eux, entraîné par sa passion pour tout ce qui se rattachait au théâtre. Après un examen de quelques minutes, il les exhorta à bien faire.
Il allait se retourner pour donner, selon son habitude, le mot d’ordre à Cassius Chœrea qui s’approchait, lorsque celui- ci, tirant d’un geste brusque son épée, cria d’une voix tonnante : « Agis ! » formule consacrée du sacrificateur à l’autel au moment de frapper la victime, et en abattit de toutes ses forces le tranchant, par derrière, sur le cou de l’empereur.
Sous la violence du choc, Caligula tomba à genoux, criant qu’il n’était pas mort, et tous les conjurés se ruèrent sur lui, l’assaillant de leurs épées et de leurs poignards, et répétant leur mot de ralliement :
« Redouble ! »
Percé de trente blessures, le misérable luttait encore ; Cornélius Sabinus l’étendit enfin raide mort d’un dernier coup en plein cœur.
Dans le palais, le tumulte était au comble ; les Germains de la garde et les porteurs de l’empereur, armés de bâtons, arrivaient par toutes les issues et tombaient sur les meurtriers ; plusieurs, et avec eux quelques sénateurs innocents, furent, en cette occasion, immolés aux mânes de Caligula.
Guidé par Cassius Chœrea, Herrmann Attanias s’enfuit droit devant lui, levant son poignard dégouttant de sang et criant :
« J’ai tué Caligula ! Le monstre n’est plus ! »
IV
« Vous ne voyez rien, Robert ?
– Rien encore, ma chère Rosa.
– Pourvu qu’il ne soit pas tombé dans un de ces affreux trous qui s’ouvrent à chaque pas sous nos pieds !
– Ne vous inquiétez donc pas ! Il se sera senti fatigué et il nous attend, assis sur quelque débris de chapiteau, endormi peut-être, car il doit être exténué. »
La nuit était complète ; mais la lune, qui se levait lentement, baignait des larges nappes de sa lumière bleuâtre et froide les ruines dont l’aspect devenait plus saisissant encore à cette heure, avec l’alternance tranchée des éclaircies et des ombres.
Après avoir patiemment attendu dans le musée le retour de son père, Rosa, voyant la nuit arriver, avait commencé à s’inquiéter.
Que pouvait faire le vieillard tout seul au milieu de ces ruines ? Peut-être était-il tombé de lassitude et d’épuisement ? Peut-être un accident ? Enfin, ses angoisses devinrent telles qu’elle décida Robert à se mettre avec elle à la recherche de son père. La tâche était peu aisée. Car si le savant connaissait à fond la topographie du Palais des Césars, nos amoureux n’avaient pas eu la même préoccupation, ne songeant qu’à eux.
Un gardien, muni d’une lanterne, s’offrit pour les accompagner et ils commencèrent leurs recherches, un peu au hasard, à travers les jardins du Palatin, les anciens jardins Farnèse.
Comment se diriger ? Herrmann Attanias avait-il voulu revoir avant de partir les restes de cette maison de Domitien que Stace célèbre dans ses vers, le temple de Jupiter vainqueur, au-dessus du cirque Maxime vers le sud, ou celui de Jupiter Stator au nord, – ou bien s’était-il égaré à travers la partie du Palais attribuée à Tibère ?
L’incertitude était grande, lorsque Robert, qui avait du reste de bonnes raisons pour s’en souvenir, rappela que son oncle avait surtout paru préoccupé de Caligula. Ils dirigèrent en conséquence leurs explorations dans ce sens, vers la voie de la Victoire, dans la partie qui regarde à l’ouest le Forum.
Rien ne venait les guider. Pas un bruit ne troublait ce lugubre et solennel silence des ruines, si ce n’est l’imperceptible gravier détaché du sommet des murs et glissant jusqu’à eux, le frôlement de quelque couleuvre ou la fuite d’un lézard chassé de sa retraite par le bruit des pas et l’éclat inaccoutumé de la lanterne.
Rosa avait des terreurs enfantines au milieu de ces profonds souterrains et se serrait au bras de son fiancé, tandis que celui-ci tentait de la rassurer, en se forçant à rire. Impassible, leur guide marchait devant, balançant sa lanterne dont la lueur tremblante faisait danser des ombres fantastiques sur les parois et sur les voûtes.
« Il ne peut être resté dans ces caves, dit Rosa, de plus en plus effrayée et frissonnant légèrement. Nous le retrouverons plutôt dans les jardins. »
Ils remontèrent et, sous la clarté de la lune, la jeune fille reprit un peu plus d’assurance. Enfin, ils descendaient les marches qui conduisent à la maison où l’on a découvert de si merveilleuses fresques, la maison paternelle de Tibère, lorsqu’une ombre démesurée passa en courant devant eux et disparut, se plongeant dans les ténèbres avec une sorte de cri étouffé.
« Mon oncle ? cria Robert.
– Mon père ? » ajouta Rosa.
Tous deux l’avaient reconnu en même temps.
« Ah çà ? Que fait-il là ? »
Ils se mirent à sa poursuite, tout surpris et purent encore entendre résonner les dalles en pente du Prothyrum sous les pas précipités du professeur.
Sous leurs yeux, il traversa d’un bond l’Atrium, qui devait autrefois être recouvert d’un toit en forme de carapace de tortue, mais que la lune inondait actuellement de lumière, et se réfugia dans l’une des trois salles donnant sur cette cour.
Au moment où Rosa, Robert et le guide pénétraient derrière lui dans le Tablinum, où se trouvent les deux belles fresques racontant les fables de Polyphème et de Io, et dont les couleurs luttent de fraîcheur, tout en l’emportant par l’ancienneté, avec celles de Pompéï, il leur échappa encore par une petite porte trouée dans la maçonnerie réticulaire et fut enfin trouvé tapi dans un angle obscur du Zararium.
Robert, plus prompt que la jeune fille, l’ayant pris par le bras, il cria dans son plus correct latin :
« Faites de moi ce que vous voudrez : Caligula a vécu !
– Ah ! çà, mon oncle, vous rêvez ? » reprit le jeune homme.
À la lueur de la lanterne, ils purent voir son visage décomposé, ses yeux hagards et ses lèvres frémissantes. Le professeur tendit vers eux ses mains.
« Regardez ; je ne puis nier, je suis encore couvert de son sang. J’ai frappé sans crainte comme Chœrea et comme Sabinus, mais je ne le regrette pas.
– Mon père ! fit Rosa, très émue.
– Je suis un meurtrier, un assassin ! »
La jeune fille l’enlaça de ses bras caressants.
« Père, c’est moi, ta fille. »
Une révolution s’opérait lentement dans l’esprit du savant ; à deux ou trois reprises, il passa la main sur ses yeux, essayant de rétablir l’ordre dans ses idées.
« Ah ! çà, mais où suis-je donc ?
– Chez Tibère, ou chez Germanicus, les opinions sont contestées, dit en riant Robert Nertann.
– Chut ! reprit Rosa. Père, tu es avec nous, avec tes enfants.
– N’approche pas ! mes mains sont rouges.
– Oui, rouges de briques et de débris d’amphore que tu as maniés toute la journée.
– Vrai ? s’écria Herrmann étonné.
– Regarde. »
La lanterne ayant été approchée, le professeur put en effet constater que ses mains n’avaient nullement participé à un meurtre.
« Mais, alors…
– Mon oncle, affirma Robert, ces ruines vous ont ensorcelé.
– Je commence à le croire, répéta-t-il, tout honteux ; j’ai eu le cauchemar. »
Et il regardait autour de lui, heureux de se retrouver entre les deux jeunes gens, souriant même au guide italien qui le contemplait, ébahi.
« Tu vois, père, que les anciens ont bien leurs défauts, puisqu’ils donnent d’aussi affreuses hallucinations.
– Ah ! tenez, épousez-vous ! mariez-vous, enfants, car j’ai besoin de croire à la jeunesse, au temps actuel. Les anciens me font horreur !
– Jusqu’à la prochaine fois ! » termina philosophiquement Robert, en passant son bras sous celui de son oncle pour l’emmener.
*
Deux mois plus tard, Robert Nertann épousait sa cousine Rosa et Herrmann Attanias écrivait la première ligne de sa grande Histoire Romaine.
–––––
(Gustave Toudouze, in La Revue littéraire et artistique, quatrième année, n° 3, 1er février 1881. Lazzaro Baldi, « Assassinio di Caligola, della moglie e della figlia » [Assassinat de Caligula, de sa femme et de sa fille,] huile sur toile, sd ; Lawrence Alma-Tadema, « A Roman Emperor 41 AD, » huile sur toile, 1871)