Le soleil s’en allait parmi la brume grise en une triste fin d’après-midi d’automne. Tout semblait disposé par l’hiver prochain à mourir et les cœurs lassés se laissaient envahir par l’idée qu’on serait bien, abdiquant cette vie, dans un autre monde.
Mirage ! Elle et Lui, enlacés contre le vent glacial, luttaient, transis comme les feuilles de chêne qui tiendraient attachées aux branches tout l’hiver.
Cette promenade était la dernière qu’ils faisaient ensemble ; les convenances les obligeaient à la séparation. Avant de se quitter pour s’oublier, ils avaient voulu suivre encore parmi les feuilles tombées le même sentier qu’en avril brodaient les pervenches.
Silencieusement, ils arrivèrent à une source qui alimentait à quelques pas un minuscule étang perdu sous la ramée ; préservé presque partout des contacts humains ou animaux par une haute berge, son eau était limpide et profonde. Tous deux s’assirent là, aises de sentir un peu moins la froidure dans ce repli de terrain.
Et ils contemplèrent longuement l’onde en son retrait, se riant, immobile, du vent qui au-dessus ployait les grands arbres.
Le soir tomba plus vite sous la futaie ; ils ne s’en aperçurent qu’à l’apparition, tout près d’eux, d’un chat sauvage pour qui la journée commençait.
Alors, ils se levèrent pour s’en retourner, se tenant par la main ; mais l’extase au bord de l’eau perfide avait raidi leurs corps. Ils trébuchèrent ensemble ; et dans la nuit soudain épaissie, ne sachant s’orienter et ne trouvant plus en leurs cœurs désespérés la force de se retenir, ils glissèrent dans l’étang, faisant fuir le chat sauvage par leur chute et leurs cris.
L’eau clapota quelques secondes. Puis la lune, énorme sceau rouge, se leva dans les branches et vint se poser sur la lagune calmée.
Ce fut la première nuit d’un gel très fort qui dura tout l’hiver.
*
À la ville, on s’éveilla tard le lendemain. La matinée fut employée par beaucoup de gens à discuter si, le brouillard régnant, le froid était plus vif ou si, au contraire, il l’était moins. Plusieurs commères, à disputer demi-vêtues sur le pas de leur porte s’il ferait soleil dans la matinée, prirent froid ; seul l’événement qui suivit et fit autrement tourner les choses les sauva d’une pleurésie mortelle.
Le cantonnier vaquait à la toilette urbaine au moyen d’une machine très perfectionnée dont la forme rappelait ces engins munis de quinze ou vingt pattes qui servent à retourner le foin par les prés. Cet ustensile ramassait les bouts de cigares, happait les papiers sales, capturait les feuilles mortes, balayait les microbes, avalait les crottins, nettoyait avec de la benzine les ordures des automobiles ; en été, il répandait de l’eau fraîche et parfumée, en hiver de chaudes vapeurs à l’eucalyptus. D’autre part, un ingénieux système lui faisait automatiquement trier et classer les débris divers qu’il recueillait en des compartiments séparés. Le principe que « dans la nature rien ne se perd » avait été étendu à la voirie : son travail fini, la machine vidait ses diverses cases ; les bouts de cigares revenaient aux fumeurs, les papiers aux chiffonniers, les crottins aux jardiniers, les feuilles mortes aux poètes. Mais le cantonnier qui n’avait plus maintenant qu’à surveiller des rouages regrettait le temps du balai, si simple à poser contre un mur pour aller prendre un verre ; les découvertes modernes ne lui disaient rien qui vaille et, en son for intérieur, il s’en méfiait.
Vers onze heures, brume et nuages se dissipèrent et le soleil parut ; chacun s’écria qu’il avait prévu la chose.
Soudain, à midi, le soleil s’obscurcit, en même temps qu’une odeur inconnue, forte et piquante, se répandait dans l’air : tous en étaient incommodés ; ne sachant à quoi l’attribuer, chacun regardait son voisin.
À ces sensations visuelles et olfactives, d’auditives vinrent s’adjoindre sous la forme d’un ronflement continu et dont on ignorait pas moins la cause que la source.
Ces trois impressions d’obscurité, d’âcreté et de bruit devinrent de plus en plus intenses ; la peur, qu’engendre plus que tout la crainte d’un péril inconnu ou incertain, eut vite fait de remplir tous les cœurs et de dégénérer en panique.
L’instinct de fuir, tendance atavique si vaine aujourd’hui avec ces dangers modernes que sont les obus et les gaz, poussa chacun à se cacher. Les rues se vidèrent ; la machine à ramasser les feuilles mortes, privée de son cantonnier qui s’était caché derrière une rangée de bouteilles multicolores dans un bar voisin, resta au milieu de la chaussée, les pattes en l’air. Des gens se réfugièrent dans leur cave, d’autres se jugèrent plus en sûreté au grenier ; les irrésolus restèrent à l’entresol afin de pouvoir gagner plus facilement le pavé en cas d’incendie ou les combles si survenait une inondation.
Mais les trois phénomènes augmentèrent encore : on n’y vit presque plus ; l’odeur piquante rendit difficile la respiration, et un bruit de tonnerre martela les cerveaux. Sans doute, des cris de terreur furent poussés, des prières dites par les femmes et des jurements par les hommes ; des efforts démesurés pour respirer convulsèrent des faces jetant de tous côtés des regards anxieux : car bientôt la Mort, s’insinuant partout sous forme de vapeurs épandues, étreignit le dernier des hommes.
*
Lointain était le temps où l’on avait fait mouvoir pour la première fois des avions sans pilote ; ils étaient devenus à peu près autonomes.
Munis de longues lances de métal creux, ils savaient puiser eux-mêmes dans la terre l’essence nécessaire, de la même façon que les moustiques pompent le sang des hommes ; d’autres, mus uniquement par l’électricité, n’avaient pas même besoin de toucher terre pour reprendre des forces et pouvaient indéfiniment évoluer par la seule puissance du fluide atmosphérique qu’ils captaient au fur et à mesure. Les hommes étaient arrivés à douer les avions d’une sorte d’intelligence ou plutôt d’instinct. Les avions ressentaient la joie et la peur ; ils comprenaient un ordre et l’exécutaient, car si les hommes s’étaient donné la peine de les construire tels, c’était pour s’en faire servir.
Plus besoin d’une armée d’aviateurs : un seul cerveau dirigeait à présent une légion d’avions et les dressait uniquement en vue de combattre. Chaque jour, les machines volantes s’exerçaient à lancer des gaz asphyxiants.
Or, le commandant des avions de l’endroit se trouvait justement être l’amoureux qu’avait englouti avec une femme la lagune, à l’orée de la nuit.
Il y avait dans le fait qu’un homme si puissant eût disparu dans une aventure d’amour et d’eau fraîche le sujet d’un long poème classique en vers blancs et plats ; ce danger, quelque grave qu’il eût pu être, les hommes l’eussent certainement préféré au sort qui leur échut. Car les avions, dès qu’ils crurent leur maître perdu, sans se soucier de rimer sur lui même une épitaphe, se révoltèrent ; les sentiments de cruauté qu’on leur avait inculqués se développant en eux dans un sens inattendu, ils résolurent de détruire la race humaine sans y apporter la distinction qu’on leur avait apprise entre amis et ennemis, et sans se souvenir que ce qui est héroïque par-delà les Pyrénées est souvent imputé à crime en deçà.
Tel appétit de destruction se communiqua immédiatement du foyer primitif de révolte à tous les autres camps d’avions qui eurent tôt fait de se libérer de leurs chefs et de décider par toute la Terre l’anéantissement de l’espèce humaine.
La manœuvre apprise comme une leçon et cent fois répétée fut exécutée, et non plus pour rire cette fois. Les avions coururent aux dépôts de bombes asphyxiantes, s’en chargèrent à pleins bords et volèrent les déverser sur les villes, retournant s’en munir dès qu’ils avaient épuisé leur cargaison ; leur nombre était si grand que parfois ils avaient fait la nuit sur la Terre, comme leurs moteurs avaient épouvanté les hommes par leur bruit avant que les gaz les vinssent occire. Saint Pierre et le Diable faillirent tomber de surmenage ce jour-là tant ils eurent d’âmes à recevoir.
Comme des taches d’huile, les gaz épandus sur les villes gagnèrent peu à peu les campagnes et bientôt il n’y eut pas un lieu qui n’en fût infecté. Tous les hommes périrent dans ce déluge gazeux. Mais les animaux ne s’en ressentirent pas, sauf les singes qui, se réclamant de vagues liens de parenté avec le genre humain, furent enveloppés dans sa perte : juste châtiment d’une funeste ambition.
*
Quand les avions, ivres d’une joie cruelle, se crurent bien sûrs d’avoir anéanti la race abhorrée, leur orgueil ne connut plus de bornes. La Terre était à eux ; certains proposèrent de conquérir la Lune de la même façon, en y massacrant les hommes dont certains astrologues se sont obstinés à la peupler malgré tous les conseils des hygiénistes.
Longtemps les avions parcoururent en tous sens la Terre avec le bonheur du parvenu qui explore sa nouvelle maison ; chaque cadavre aperçu, en affirmant leur conquête, les agitait d’un frémissement joyeux, de l’hélice au gouvernail, et, les ailes vibrantes, ils cabriolaient dans l’espace.
« Tant va la cruche à l’eau… » Vint un temps où ce proverbe s’appliqua aux avions ; tant durèrent leurs randonnées victorieuses que certains furent victimes d’accidents ; leurs organes s’usèrent ou se brisèrent ; immobilisés à terre, ils périssaient comme les hommes ; et le temps, la pluie, les bêtes sauvages et les insectes en avaient raison.
Tous allaient-ils disparaître ainsi ? Ceux qui survivaient, chaque jour moins nombreux, voyaient avec rage leur troupe décroître : qu’allait-il rester de la victoire des avions sur les hommes, si la mort attendait tous les vainqueurs, les uns après les autres ? Car les hommes, en conférant aux avions nombre de leurs qualités, n’y avaient pu inclure une immortalité qu’ils ne possédaient pas eux-mêmes.
Furieusement, à l’image des hommes, les avions firent des efforts prodigieux pour avoir une postérité qui recueillerait leur victoire surhumaine et en maintiendrait le souvenir glorieux : en vain. Les excès auxquels ils se livrèrent dans ce but hâtèrent même la fin de plusieurs d’entre eux, sans autre résultat. Un jour vint où, de tous, il ne resta plus qu’un couple.
Avec une effroyable ardeur décuplée par la terreur d’une fin prochaine, ils se ruaient à l’assaut l’un de l’autre. Ils se pourchassaient sur le sol en roulant ; la nuit d’une caverne voila parfois leurs infructueux et grotesques efforts.
Une dernière fois, ils s’élancèrent dans l’azur, vers le soleil, croyant peut-être trouver près de lui un peu de cette chaleur dont la recherche les torturait. Volant ensemble, ils montèrent tant qu’ils purent, tant qu’ils eurent de la force, avec l’espoir d’imiter l’abeille et le bourdon aux noces éthérées ; et dans l’ardente lumière, fougueusement, ils s’étreignirent…
Le choc arrêta leur vol : impuissants et liés, ils tombèrent à pic, couvrant un champ de leurs débris. Une vache voisine tourna lentement la tête pour regarder, puis se remit à tondre l’herbe tendre.
*
Car la révolte des avions avait duré tout un hiver. Le printemps revenu avait fondu les dernières glaces et tout reverdissait.
La lagune où avait glissé le couple fut plus lente à dégeler ; mais lorsque le ruisselet qui l’alimentait revint vers elle avec son eau tiédie et sa chanson, force fut bien à la lagune de faire comme lui pour l’accueillir.
Le chat sauvage, sorti de son repaire, accourait tout joyeux boire comme autrefois ; il n’en eut pas le temps ; l’eau s’agitait de façon si insolite qu’il jugea bon de gagner le sommet d’un arbre voisin.
De là, il vit lentement sortir de l’eau jusqu’à la ceinture une naïade, puis tout auprès d’elle un satyre. Du moins en jugea-t-il ainsi. Cette double apparition ne l’étonna point, car ce n’était pas la première fois que, familier des bois et des eaux, il en voyait paraître les hôtes naturels.
Cependant, la naïade et le satyre sortirent tout à fait de l’eau ; l’étonnement du chat sauvage fut alors sans bornes : il avait devant lui un homme et une femme. En vain se frottait-il les yeux avec ses pattes pour s’éclaircir la vue, croyant à une hallucination, le spectacle restait le même ; son admiration fut telle qu’il se sentit envahir par un désir fou de caresses et qu’oubliant tout le mal qu’il voulait aux hommes, il descendit se frôler contre la femme qui l’accueillit pour le cajoler.
L’eau où avait glissé le couple ayant aussitôt gelé sur lui, comme on l’a vu, l’avait préservé des vapeurs mortelles et conservé tout l’hiver en léthargie, selon de récentes recettes biologiques, jusqu’à ce que l’avril vint le délivrer.
Leurs habits étant demeurés adhérents à la glace dont ils s’étaient dégagés, la femme se fit une ceinture de feuilles de lierre, heureuse de lancer ainsi la mode de printemps, pendant que l’homme se demandait où il pourrait trouver un réchauffant cocktail.
*
Ainsi fut merveilleusement conservée la race humaine, car le couple réussit vite où les avions avaient échoué.
–––––
(Paul Michel, La Révolte des singes, contes, frontispice gravé par Daragnès, ornements par P. Burnot, Saint-Félicien-en-Vivarais : Au Pigeonnier, 1923. Tirage limité à 330 exemplaires : 10 ex. sur papier de Monval numérotés de 1 à 10 ; 20 ex. sur vergé d’Arches numérotés de 11 à 30 ; 300 ex. sur vélin Lafuma pur fil)