CHAPITRE V

 
 

Pour la première fois de sa vie peut-être, Kjoès demeura près de quinze heures sans dormir. Mille pensées extravagantes, semblables à celles que suscitent les rêves artificiellement provoqués, agitaient son esprit où germaient les étranges propos du vieux Charles. Des petits films d’une puissante intensité dramatique venaient tour à tour animer l’écran de son imagination. La plupart avaient pour thème des scènes horribles dont l’Île des Maîtres était le théâtre. Il voyait les Vieux buvant le sang des captifs burupes et s’en repaissant comme les nouveau-nés sucent le liquide nourricier des distributeurs lactifères. D’autres s’amusaient à supplicier les patients pour satisfaire un certain goût de la cruauté inconnu des autres hommes. D’autres encore donnaient à leurs enfants, devant quelque système nerveux mis à nu, d’effroyables leçons d’anatomie, ou bien s’efforçaient de capter sur le corps des victimes pantelantes des sources d’énergie vitale destinées à enrichir leur propre potentiel.

En songeant aux Maîtres, coupables de tant d’horreurs, il sentait affluer dans sa bouche le goût amer de la haine. De toute sa force, il détestait ces hommes trop puissants, qu’il avait pris, jusque-là, pour des bienfaiteurs et dont le véritable rôle commençait à lui apparaître. N’étaient-ce pas des êtres inhumains, pétris de vices sans nom ? Sa pensée évoquait ensuite les héros du Temps ancien, dont l’archiviste l’avait longuement entretenu, et une admiration fervente l’inclinait, lui, chétif représentant d’une race déchue, à l’imitation de ces formidables ancêtres qui osèrent braver la loi, l’usage, les convenances, pour faire triompher leur amour.

« À ma place, murmurait-il amèrement, le valeureux Pâris ou le bouillant Ménélas ne se fussent certainement pas laissé intimider par des Vieux ! »

Aucun lénitif ne put le calmer. Quand il s’étendait sur sa couche, une main sur chaque pôle de l’hypotenseur, ses visions, loin de s’apaiser, revêtaient une impitoyable apparence de réalité. Bientôt, il devait se lever, sortir et s’enfuir par la ville, au hasard des chaussées mouvantes.

Bien avant l’heure fixée par Éhio, il se rendit au Salon. La salle où ils devaient se rencontrer était déserte, circonstance dont il se félicita, car la présence d’un être quelconque, fût-il son meilleur ami, lui eût semblé à ce moment insupportable. Lorsque la jeune femme parut, il ressentit dans la poitrine un grand choc, à la fois exaltant et douloureux. Il la serra entre ses bras avec une force convulsive.

« Kjoès, mon pauvre ami, qu’as-tu donc ? » demanda-t-elle, surprise d’une telle frénésie.

Alors, il éclata.

« Ce que j’ai, cria-t-il, je suis malheureux, je souffre, voilà ! Je souffre comme un enfant puni, à qui l’on a retiré son jouet favori, je souffre comme un passionné de bigpick lorsqu’il se trouve privé de sa drogue. La pensée que je te vois aujourd’hui pour la dernière fois m’est insupportable. Il y a des choses auxquelles je n’avais jamais suffisamment réfléchi ; elles me semblaient toutes naturelles, je les trouve odieuses à présent. Est-il possible que tant d’hommes acceptent sans murmurer la domination de quelques potentats qui poussent la tyrannie jusqu’au point de lever parmi nous un vivant tribut ?

– Kjoès, dit Éhio, je ne comprends pas tes paroles. Certes, la séparation qui nous est imposée me sera pénible autant qu’à toi. J’en souffrirai longtemps, pendant plus d’un mois peut-être, mais qu’y pouvons-nous ? De tout temps, les Vieux ont désigné, parmi les hommes et les femmes de notre race, quelques individus qui doivent aller les servir dans l’Île. La plupart s’y résignent facilement. N’est-on pas heureux, là-bas, dans ce domaine enchanté où les Sages vivent entre eux dans la Suprême Sérénité ?…

D’ailleurs, poursuivit-elle, après un temps de silence, à quoi bon se révolter ? Je suis appelée ; il me faut partir, c’est mon devoir ! »

Kjoès, étrangement surexcité, l’interrompit violemment.

« Il n’y a pas de devoir, cria-t-il ; il y a l’abominable caprice de ces despotes qui se prétendent supérieurs au reste des hommes et profitent de notre lâcheté pour nous opprimer. Je les hais et je saurai bien te défendre contre eux !… Tu n’iras pas dans l’Île, je ne veux pas ! »

Éhio, épouvantée, lui posa la main sur les lèvres.

« Tais-toi, fit-elle à voix presque basse ; tais-toi, tu as perdu la raison, tu blasphèmes ! Que deviendrions-nous si quelqu’un entendait tes propos insensés ? »

Kjoès se dégagea.

« Je ne crains personne, dit-il, et personne ne m’empêchera de te soustraire à l’égoïste volonté des Vieux. Viens, nous allons fuir, nous allons vivre dans une autre ville, n’importe où, soigneusement cachés.

– C’est impossible, tu le sais, dit Éhio ; calme-toi, laisse-moi ; l’heure est venue, je dois partir. »

Ils se turent, et la musique ambiante, que le bruit de leur voix avait éloignée comme un enfant effrayé, revint soudain jusqu’à leurs oreilles. Durant quelques instants, Kjoès marcha de long en large à travers la salle déserte. Tout à coup, il s’arrêta devant Éhio qu’il saisit aux poignets avec une force singulière.

« Viens avec moi ! » dit-il.

Éhio poussa un faible cri.

« Tu me fais mal !… Qu’as-tu donc ?… Lâche-moi ! »

Mais ses yeux reflétaient moins de douleur et de révolte que de surprise. Une extraordinaire nouveauté venait de lui être révélée : le plaisir étrangement pimenté qu’une femme peut éprouver aux violences exercées par l’homme aimé.

« Viens ! » dit encore Kjoès, en la serrant avec une vigueur redoublée.

D’une voix expirante, elle murmura :

« Non, je ne peux pas ! »

Alors, Kjoès sentit jaillir en lui quelque chose d’inconnu, un bouillonnement brûlant et impétueux. Les mains toujours rivées aux bras de la jeune femme, il la secoua fortement, brutalement, tandis que sa voix, devenue incroyablement nette et sonore, répétait :

« Suis-moi ; je le veux ! »

Les yeux d’Éhio s’emplirent de larmes. Sa volonté venait soudain de se dissoudre. Toute résistance avait cessé. Une grande faiblesse, une grande douceur l’envahit et ce fut au milieu de sanglots heureux qu’elle murmura :

« Kjoès, mon chéri, mon bien-aimé, je suis à toi ; partons, je ferai ce que tu voudras !… »
 

(À suivre)

 
 

 

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(Bernard Gervaise et Robert Francheville, « 340 Av. S., » in Paris-Soir, quatrième année, n° 853 et 854, vendredi 5 et samedi 6 février 1926 ; illustrations de François Schuiten)