Au temps où Valence n’était encore qu’une toute petite ville d’Espagne, entourée de hautes murailles et défendue par des tours crénelées, il y avait dans les roseaux du fleuve, non loin des portes de la cité, un monstre dont la vue seule glaçait d’effroi les plus braves. On l’appelait dans la région : « Le dragon de Valence. »
Figurez-vous une sorte de crocodile gigantesque, long de vingt pieds, pour le moins, dont les mâchoires armées de crocs aigus ne faisaient grâce à personne ! Parmi les joncs et les roseaux, il s’était creusé lui-même une sorte de caverne dans laquelle s’entassaient les ossements des malheureux qu’il avait dévorés.
Plus de repos pour les habitants de Valence, qui n’osaient sortir de leur ville ! D’affreux cauchemars troublaient leurs nuits ; ils voyaient en songe le crocodile prêt à fondre sur eux et s’éveillaient baignés de sueur en poussant des cris de terreur.
À diverses reprises, on avait essayé de se débarrasser de ce terrible voisin ; d’intrépides cavaliers, accompagnés d’hommes d’armes, s’étaient acheminés vers le repaire de la maudite bête ; mais ces expéditions avaient toujours fini d’une façon tragique.
Le monstre, immobile sur une rive du fleuve, laissait approcher la petite troupe, puis, lorsqu’il jugeait le moment venu, il s’élançait sur elle avec de terribles rugissements, mordant l’un, renversant l’autre, dévorant un troisième et traînant dans sa tanière les restes de son sanglant festin.
Ceux qui réussissaient à s’enfuir et à regagner la ville étaient guéris pour toujours du désir de se mesurer avec un semblable ennemi.
Ainsi passèrent des semaines ! La peur avait envahi tous les cœurs ! Le laboureur n’osait plus labourer son champ, le bourgeois s’enfermait chez lui, personne ne sortait de la ville !
Le monstre, qui commençait à être torturé par la faim, s’attaqua aux animaux du voisinage et aux voyageurs imprudents égarés dans ces parages.
Il s’avança même jusqu’aux portes de Valence, se coucha le long des remparts et attendit la sortie de quelque habitant pour le dévorer.
On fit alors venir des archers qui, à l’abri derrière les murailles crénelées, firent pleuvoir sur l’animal une volée de flèches. Hélas ! les traits rebondissaient sur sa dure carapace sans réussir à l’entamer. Il se contentait de secouer un peu son corps énorme, comme s’il était importuné par le voisinage des mouches.
Que faire ?
Un grand nombre d’habitants cherchèrent à s’échapper de la ville par la porte opposée. Plusieurs y parvinrent, mais plusieurs, aussi, furent la proie du monstre.
Ce fut une désolation générale, et la peur augmenta encore. Aussi, qu’on juge de la stupéfaction des gens de Valence lorsqu’on apprit un matin qu’un jeune homme venait de s’engager à marcher seul contre l’ennemi commun.
Le gouverneur le fit venir pour l’interroger, mais il se refusa à donner des explications sur la façon dont il comptait agir.
« J’ai beaucoup prié Dieu afin qu’il nous délivre du fléau, dit-il, et le ciel a eu pitié de nous. Il m’est venu une idée que je veux mettre à exécution ; je suis certain qu’elle m’assurera la victoire !
– Prenez les meilleures armes de la cité ! s’exclama le gouverneur. Tout ce qui est ici vous appartient !… si vous réussissez, votre fortune est faite ! »
Le jeune homme sourit et répondit :
« Je n’ai que faire de vos offres. La lance me suffira ; ce n’est pas dans les armes que se trouve ma principale chance de salut, mais bien dans un costume de ma façon qui doit me rendre invulnérable, et surtout dans l’appui du Très-Haut. »
Le gouverneur le regarda d’un air de pitié, persuadé qu’il avait affaire à un fou.
« Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.
– Pedro ! pour vous servir, monseigneur.
– Eh bien !… messire Pedro, faites comme il vous plaira ! Je suis parfaitement convaincu, pour ma part, que vous courez au-devant d’une mort certaine.
– J’espère, monseigneur, avoir bientôt le plaisir de vous prouver le contraire.
– Quand cela, s’il vous plaît ?
– Dans trois jours.
– Et pourquoi… trois jours ?
– Parce que ce temps m’est nécessaire pour certains préparatifs que je considère comme devant assurer le succès de l’entreprise.
– Il sera fait selon votre désir ! Nous serons tous sur les remparts lors que vous sortirez, et mes vœux vous accompagneront ! »
Pendant les jours qui suivirent, le jeune homme, enfermé dans sa maison, s’adonna à ses préparatifs mystérieux. Les gens qui guettaient du dehors n’étaient pas peu surpris de voir entrer chez chez Pedro des quantités considérables de tessons de bouteilles ou de miroirs cassés.
« Bonté du ciel ! qu’allait-il faire de tout cela ? »
Une fumée noire s’échappait de la cheminée ; que pouvait donc combiner l’étrange personnage ? S’il n’avait assuré qu’il mettait son espoir en Dieu, on aurait cru dans la villa à quelque diablerie.
Le matin fixé pour le combat, la foule se porta sur les remparts, curieuse de voir ce qui allait se passer. On ouvrit la porte avec précaution, ne laissant que l’espace nécessaire pour un homme, et Pedro s’élança au-dehors.
Les assistants firent entendre un murmure prolongé comme des gens désappointés. Ils s’étaient attendus à voir quelque chose d’extraordinaire dans l’accoutrement du jeune guerrier, et voici qu’ils avaient devant eux un homme vêtu comme un moine, la tête recouverte d’un capuchon, et tenant en main une simple lance.
« Le monstre n’en fera qu’une bouchée, dit quelqu’un.
– C’est folie de s’exposer ainsi à la mort ! » s’exclama un autre.
Pedro ne daigna pas se retourner ; il paraissait sûr de lui et s’en allait tout droit vers l’antre de son ennemi.
Le gigantesque crocodile, qui n’avait pas mangé depuis deux jours, n’attendit pas que le jeune homme vînt le chercher ; il se souleva lourdement sur ses courtes pattes et s’approcha de Pedro. Lorsqu’il n’en fut plus qu’à une faible distance, il poussa un rugissement qui fit trembler les spectateurs à l’abri derrière les remparts, ouvrit une gueule énorme et…
À ce moment, il se passa quelque chose d’inattendu : le héros laissa tomber son manteau, et il apparut éblouissant de lumière. Les gens de Valence ne pouvaient le regarder en face ; c’était comme une flamme vivante ! Une flamme qui marchait ! Il portait une sorte d’armure faite de glaces et de verres brisés, qui le couvrait des pieds à la tête. Les rayons du soleil, en frappant sur lui, l’entouraient d’un étincellement tel que le monstre recula. Il se voyait reflété de toutes parts dans les morceaux de glaces et, croyant avoir devant lui des ennemis de son espèce, il ne savait quel parti prendre.
Il ouvrit encore une fois ses énormes mâchoires, pour pousser son rugissement habituel, mais Pedro prompt comme la foudre, lui plongea plusieurs fois sa bonne lance jusqu’au fond du gosier.
Un sang noir se répandit sur le sol ; la bête énorme s’agita un instant, puis resta immobile. Le « dragon de Valence » avait fini de vivre !
Aussitôt les portes de la ville s’ouvrirent toutes grandes ; une foule joyeuse se précipita vers Pedro qui fut porté en triomphe jusqu’au palais du gouverneur, où il reçut la récompense promise.
Quant au monstre tué de façon si habile, il fut empaillé avec le plus grand soin et conservé pendant des années dans un vaste hangar, où tous les voyageurs allaient le voir avec une curiosité bien naturelle.
Aujourd’hui, il ne reste plus trace de cette affreuse bête, mais on en parle encore dans la province d’Espagne d’où nous est venue cette curieuse histoire.
☞ Léon Lambry se garde bien de citer ses sources, mais ce texte est en réalité un plagiat du conte de Vicente Blasco Ibáñez « El Dragón del Patriarca » (1901).
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(Léon Lambry, in L’Étoile noëliste, revue hebdomadaire illustrée pour la jeunesse, septième année, n° 298, 22 janvier 1920 ; in Supplément hebdomadaire littéraire, agricole, viticole, économique, etc., du Courrier de Saône-et-Loire, quatre-vingt-deuxième année, n° 26289, samedi 27 mai 1922 ; « Nos Contes, » in Le Nouvelliste d’Alsace, deuxième année, n° 110, 10 mai 1924. Arnold Böcklin, « Ruggerio und Angelica, » gouache sur panneau, 1873)