« Je n’y croyais pas, raconta l’administrateur colonial Brunet, à son retour de Madagascar. Et je vois, rien qu’à votre expression, que vous partagez mon scepticisme initial. Comment supposer, en effet, qu’un végétal, fût-il malgache, puisse partager les appétits des carnassiers et se repaître, à l’occasion, de chair humaine ? »

Notre ami respira et se complut à cette reprise d’haleine qui ne fit qu’exciter davantage notre curiosité. Il venait de le dire : le cercle d’auditeurs attentifs que nous formions autour de lui, et qui ne demandait pas mieux que d’entendre de bonnes histoires exotiques, ne laissait pas d’être incrédule quant à la prétendue existence de l’arbre anthropophage auquel il venait de faire allusion.

Mais, à côté de tous les « bobards » que se complaisent à rapporter d’au-delà des mers certains farceurs impénitents, toujours prêts à mystifier les âmes candides, n’y a-t-il pas d’étranges récits qui, pour incroyables qu’ils puissent paraître de prime abord, n’en sont pas moins véridiques ?

Autres pays, autres cieux ; autres climats, autre faune et autre flore. De telles différences ne sont-elles pas étonnantes en soi, et se représente-t-on l’état d’esprit de ceux de nos ancêtres qui, sans avoir jamais imaginé rien de pareil, entendaient parler pour la première fois des éléphants, des girafes, des rhinocéros ou des hippopotames ? L’explorateur qui, avant tout autre, revint des antipodes pour décrire les gigantesques séquoias américains, dont la hauteur dépasse parfois cent mètres, ou les banians indochinois, au tronc gros comme une tour, fut-il cru sur parole ? Crut-on davantage le naturaliste qui rapporta, sans qu’on en eût encore idée, les mœurs bizarres de certains insectes et de bien d’autres animaux ?

Tout de même, qu’à notre époque on vienne nous parler de cannibalisme végétal, cela passe l’entendement. Nous avons bien ouï dire que telle ou telle plante de la famille des sensitives se rétracte au moindre attouchement ; que telle ou telle fleur se referme sur la mouche ou l’oiselet qui vient s’y poser. Mais ce sont là phénomènes d’irritabilité bien explicables, et qu’il ne faut pas confondre, comme on le fait souvent, avec les fonctions nutritives de ces plantes qui, de même que les autres, puisent leur substance vitale dans le sol par leurs racines et dans l’air par leurs feuilles, sans se repaître des imprudentes bestioles qu’elles ont happées machinalement. Quels organes leur permettraient, en effet, de les absorber et de les digérer ?

Si, faute d’une structure adéquate, elles sont bien incapables de telles fonctions, que dire d’un arbre qui dévorerait des hommes tout entiers ? Allons ! l’histoire ne tenait pas debout ! C’était une galéjade, pas autre chose, une bonne tartarinade, digne tout au plus de nous faire rire par son exagération même.

Et pourtant l’ami Brunet parlait sérieusement. Et pourtant, tel que nous le connaissions de longue date, il n’avait rien d’un hâbleur. Aussi bien, son préambule n’allait-il pas au-devant de nos objections ? De son propre aveu, lui aussi avait douté de l’existence de l’arbre anthropophage, et nous n’étions pas certains encore qu’il s’en portât garant. Il posait la question, voilà tout, et ce n’était pas à nous, mais à lui, d’y répondre d’une façon probante et convaincante.

Personne, dans l’auditoire suspendu à ses lèvres, ne rompit donc le silence qu’il observait momentanément et qu’il n’abrégea que lorsqu’il vit notre attention tendue à l’extrême.

« Mais, reprit-il lentement, comme pour mieux vriller en nous chaque mot qui allait suivre, les faits sont les faits, et l’aveugle seul refuse de se rendre à l’évidence.

La première fois qu’on me parla de l’arbre anthropophage, je me contentai de hausser les épaules et de rire. C’est tout ce que cette sornette me semblait devoir mériter. J’étais alors à la tête d’un cercle déshérité qui englobait l’une des plus sauvages régions de l’intérieur de la grande île sud-africaine. Un pays à la fois marécageux dans sa partie basse et très accidenté dans sa partie haute, mais aussi peu peuplé en montagne qu’en plaine, et rien que par ces farouches Mahafalys et ces redoutables Antandroys qui, jadis, avaient donné tant de fil à retordre aux colonnes du général Duchesne.

Chargé d’étudier ses ressources et de fournir des rapports circonstanciés à ce sujet, je m’étais mis volontiers en campagne, n’ayant guère d’autre occupation utile, et celle-là me permettant non seulement de faire des randonnées un peu partout à ma guise, ce qui m’a toujours plu, mais de chasser et de pêcher à l’occasion, deux distractions dont je demeure encore friand à l’âge que j’ai.

C’est au cours d’une de ces explorations à cheval, faites d’ordinaire en la seule escorte d’un secrétaire et d’un serviteur malgache, qu’il me fut donné de voir enfin le fameux végétal dont la macabre réputation n’avait pas manqué de venir jusqu’à moi. Mon secrétaire m’en avait parlé. Mon boy aussi. D’autres encore. Et leurs dires concordaient.

Ils m’assuraient que cet arbre pouvait, tout comme une pieuvre géante avec ses tentacules, saisir un être humain et le dévorer vif. Je ne vous ai pas caché que je n’en croyais rien. Mais des plaintes m’étaient parvenues qui m’obligeaient à ne plus prendre l’affaire à la légère.

Des indigènes étaient venus nous déclarer, avec tous les signes d’un affolement profond et d’une sincérité incontestable, que l’existence devenait impossible dans leur clan. Ils avaient pour chef une sorte de tyran du nom de Gobatsi, qui, pour le plus léger motif, les mettait à mort avec des raffinements inouïs de cruauté. Mais, entre tous les supplices qu’inventait ce noir despote, il n’en était pas de plus horrible, à leur sens, que celui de l’arbre anthropophage. Car, à les entendre, Gobatsi livrait nombre d’entre eux à ce dévoreur d’hommes. Il les lui livrait sans défense, puisque pieds et poings liés. Et l’arbre monstrueux les étreignait et les engloutissait avec la même voracité que n’importe quel animal féroce. Il ne s’agissait donc plus de simples ragots, ni d’une légende sans consistance. Et, bien que ma raison se refusât encore à accepter intégralement une telle version, je me voyais obligé de tirer l’affaire au clair. Persuadé, en tout cas, d’avoir maille à partir avec Gobatsi, sinon avec son arbre à supplices, je fis en sorte de renforcer mon escorte habituelle. Sur ma requête, le commandement militaire m’adjoignit une section de tirailleurs, commandée par un jeune sous-lieutenant français et deux vieux sergents malgaches. L’officier s’appelait Léonard. J’ai appris avec regret, depuis lors, qu’il est tombé glorieusement au front, pendant la seconde bataille de la Marne. Car je dois vous dire que tout cela remonte assez loin et date d’avant la Grande Guerre.

Me voilà donc parti en bonne compagnie, sous la conduite d’un des malheureux qui étaient venus nous dénoncer les féroces pratiques de leur chef de clan. Nous fîmes plusieurs étapes à travers une région où je ne m’étais jamais aventuré. C’était le pays des « raquettes, » ainsi dénommé à cause des innombrables cactus qui en hérissaient le sol. À part cette désagréable végétation qui rendait la marche impossible hors des pistes indigènes, on ne distinguait, çà et là, que quelques figuiers-banians, dont les troncs multiples et entrecroisés formaient d’imposants dômes de feuillages à l’ombre desquels il faisait bon camper.

Je vous ferai grâce des menus incidents de notre marche en savane par des sentiers des plus capricieux, et qui parfois franchissaient à gué des rivières infestées de caïmans. Nous approchions du repaire de Gobatsi, et nos tirailleurs ouvraient l’œil. Quant à notre guide, plus nous allions, plus il se montrait hésitant et timoré. Évidemment, il regrettait d’avoir consenti à revenir dans des parages qui ne lui laissaient que des souvenirs d’horreurs et d’atrocités sans nom.

Je le rassurais de mon mieux, mais la présence d’une petite troupe, supérieurement armée et aguerrie, n’était pas de trop pour lui rendre un peu de cran. Sans elle, il n’aurait pas été bien loin et m’eût faussé compagnie sans vergogne.

Il ne consentit pas, d’ailleurs, à aller jusqu’au village même d’où il avait fui. Mais il nous mena à l’arbre anthropophage, qui se trouvait à environ une lieue en deçà de ladite bourgade.

Je dois préciser sans plus de délai que cette expression d’arbre anthropophage était impropre. Il ne s’agissait pas d’un arbre proprement dit, mais d’une gigantesque plante grasse, de la forme des ananas, en infiniment plus grand, puisque le tronc, haut d’environ huit pieds, mesurait près de deux mètres de circonférence. Ce tronc massif et trapu n’était fait, comme ceux des palmiers, que des stipes des feuilles géantes qui le couronnaient. La tige de celles-ci avait la grosseur du bras, et des piquants les hérissaient comme autant de crocs acérés ou, mieux, de mandibules.

J’anticipe d’ailleurs en le décrivant, car, comme nous en approchions, et avant d’en bien distinguer les caractéristiques, nous dûmes nous terrer brusquement. Pris de terreur, notre guide s’était aplati le premier. Il n’était plus noir, mais de cette couleur cendrée que prend la face des nègres sous l’effet de la peur.

« Vois ! » bégaya-t-il, en me prenant le poignet d’une main tremblante.
 
 

 

Sans nous montrer, nous épiâmes de loin la scène hallucinante qui s’offrait à nous. Un cortège barbare approchait de l’arbre. C’étaient Gobatsi et ses guerriers – vrais sauvages à peu près nus et armés de javelines, de couteaux de jet et de grands boucliers en peau de bœuf.

J’avais pris mes jumelles pour mieux voir ce qui allait se passer. Léonard en fit autant. Et, pendant que ses hommes, sur son ordre formel, demeuraient invisibles et silencieux derrière nous, accroupis nous-mêmes au milieu des buissons, nous fîmes en sorte de ne pas donner l’éveil à l’ennemi, tout en suivant à la lorgnette ses moindres faits et gestes, comme si nous eussions été tout près.

Ce fut diablement impressionnant. Gobatsi, un hercule bestial dont les traits respiraient la plus abjecte férocité, allait sous une sorte de grand parasol que portaient des esclaves. D’autres esclaves encadraient une jeune négresse au pagne flottant et couronnée de fleurs, que j’eusse prise pour je ne sais quelle divinité, si notre guide ne m’avait affirmé qu’elle n’était qu’une victime destinée à être offerte en holocauste à la voracité de l’arbre anthropophage.

Effectivement, quand le cortège, à grand renfort de cymbales et de tambourins, eut atteint le pied de cet arbre, nous vîmes les esclaves grouiller autour, comme des gens qui font de suprêmes préparatifs avant de procéder à une exécution capitale.

Ils s’apprêtaient à hisser la malheureuse sur le tronc feuillu. Pendant ce temps, j’observai que l’un d’eux y pratiquait une incision et recueillait dans une calebasse la sève brunâtre qui en coulait.

Quand la calebasse fut pleine, il la présenta à Gobatsi qui y but à longs traits, puis la passa à ses lieutenants. Tous s’abreuvèrent à tour de rôle de ce sirop épais et capiteux qui parut les enivrer. Alors, ce furent des chants et des danses, avec l’accompagnement des cymbales et des tambourins.

La jeune négresse avait dû boire comme tout le monde, mais sur elle l’étrange liqueur fit l’effet d’un stupéfiant, car elle cessa de se débattre entre les mains des misérables ilotes qui, pour ne pas encourir la fureur du maître et ses terribles représailles, se disposaient à la livrer au monstre végétal apparemment avide de telles proies.

C’en était trop. Et, malgré le doute où je pouvais être encore quant aux facultés de cannibalisme de l’arbre aux supplices, je ne voulus pas attendre davantage, ni me faire le complice, par abstention, du crime inqualifiable qui allait se commettre sous mes yeux.

À côté de moi, Léonard frémissait et me pressait de le laisser intervenir.

« Qu’attendons-nous ? me dit-il, tout haletant d’indignation. Ils vont donner cette pauvre enfant en pâture à l’arbre, vous voyez bien ! »

J’acquiesçai d’un geste, et lui-même donna un coup de sifflet strident.

C’était le signal convenu.

Comme un seul homme, les tirailleurs se dressèrent brusquement et bondirent en avant, fusil au poing et baïonnette au canon.

Léonard chargea avec eux, ainsi qu’il convenait à son grade et à son âge. Moi, je restai en arrière avec le guide, mon secrétaire et mon serviteur, mais pas longtemps, car tout se dénoua en un clin d’œil.

La charge aussi endiablée qu’imprévue de nos hommes avait pris de court le cruel roitelet et sa clique. Ces belliqueux et irréductibles gaillards ne valaient pas leur réputation d’adversaires dignes des nôtres. Ils lâchèrent pied sur toute la ligne et détaleraient encore si Léonard ne s’était arrangé pour diviser sa troupe en deux et leur couper la retraite. Quelques-uns s’échappèrent, mais pas Gobatsi, qui, bientôt rejoint, ne voulut pas se rendre et fut embroché par un tirailleur. Plus d’un de ses complices subit le même sort, et ceux qui n’avaient pas tiré au large se jetèrent à terre en signe de soumission et de reddition.

On les fit prisonniers. Moi, je m’étais porté jusqu’à la jeune captive que je délivrai de ses liens. Et c’est alors que je compris le fin mot de la chose. Elle était bien destinée à être livrée à l’arbre prétendu anthropophage, mais cette plante géante ne l’aurait pas mangée en réalité. Elle l’aurait simplement retenue entre ses feuilles piquantes, jusqu’à ce que la mort s’ensuivît. N’est-ce pas ainsi que périssent les oiselets et les insectes assez imprudents pour pénétrer au cœur des fleurs ou des plantes de cette famille ? Les feuilles irritables se seraient refermées sur elle, la retenant captive de leurs épines enfoncées dans sa chair. Et, après une agonie atroce, son corps se serait décomposé peu à peu, sous l’effet des intempéries. Mais elle n’aurait pas été dévorée, et c’étaient les apparences qui faisaient croire de telles choses à ceux qui, comme mon guide, rapportaient le fait de bonne foi.

Bref, s’il y avait une part de vérité là-dedans, le reste était bel et bien fiction. Et je ne sais pourquoi, mais je fus heureux d’en rapporter la preuve ; moins, toutefois, que d’avoir mis fin à l’horrible carrière de ce Gobatsi qui, lui, savait fort bien à quoi s’en tenir, mais avait intérêt à exploiter la crédulité de ses gens et à multiplier les sacrifices humains, pour les terroriser. Quand l’arbre avait étouffé et déchiré ses victimes, il revenait enlever clandestinement leurs restes. C’est ce qui fait que, n’en retrouvant pas trace ensuite, on les croyait dévorées vives.

La jeune négresse échappée de si peu à cette fin épouvantable, conclut M. Brunet, me resta attachée fidèlement. Elle est demeurée la meilleure servante de ma femme, et nous l’avons ramenée en France avec nous. »
 
 

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(Jean du Cléguer, in Pierrot, journal des garçons, huitième année, 369e livraison, n° 3, dimanche 15 janvier 1933)