Au lever du jour, l’homme de vigie, hissé dans la mâture de la goélette Sainte-Marie-de-la-Mer, du port de Dunkerque, en route pour Terre-Neuve, signala une épave flottant en dérive par le travers de sa hanche de bâbord.

Tout d’abord l’équipage, huché sur les pavois et dans les haubans, ne distingua qu’une chose sombre assez volumineuse, s’estompant dans la brume matinale flottant au ras de l’eau. Mais, peu à peu, les détails s’accusèrent d’une façon plus nette. L’épave se précisa.

Quelques minutes plus tard, le capitaine du morutier, maître Guibéreau, un vieux loup de mer qui en avait vu de toutes les couleurs, et ses compagnons de pêche savaient ce qu’ils avaient devant eux.

C’était un grand voilier, dont la carcasse flottait certainement depuis de longs jours à la surface de l’Océan. Les mâts en étaient rompus, le pont presque rasé. Les bastingages étaient en partie défoncés, les palans étaient tordus. Aux porte-manteaux, des débris de canots se voyaient encore. À l’arrivée, la roue du gouvernail, seule, semblait intacte : deux bouées de sauvetage pendaient, lamentables, le long des bordages de tribord. Par contre, les panneaux des écoutilles étaient éventrés. Sur le pont, aucun débris, tout ce qui s’y trouvait ayant été certainement balayé par les lames furieuses.

Depuis combien de temps ce squelette flottait-il ainsi, désemparé, sinistre, menaçant, à travers l’immensité liquide ? Qui pourrait le dire ?

Qui était-il ? D’où venait-il ? Mystère !

Le nom et le port d’attache étant entièrement effacés sur le tableau arrière, on ne pouvait savoir sa nationalité.

Peut-être restait-il à bord quelques indications, des papiers, un journal qui pourrait renseigner.

Par bonheur, le temps était beau, la mer assez calme ; le capitaine de la Sainte-Marie-de-la-Mer put faire évoluer son bâtiment autour de l’épave sans aucun danger.

À vrai dire, ce n’était pas sans une certaine appréhension que ses hommes lui obéissaient. Les marins sont plus ou moins superstitieux. Ceux de la goélette n’échappaient pas à la règle commune.

Pourtant, avec le soleil qui se leva, les craintes semblèrent se dissiper.

Pendant presque toute la matinée, l’épave et la barque de pêche dérivèrent presque côte à côte de conserve.

À midi, la curiosité était fortement avivée à bord du morutier et lorsque le capitaine émit l’avis de faire un petit tour sur le bâtiment voisin, il ne trouva personne pour le désapprouver.

Au hasard, d’autorité, il désigna deux hommes pour l’accompagner.

L’un fut le premier maître, un gaillard solide et trapu d’une quarantaine d’années.

L’autre fut un simple matelot.

Le premier s’appelait Rempierrat, le second Flandin.

Précédés du capitaine, ils embarquèrent dans un doris et souquèrent vigoureusement vers l’épave.

Cinq minutes plus tard, ils étaient à bord.

Sur le pont, rien : mais devant eux s’ouvrait une écoutille munie de son échelle aux fers tordus et vert-de-grisés.

Sans hésiter, maître Guibéreau s’y engagea, suivi de ses deux hommes porteurs de falots apportés de la goélette.

Et les voilà parcourant l’intérieur du navire. Visite minutieuse, mais qui ne leur fit rien découvrir et ne leur permit en aucune façon de lever le voile qui cachait l’identité de ce mystérieux bâtiment.

D’êtres humains, morts ou vivants, aucune trace.

Il était de toute évidence que l’équipage en entier avait dû quitter le bord au moment tragique, alors que chacun croyait le navire perdu.

Aucun papier n’existait plus dans la cabine qui devait être celle du commandant. Sans doute celui-ci avait-il eu le temps de les emporter avec lui.

Devant l’inutilité de leurs recherches, maître Guibéreau proposa donc de remonter à l’air et de regagner la Marie-de-la-Mer. Il y avait bientôt deux heures qu’ils étaient tous les trois sur l’épave, cela suffisait.

Et déjà ils se dirigeaient vers l’échelle de l’écoutille, lorsque, brusquement, Rempierrat, qui marchait en avant, le falot levé pour éclairer la route, s’arrêta et fit signe à ses compagnons de ne plus bouger et d’écouter.

De fait, il avait raison d’agir de la sorte.

Sur cette épave abandonnée, sur cette carcasse éventrée, quelque chose d’insolite venait soudain de se produire.

Et ce n’était pas là le fruit d’une imagination craintive ou apeurée ; non, ce qui se passait était réel.

Ce que le premier maître avait entendu, ce que ses compagnons purent d’ailleurs entendre comme lui, c’était le bruit net, précis, c’était le floque mou et régulier de deux pieds nus qui marchaient quelque part, non loin de là.

Il y avait donc à bord d’autres êtres vivants qu’eux !

Ils le crurent sur le moment.

« En haut, murmura le matelot Flandin qui, tout à coup, était devenu très pâle. En haut ! Vite ! »

Mais maître Guibéreau ne l’entendait pas de la sorte.

« En arrière, au contraire, rectifia-t-il à mi-voix. C’est de derrière nous que provient le bruit. »

Et prenant le falot des mains du matelot qui tremblait, il se mit en marche à travers les coursives, s’arrêtant, écoutant, sondant la profondeur des cales en se penchant sur les panneaux béants…

Le bruit, qui n’avait pas cessé, les précédait toujours, s’arrêtant quand ils s’arrêtaient.

Et tout à coup le matelot Flandin retint ses compagnons.

Les pas qui, durant un laps de temps fort court, avaient cessé de se faire entendre, venaient de reprendre à nouveau, mais cette fois au-dessus de leur tête.

S’il y avait quelqu’un à bord de l’épave, ce quelqu’un était maintenant sur le pont.

Cette fois, ce fut maître Guibéreau en personne qui conseilla la remontée.

« En haut, les gars, dit-il à mi-voix. Et vite ! Il y a ici quelque chose qui m’intrigue. »

Et les voilà longeant à nouveau les coursives, filant le plus doucement mais le plus hâtivement qu’ils le peuvent pour regagner l’unique échelle aboutissant de l’entrepont au pont.

Ils y gravirent tous les trois ensemble et c’est ensemble qu’ils se hissent par l’écoutille, à l’air.

Mais là, une surprise plutôt désagréable les attend. Durant les deux heures et demie qu’ils viennent de passer à l’intérieur de l’épave, une brume légère s’est étendue sur la mer ; un brouillard, ce brouillard si fréquent dans ces régions élevées et qui monte avec une rapidité déconcertante, s’étend peu à peu sur toutes choses.

À bâbord, la goélette, bien qu’à une vingtaine d’encablures environ de l’épave, n’est plus qu’à peine visible.

Bien que fortement intrigué par le bruit inexprimable entendu, le capitaine comprend qu’il ne lui faut pas s’attarder davantage sur ce bâtiment inconnu, sous peine de se trouver d’ici peu dans une situation critique.

D’ailleurs, les pas ne se font plus entendre. Pourtant, par acquit de conscience, il jette quelques appels pour signaler leur présence.

« Y a-t-il quelqu’un ici ?… Répondez ! ohé ! répondez ! »

À moitié sortis de l’écoutille, l’oreille tendue aux bruits qui peuvent aussi bien leur venir d’en bas que d’en haut, ils attendent tous les trois quelques instants.

Mais rien ne leur répond.

Allons, ils ont été les jouets de leur imagination. Ils veulent le croire, puisque rien de neuf ne se produit.

Et déjà ils font un mouvement pour poursuivre leur ascension, lorsque là, devant eux, tout près d’eux, se produit un fait extraordinaire.

L’écoutille par laquelle ils viennent de déboucher se trouve située à l’avant, c’est-à-dire à quelques pas de la cloche servant à pointer le quart ; or, cette cloche près de laquelle ne se trouve aucun être vivant, cette cloche vient de se mettre en branle. Elle sonne, elle sonne toute seule, lentement, avec un petit son fêlé et triste qui a quelque chose d’infiniment pénible ; elle tinte là, devant eux, sous leurs yeux, sans qu’aucune main ne la touche.

Les yeux écarquillés par la stupeur, à laquelle commence à s’ajouter un peu d’épouvante, les trois hommes, à demi-sortis de l’écoutille, regardent sans comprendre.

Le capitaine et le premier maître sont très rouges ; le matelot, lui, est effroyablement pâle et claque des dents.

Et comme si ce n’était pas assez de cette chose fantastique, inouïe, incompréhensible, derrière eux, du fond de la lugubre épave, une voix étrange monte, gronde, arrive jusqu’à eux et clame par trois fois :

« Voleur ! Voleur ! Voleur ! »

Mais cette fois, c’est trop. D’un bond, le matelot Flandin se rue le premier sur le pont.

Derrière lui, les deux autres suivent.

En quelques instants, ils enjambent les pavois défoncés et se laissent tomber dans leur canot qu’ils poussent au large sur la goélette à peine visible dans le brouillard qui épaissit de plus en plus autour d’eux.

Et pendant qu’ils rament de toutes leurs forces, la cloche là-bas continue sa sonnerie doucement, lentement, pour ne s’arrêter qu’au moment où ils abordent la Sainte-Marie-de-la-Mer.

Là seulement, et en foulant le pont de son bateau, le capitaine se reprend un peu, secoue la sorte d’affolement qui s’était emparé de lui.

Et pendant que le matelot épouvanté se jette dans l’entrepont, que le maître d’équipage souffle et mâchonne nerveusement sa chique :

« Nous verrons cela demain, grogne maître Guibéreau entre ses dents. Il faut que je voie la chose. »

Mais il était écrit qu’il ne verrait rien ; et cela, pas plus le lendemain que les jours suivants, car, lorsque, quarante-huit heures plus tard environ, le brouillard se leva, la mystérieuse épave avait complètement disparu, poursuivant sa course lugubre et tragique vers le large, vers l’inconnu.

Et le capitaine Guibéreau n’aurait rien compris à l’affaire et aurait peut-être fini par croire, lui aussi, aux revenants, si, huit jours plus tard, par une nuit bien noire, alors qu’il rêvassait à l’avant, il n’avait entendu la voix du novice Noël Bernard donner à l’un de ses hommes les explications suivantes :

« Vois-tu, Borec, c’était la seule façon d’agir. On t’avait volé des choses auxquelles tu tenais, la veille de ton embarquement, or, moi, je savais qui était ton voleur, mais il me répugnait de le dénoncer. J’ai donc attendu, attendu, et il y a quatre jours, quand je l’ai vu partir pour l’épave avec le capitaine et le maître, je n’ai pas hésité. Profitant de ce qu’un second doris était à flot et que le brouillard tombait, je me suis glissé jusqu’à l’épave et là j’ai joué le revenant… Tu sais le reste. Le soir même, tu retrouvais dans ton coffre tout ce que l’on t’avait volé et que ton voleur épouvanté y avait rapporté. Pour la cloche, un long bout de filin que j’y avais adapté et qui passait dans l’avant-poste par un trou du pont m’avait permis d’agir sans être perçu. D’ailleurs, le brouillard me secondait. Tu vois comme c’est simple. »

C’était simple, en effet, et le vieux loup de mer le comprit bien ; mais, par contre, ce que le novice Noël Bernard et le matelot Flandin ne comprirent jamais, eux, c’est pourquoi le lendemain, à l’appel au quart, sur le pont, le capitaine octroya au premier, devant tout le monde, un magistral coup de pied dans le derrière en l’appelant « galopin, » et distribua au second vingt-quatre heures de fer.
 
 

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(Maurice Champagne, in Le Journal des voyages, revue de récréation scientifique, nouvelle série, n° 12, jeudi 1er janvier 1925 ; Edward Moerenhout, « Nocturne avec voilier » [détail], huile sur toile, 1882)