À plusieurs reprises, nous avons déjà souligné à quel point la collaboration entre Gustave Guitton et Le Rouge les avait conduits à pratiquer une véritable « mutualisation » de leurs productions, chacun signant indifféremment, ou conjointement, des textes écrits par l’un ou l’autre.
« Guillotinés » est, à cet égard, un exemple particulièrement représentatif. Dans l’article : « Trois contes retrouvés de Gustave Le Rouge, » nous avions indiqué que ce conte cruel était d’abord paru sous la signature de Gustave Guitton en 1903, avant d’être réédité en 1928, après la mort de Guitton, sous celle de Gustave Le Rouge. Or, nous avons découvert depuis qu’il avait fait l’objet d’une publication préalable dans le Gil Blas illustré, en septembre 1900, sous le pseudonyme conjoint de Jean Duplex.
La découverte de ce nouveau pseudonyme nous a ainsi permis d’ajouter une dizaine de textes supplémentaires à l’abondante production alimentaire de nos deux collaborateurs. S’ils sont en général d’assez médiocre qualité, ces écrits témoignent cependant que leurs auteurs eurent à cœur de diversifier leurs productions. Ils s’avèrent en effet d’une grande variété thématique, comprenant aussi bien des récits humoristiques, des histoires galantes, que des nouvelles rurales, des contes ou des anecdotes « historiques. » Il convient de noter par ailleurs qu’en dehors de sa collaboration avec Guitton, Gustave Le Rouge utilisera plusieurs dizaines de pseudonymes différents au cours de sa carrière et qu’il s’affirmera comme un polygraphe aguerri, n’hésitant pas à se rendre coupable de plagiat à l’occasion ou à brouiller les pistes par des attributions fantaisistes ; nous aurons bientôt l’occasion d’y revenir plus longuement.
Outre « Guillotinés, » que nous avions déjà publié dans sa version de 1928, on retiendra surtout « Le Poids du mort, » « Mémoires d’une fleur d’oranger, » « Barbe-d’Or » et « Une Héroïne, » qui nous paraissent d’un intérêt un peu plus notable que les autres récits. Précisons enfin, pour rendre justice à leurs auteurs, que la reprise des textes dans différents périodiques s’accompagne le plus souvent de modifications et de variantes que nous n’avons pas jugé forcément indispensable de relever.
MONSIEUR N
GUILLOTINÉS
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Mathéo Galvaroz, après avoir commencé par exhiber un musée de figures de cire, était arrivé, à force d’économies et de savoir-faire, à devenir propriétaire d’un grand théâtre forain qui, sous la dénomination romantique de « Théâtre des Fantômes, » promenait, de ville en ville, les trucs perfectionnés de l’illusion d’optique.
Les foules subissent l’attrait maladif du mystérieux et du sinistre. Partout, le « Théâtre des Fantômes » faisait salle comble.
Devant les yeux des provinciaux ahuris, défilaient des séries d’apparitions impalpables, obtenues grâce aux reflets combinés de glaces sans tain, par un procédé à peu près semblable à celui que l’on emploie, à Montmartre, dans certain cabaret macabre.
Les trucs de l’illusionniste étaient toujours, d’ailleurs, présentés dans le cadre d’une intrigue dramatique, dont Mathéo Galvaroz, au courant de tout ce qui se faisait dans le même genre, à Paris et à Londres, diversifiait, à l’infini, les effets et les accessoires.
Tantôt, Galvaroz apparaissait costumé en tyran du Moyen-Âge… Au fond d’un souterrain obscur, il se repaissait de la vue de ses trésors, conquis par le meurtre et le brigandage… Soudain, il fermait précipitamment le coffre de carton, rempli de verroteries et de rondelles de cuivre, qui figurait le coffre-fort, et il mimait l’expression de l’épouvante… Drapée dans un long suaire, une de ses victimes venait de surgir à la façon des spectres, glissant vers lui dans l’air, à quelques pouces du sol… Le tyran s’emparait de son épée et frappait à coups redoublés sur l’apparition. Mais l’épée ne rencontrait que le vide ; et le spectre, continuant d’avancer inflexiblement, finissait par sauter sur les épaules du tyran.
Un long cri d’horreur partait de la salle ; et les spectateurs se retiraient, transis d’effroi, avec une provision de cauchemars pour au moins une année.
Parfois, Galvaroz abordait le genre historique… Vêtu d’une robe de chambre de serge noire semée d’ossements blancs et coiffé d’un bonnet pointu, il évoquait les personnages les plus connus de la Légende et de l’Histoire : François Ier, Henri IV, Napoléon.
Il ne se gênait pas pour leur adresser des reproches virulents sur les désordres de leur existence privée ou sur leurs fautes politiques.
Ces représentations étaient, au fond, des plus réjouissantes ; car le signor Galvaroz, dont les connaissances en histoire avaient été surtout puisées dans la lecture des romans, émettait, avec un sang-froid surprenant, des anachronismes formidables :
Il blâmait vertement Louis XIV d’avoir dilapidé les finances en illuminations et en fontaines lumineuses, au château de Versailles.
Il regrettait que Louis XV n’eût pas divorcé, pour légitimer sa situation avec Mme de Pompadour.
Napoléon même était sévèrement jugé, pour avoir osé combattre nos amis et alliés, les Russes.
Le signor Galvaroz ajoutait, chaque année, de nouveaux anachronismes à ses boniments.
Il appelait naïvement cela se tenir au courant.
D’ailleurs, il en arrivait à croire ce qu’il disait ; et le personnel de sa troupe le regardait comme un profond savant et un érudit historien.
Mathéo Galvaroz était très heureux. Sa science historique lui procurait toutes les satisfactions de l’amour-propre ; et une charmante jeune femme, Gemma, veillait à son bonheur domestique.
Gemma, une Italienne blonde aux formes magnifiques, au pur profil de déesse grecque qu’éclairaient de grands yeux bleus d’une douceur caressante, avait été recueillie, tout enfant, par le directeur du « Théâtre des Fantômes, » qui l’avait épousée, sitôt qu’elle avait eu seize ans.
Gemma était encore adolescente ; Galvaroz était déjà un vieillard.
De cette différence d’âge, il résultait que le vieux saltimbanque, au visage ridé et rasé, à la peau tannée par le hâle et le vent des grands chemins, était dans une muette et perpétuelle adoration devant la souple et câline jeune femme, dont il faisait toutes les volontés.
Les bénéfices de la caisse passaient en bijoux et en parures.
Gemma ne consentait à jouer que les rôles qui lui convenaient, ceux qui mettaient en relief ses toilettes ou sa beauté. Même au théâtre, elle voulait toujours être souveraine.
Mais le despotisme, qu’en vertu de sa situation privilégiée elle exerçait sur toute la troupe, lui avait attiré des haines et des jalousies.
Elle était détestée de tous les acteurs, sauf d’un seul, connu sous le nom d’Anatole.
Anatole était un superbe gaillard, d’une trentaine d’années, qui avait longtemps exercé sur les places publiques le métier de lutteur en plein vent, avant qu’au cours d’un de ses voyages à Paris le signor Galvaroz l’eût engagé dans sa troupe.
Grâce à sa stature herculéenne, c’était Anatole qui remplissait, d’ordinaire, les rôles qui demandent de la prestance.
Sous la toque à chaîne d’or de François Ier, ou sous la perruque bouclée de Louis XIV, il conquérait l’admiration des foules.
Très souvent, il était le roi, et Gemma la reine, tandis que sa petite taille et sa vieillesse condamnaient Galvaroz à tenir l’emploi des personnages les plus antipathiques.
C’était toujours lui le tyran, le traître, le sorcier, le bourreau ; ou, quand on faisait apparaître Richelieu, l’Éminence Grise.
Dès son entrée dans la troupe, Anatole, d’un caractère taciturne et sombre, s’était promis de devenir l’amant de Gemma.
Il n’avait fait à personne confidence de ses désirs ; seulement, jamais il ne permettait qu’on parlât mal de la jeune femme en sa présence. Et il obéissait avec une docilité d’esclave à ses moindres caprices.
Gemma n’était pas demeurée longtemps insensible à cette muette adoration, et elle évitait de regarder en face Anatole, dont les yeux fixes et durs à certains moments la fascinaient.
Un après-midi qu’après une nuit tout entière employée au démontage de la baraque, les gens de la troupe dormaient au fond de leur voiture, que les cochers eux-mêmes, stupéfiés par la fatigue et l’ardeur d’un soleil de juillet, somnolaient sur leur siège, laissant les chevaux suivre leur pas sur le long ruban de la route poudreuse, Anatole, qui conduisait la voiture du directeur, placée la dernière à la queue du convoi, avait laissé ses camarades prendre de l’avance.
Puis, à un détour du chemin, qui les isolait complètement, il s’était approché de Gemma, venue un instant respirer à la balustrade extérieure ; il l’avait prise dans ses bras et, sans autres préliminaires, lui avait broyé les lèvres d’un baiser brutal.
Sous cette étreinte, qui la prenait tout entière, Gemma s’était sentie défaillir délicieusement.
À pleine bouche, elle avait rendu à Anatole son baiser, sans même songer aux risques qu’elle courait, puisque Galvaroz dormait à quelques pas de là, au fond de la voiture.
Depuis ce jour, Gemma était devenue la maîtresse d’Anatole.
Sans coquetterie, sans tergiversation, elle s’était donnée sans réserve.
À présent, les deux amants profitaient de toutes les occasions, usaient de toutes les facilités que donne la vie en commun des forains, pour s’adonner à de folles caresses, à des étreintes qui les laissaient rompus, brisés, le cerveau vide, les reins voluptueusement endoloris.
Tous les endroits leur étaient bons pour ces frénétiques accolades : la paille d’une grange, un buisson au bord de la route, le lit même de Galvaroz, à l’occasion.
Quant à ce dernier, il ne s’apercevait de rien, tout entier aux soins de la direction, continuellement absorbé par le souci de découvrir des trucs inédits.
Justement, il venait d’acquérir, d’un illusionniste américain tombé en faillite, un appareil qui, à lui seul, eût suffi à faire la fortune de la troupe.
C’était une guillotine, si ingénieusement combinée, qu’elle donnait aux spectateurs l’illusion complète d’une véritable décapitation.
Grâce à un jeu de miroirs, on voyait la tête rouler dans le panier de son, tandis que deux vessies de vermillon, déposées de chaque côté de la lunette, fusaient en deux longs jets rouges, ce qui terrifiait les plus braves.
C’était Galvaroz lui-même qui, vêtu d’écarlate de la tête aux pieds, jouait le rôle de bourreau, tandis qu’Anatole, costumé en Charles Ier d’Angleterre (!!!) ou en Louis XVI, se prêtait au simulacre de la décapitation par la guillotine, non sans avoir évoqué, dans une tirade à effet, les ombres des rois et des reines, ses ancêtres, qui ne manquaient jamais de répondre à son appel.
Depuis qu’il avait fait l’acquisition de cette guillotine, Mathéo Galvaroz s’enrichissait. Rien ne manquait à son bonheur, lorsqu’un soir, au cours d’une représentation, il éprouva une terrible surprise.
Il venait de tirer de son pourpoint une grande feuille de parchemin qui était censée représenter l’ordre d’exécution du roi Louis XVI, et il s’apprêtait à la lire, lorsque, tout à coup, il pâlit, et demeura coi ; il venait d’apercevoir, au haut de la feuille, ces mots tracés au crayon par une main inexpérimentée : « Anatole couche avec Gemma. »
Cette délation était le résultat d’un complot organisé par tout le personnel féminin de la troupe.
Personne ne voulant se mettre en avant, on s’était arrêté à ce moyen ingénieux de prévenir le signor Galvaroz de son infortune conjugale.
Le comédien demeura un instant silencieux, pendant que la foule, suspendue à ses lèvres, attendait.
Par un surhumain effort de volonté, il reconquit son sang-froid et lut la sentence de mort du roi Louis XVI, de la même voix, monotone et blanche, qui lui était habituelle.
Les jours suivants, il ne fit aucune allusion à cet incident.
Les comédiennes crurent avoir manqué leur coup : Galvaroz se montrait, envers Gemma, aussi souriant et aussi paternel.
Mais il épiait les deux coupables et ne les perdait pas de vue un seul instant.
Deux semaines se passèrent sans qu’il eût remarqué rien d’anormal, quand, un soir, par un trou de la toile, il les surprit s’embrassant à pleines lèvres, dans un coin sombre des coulisses.
Le jour qui suivit, il se montra plus souriant et plus aimable que jamais envers Gemma ; mais le matin, il était allé lui-même chez un coutelier de la ville, le prier d’aiguiser le couperet au tranchant émoussé de la guillotine théâtrale.
Et le soir, quand Anatole eut le cou pris dans la lunette, Galvaroz le regarda fixement quelques instants, avec un sourire si cruel et si diabolique, que l’amant de Gemma comprit tout et blêmit comme l’eût fait un véritable condamné.
Les spectateurs, croyant à un jeu de scène, applaudirent à outrance les deux acteurs.
Cependant, Anatole s’était ressaisi.
Quoiqu’il fût lié sur la bascule, il fit un effort surhumain pour se dégager.
On entendit ses dents grincer, dans le silence de la salle.
Galvaroz s’était précipité vers le déclic et l’avait fait jouer : la tête tomba, arrosant d’un sang tiède les spectateurs du premier rang, pendant que le reste de la salle continuait d’applaudir, avec un enthousiasme frénétique.
Cette scène avait eu lieu sous les yeux de Gemma ; elle avait poussé un grand cri et s’était évanouie.
Mais quand les gens de la troupe se furent emparés de Galvaroz et l’eurent remis, à demi hébété, entre les mains des gendarmes, on s’aperçut que Gemma n’était plus là.
Profitant de la confusion, elle s’était faufilée au-dehors, emportant avec elle ses bijoux et tout l’argent de la caisse.
Un des plus jeunes figurants de la troupe, qui, depuis quelques semaines, lui faisait la cour, avait disparu en même temps qu’elle.
Six mois plus tard, Mathéo Galvaroz, condamné à mort, était exécuté sur la place publique du chef-lieu du département.
Au moment où le condamné franchissait les degrés de la guillotine, il fut pris d’un tremblement nerveux et repoussa machinalement, loin de lui, le prêtre qui lui donnait le bras…
Il venait d’apercevoir, dans la lueur boueuse du petit jour, derrière les baïonnettes étincelantes des soldats, Gemma, radieuse de beauté, rutilante de bijoux, qui souriait d’un sourire triomphal.
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☞ Sous le pseudonyme de Jean Duplex, in Gil Blas illustré hebdomadaire, dixième année, n° 37, 14 septembre 1900
☞ Sous la signature de Gustave Guitton, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingtième année, n° 2206, mardi 29 septembre 1903. La gravure est celle illustrant cette publication.
☞ Sous la signature de Gustave Le Rouge et le titre : « Le Théâtre des fantômes, » « Nos Contes, » in La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, quarante-et-unième année, lundi 3 septembre 1928
LE POIDS DU MORT
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Ce fut une stupeur parmi la société de la paisible petite ville, lorsqu’on apprit la subite disparition de monsieur de Maulevert.
La consternation qu’excita cet événement, en a fait demeurer en moi le souvenir vivace, parmi tant d’autres faits moins mystérieux de mon enfance.
Monsieur de Maulevert habitait, à la sortie de la ville, une artistique demeure, où il terminait en philosophe riche, en dilettante influent, considéré, une existence gaspillée toute dans les recherches de l’ambition et du plaisir.
Généreux et lettré, avec ses façons nobles d’un gentilhomme d’autrefois, avec son accorte finesse de diplomate, il était l’homme en vue des salons de cette petite ville tout près de l’Océan, et il en faisait l’orgueil.
Aussi, comme on le pense, rien ne fut-il négligé pour découvrir la vérité.
La magistrature, où le disparu ne comptait que des amis, fit des prodiges de zèle. Inutilement.
Ce qui compliquait encore l’énigme, c’est qu’une somme considérable, encaissée peu de jours auparavant, ne put être retrouvée.
Les domestiques, interrogés, ne fournirent nulle lumière. Alors, la colère du juge se tourna contre eux.
Elle se fût peut-être traduite par quelque erreur judiciaire, si un certain monsieur Protat, un notaire, qui avait été le conseil et l’ami de monsieur de Maulevert, n’eut pris sur lui de démontrer, par quelques observations toutes simples, l’innocence certaine de ces pauvres diables.
Jamais le secret ne fut découvert. La plupart conclurent que monsieur de Maulevert avait fui, volontairement, pour quelque raison inconnue de haute politique. Et, lentement, l’oubli vint, qui aggrave de ses ténèbres l’obscurité des mystères.
Seul monsieur Protat, dont il fut visible que le chagrin voûtait la stature et creusait les traits, persévéra longtemps en d’inutiles recherches, poussé aussi bien, disait-on, par le zèle de l’amitié que par son intérêt personnel. Nul n’ignorait, en effet, que madame Protat, dont on citait la beauté et l’esprit, était paternellement chérie de monsieur de Maulevert, et qu’elle était depuis longtemps désignée comme l’héritière de ses biens…
*
Bien des années après cette histoire oubliée, je ne sais par quel désœuvrement et quel souci d’observation me poussant, je visitais un hospice de fous.
J’allais, par le silence monotone d’un midi d’été, à travers les cours assoupies.
Profitant des moindres coins d’ombre, les fous, prostrés en des attitudes d’animaux, ouvraient autour d’eux de larges yeux vides.
Quelques-uns paraissaient plongés dans des combinaisons profondément absorbantes. D’autres, très pareils à des fauves en cage, arpentaient, d’un pas machinal, l’espace qu’ils s’étaient déterminé. D’autres, enfin, se répandaient en contorsions épileptiques et assourdissaient leurs voisins d’amphigouriques bavardages.
J’étais en proie à cette désolante contemplation, quand j’en fus distrait par une diversion tout à fait imprévue.
Je venais de reconnaître, souriant du faible sourire d’un homme accablé, monsieur Protat lui-même, qui s’avançait vers moi, la main tendue.
Le pauvre homme était terriblement changé. J’eus pitié de sa maigreur et de son air humilié, sous le hideux uniforme de l’établissement.
Malgré ses cheveux blancs, il avait la mine honteuse et craintive d’un enfant que l’on va battre.
Mais ce qui me frappa le plus, c’est qu’il était entièrement courbé, le corps ployé en deux, comme un vieillard au dernier terme de la caducité.
Après les compliments d’usage, et de ma part quelques offres de service qu’il refusa, monsieur Protat, bien que je résistasse à ce genre de confidences toujours pénibles, tint à m’exposer ses malheurs.
Son récit me frappa par la couleur curieuse des hallucinations dont le pauvre homme était l’objet, mais surtout parce qu’il expliquait, d’une façon inattendue, le mystère qui avait mis jadis en éveil ma curiosité.
« Longtemps, dit le fou d’une voix confidente, je fus le plus heureux des hommes.
La suite de calamités qui, finalement, m’a précipité jusqu’en cet enfer, n’a commencé qu’à l’arrivée d’un personnage dont vous n’avez pu oublier le nom, monsieur de Maulevert.
Il apportait, parmi notre somnolence provinciale, l’élégance de vues délicates, la connaissance approfondie de l’âme féminine, et toutes les qualités d’un professionnel don Juan, un don Juan d’autant plus redoutable qu’il était déjà vieillissant.
Madame Protat, ma femme, – vous vous rappelez la splendeur de sa beauté blonde, – n’était point défendue par son esprit de certaines naïvetés d’éducation.
Elle fut éblouie de l’affabilité et du grand air de ce gentilhomme, qui daignait accueillir dans son amitié un simple notaire.
Près d’un homme qui avait tutoyé Morny et fréquenté l’entourage corrompu de Napoléon III, je fus vite considéré comme un rustaud.
Madame Protat, comme il devait arriver, succomba ; et sa faiblesse eut pour moi de terribles conséquences.
Sans connaître encore mon malheur, que personne, dans la ville, ne soupçonnait, j’étais devenu jaloux.
Un billet intercepté m’apprit tout.
Je sus ainsi, que M. de Maulevert, dont la passion sénile s’affolait, devait, la même semaine, fuir avec ma femme.
C’est alors que la timidité dont j’avais fait preuve dans la vie, fit place à la plus horrible des fureurs concentrées.
Le jour de l’enlèvement projeté, c’est moi qui vins au rendez-vous.
Je me souviendrai éternellement de l’angle obscur, derrière le mur du jardin où, contre la pluie d’un violent orage d’équinoxe, se blottissait Maulevert roulé dans son manteau.
Après une scène violente, où les protestations hypocrites du diplomate ne firent que m’enflammer, je lui portai, à l’improviste, un furieux coup du bâton noueux dont je m’étais muni.
Je l’avais tué !…
Dans l’angoisse où j’étais plongé, je pris une résolution désespérée.
Je chargeai le corps sur mes épaules ; et, d’une course furieuse à travers la campagne dont la tempête faisait craquer les arbres, je gagnai le fleuve, proche de la mer, où je savais que le reflux ne tarderait pas à faire disparaître définitivement le cadavre.
J’attachai une grosse pierre au cou de ce corps tiède, que je précipitai dans l’eau bouillonnante.
J’eus le bonheur de n’être vu de personne.
Les premiers temps qui suivirent mon crime, – j’avais jeté, avec le mort, son portefeuille bourré de valeurs, – ma conscience fut relativement tranquille.
J’avais vengé mon outrage, et rien de plus.
Ma femme, terrorisée par mon silence, était retombée à ses pratiques dévotes.
Une année passa de la sorte, qui affermit complètement ma sécurité, du côté de la justice humaine.
C’est alors que, d’une façon de plus en plus nette et fréquente, dans mes rêves, se présenta la scène du crime.
Les nuits d’orage m’apportaient régulièrement ce cauchemar ; je voyais Maulevert dans l’angle obscur de la muraille, j’entendais toujours le bruit mat du bâton sur sa tempe… Et de nouveau, il me fallait porter, jusqu’au gouffre livide du fleuve, l’horrible poids de la chair chaude encore.
À chaque nouveau cauchemar, il me semblait devenir plus lourd et rempli de plus d’exigences dans son inertie.
Bientôt, il ne se contenta plus de m’obséder dans mes songes.
Chaque fois que je me trouvais seul, je me sentais comme chevauché par le spectre.
Mes épaules commencèrent à se courber.
Il en vint, le misérable, à ne plus redouter la présence des tiers.
Nuit et jour, il me fallut endurer la sensation de ce cadavre toujours prêt à glisser de mes épaules.
Et le plus épouvantable, c’est qu’il en arriva à confisquer totalement ma liberté d’action.
Si je sortais, il me fallait, invinciblement, le porter à son hôtel, aux endroits qu’il avait accoutumé de fréquenter de son vivant ; bien plus, je devais l’aller déposer sur le lieu même du crime !
Si je demeurais à la maison, il me suggérait, impérieusement, de me rendre – moi le portant toujours ! – auprès de ma femme, dont la tragique figure émaciée doublait mes tortures !… »
*
À ce moment, les gardiens commencèrent de chasser, avec force imprécations, les malades vers leurs cellules.
Et, très ému, je saluai tristement l’ancien notaire, le fou Protat, qui s’éloignait, de plus en plus courbé sous le poids de son inséparable justicier.
J’ai revu la ville de mes enfances. On m’y a montré la maison, aux fenêtres closes, de celle qui fut autrefois la belle madame Protat.
Elle vit encore, achevant dans le silence des églises, sous les vêtements noirs de la dévote, une existence qui connut les plus douloureux mystères et les plus tragiques aventures de l’Amour et de la Mort.
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☞ Sous la signature de Gui Le Rouge et le titre : « Le Fardeau, » in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, douzième année, n° 969, 5 novembre 1895
☞ Sous le pseudonyme de Jean Duplex et le titre : « Le Poids du mort, » in Les Romans inédits, cinquième série, n° 3, 1900
LA FARCE DU GNIAFF
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Face réjouie, panse en avant, pipe aux dents, le gros Gigonnet restait debout, près de sa porte, comptant, par cette position normale, faciliter la digestion de son déjeuner.
Gigonnet – le gniaff, comme on l’appelle – exerce la profession de cordonnier (cela se devine) dans la bonne ville de Kétokola. Gigonnet est, à la fois, cordonnier et farceur. Sa réputation, à Kétokola, est désormais bien établie : on le cite, par tout le canton, pour le plus flemmard des cordonniers, pour le plus gras compère et le plus désopilant camarade.
Il est une heure de l’après-midi. Cahin-cahant, déambulant vers son échoppe, arrive un paysan, la mine maussade et renfrognée, hâtant le pas. Gigonnet l’aperçoit et reconnaît le père Vaupré, dont les sabots sonnaient sur la route avec un bruit de tambour.
« Eh bien, père Vaupré, qu’est-ce qu’il y a donc, chez vous ? Vous êtes bien pressé ! Est-ce une de vos vaches qui est malade ?
– Non, fit Vaupré, en serrant la main du gniaff, c’est ma pauvre femme qui a grand mal aux dents.
– Ah !
– Oui ; et je m’en viens, tout droit, quérir le médecin, pour savoir ce qu’il y a à faire.
– Le médecin pour un mal de dents ! s’écria ce farceur de Gigonnet, dont un large sourire, soudainement, éclaira la face. Enfin, si vous avez quarante sous de trop dans votre poche, à votre aise !
– Ce n’est point ça ; mais ma femme a la joue droite enflée ; et voilà quatre nuitées qu’elle ne peut dormir.
– Et vous allez chercher le médecin pour un simple mal de dents !
– Dame !
– Est-ce qu’un médecin est un dentiste, allons ! Moi qui vous parle, affirma prétentieusement Gigonnet, je parie guérir n’importe quel mal de dents, mieux que tous les docteurs de toutes les Facultés réunies.
– Pas possible, monsieur Gigonnet !
– C’est tant possible, mon brave père Vaupré, que si vous voulez suivre mes conseils, votre femme sera guérie demain matin.
– Dame ! fit Vaupré, évasivement.
– Et je ne vous prendrai rien, vous entendez ; pas un centime. Si vous êtes content, vous me paierez un café, la prochaine fois que nous nous rencontrerons, c’est tout ce que je vous demanderai. Et encore, ce sera simplement pour ne pas vous contrarier. »
Vaupré accepta avec empressement l’offre aimable de Gigonnet ; car il avait souvent entendu dire que « le gniaff, » qui avait fait ses classes au séminaire jadis, – ayant été jusqu’en huitième, inclusivement, – était un habile homme. D’ailleurs, il offrait de guérir pour rien. Ce serait toujours quarante sous de plus qu’il aurait dans sa poche.
Le médecin improvisé et son improvisé client entrèrent dans l’échoppe, le gniaff n’opérant jamais au grand air.
Une fois là, Gigonnet prit son air le plus doctoral, fit asseoir Vaupré, et l’interrogea.
« Voyons, mon brave Vaupré, qu’a votre femme ?
– Dame, monsieur, elle a mal aux dents. Elle a la joue grosse comme ça. Elle ne peut pas dormir depuis quatre nuitées.
– Hum ! Hum !
– Ça l’a pris aux champs, sous un peuplier, pendant qu’elle était en train de tricoter.
– Sous un peuplier ! Hum ! Hum !
– Elle n’a plus de goût à rien ; elle ne peut plus faire ma soupe, et comme nous n’avons pas de chambrière…
– Vous n’avez pas de servante ! Hum ! Hum !
– Et puis, voilà, elle souffre beaucoup ; et moi aussi, qui aime beaucoup la soupe…
– Oui, oui, prononça Gigonnet ; c’est grave, sans être grave, tout en l’étant assez. Voilà ce que vous allez faire… »
Il alla prendre, sur la cheminée, un livre : « l’Histoire véritable et authentique des quatre fils Aymon, surnommés la fleur de la Chevalerie, » il l’ouvrit au milieu, retourna au commencement, passa à la fin, eut l’air, en un mot, de chercher beaucoup.
« Voici, » dit-il enfin.
Il lut :
« Maux de dents… Peu grave quand c’est pris à temps. On en meurt rarement… Toujours mauvais de se les faire arracher, parce qu’on n’en a plus… Remède très simple… Écoutez-moi, maintenant, continua Gigonnet, après un temps, voici mon remède. Je l’ai expérimenté sur plus de deux cents mâchoires… Elles ont toutes guéri, et sont venues me remercier. Aucune n’en est morte… Vous avez de l’ail, chez vous ?
– Oui, monsieur Gigonnet.
– Eh bien, vous frotterez d’ail les lèvres de la mère Vaupré, les gencives, le bout de la langue, la joue, extérieurement et intérieurement, toutes les parties malades enfin. Vous soufflerez trois fois de suite, derrière la tête, à la nuque ; et votre femme sera guérie demain matin. Mais il ne faudra pas épargner l’ail ; vous pourrez même le hacher, avant de vous en servir. Plus il sortira de jus, meilleur ce sera. Vous m’avez bien compris, n’est-ce pas ?
– Oui, oui ; bien le merci, monsieur Gigonnet.
– Il n’y a pas de quoi, mon brave père Vaupré. Mais le remède est certain, vous pouvez être tranquille. Si vous aviez été chez le médecin, il vous aurait donné de l’ail en bouteille ; mais ç’aurait toujours été de l’ail.
– Bien le merci, monsieur Gigonnet. Au revoir, monsieur Gigonnet.
– Au revoir, père Vaupré. »
Vaupré parti, le gniaff se tint les côtes de satisfaction et se mit à rire aux éclats, dans la solitude de sa boutique. Mais rire tout seul n’étant pas son fait, il ferma sa porte et partit, heureux et fier, la bouche élargie d’un continuel sourire, vers l’auberge de la Poêle sèche, où il était sûr de rencontrer de gras compères pour faire chorus avec lui.
Les joyeux compères rirent beaucoup et trinquèrent, jusqu’à la nuit tombée, en l’honneur du désopilant Gigonnet.
Le lendemain matin, par extraordinaire, le gniaff travaillait, dans sa boutique, à ressemeler les cothurnes de ses concitoyens. Il s’interrompit dans son air commencé, son air favori :
Tiens, il a des bott, bott, bott,
Il a des bott, bott, bott,
Il a des bott, Bastien…
lorsqu’il vit arriver son client de la veille, l’air morne, abattu, désolé.
« Bonjour, père Vaupré. Et chez vous ?
– Chez nous, ça ne va pas bien.
– Comment ? Le mal de dents ?
– Le mal de dents est bien passé, monsieur Gigonnet ; mais partout où j’ai mis de l’ail, c’est enflé, enflé ; c’est tout rouge… Ma pauvre femme souffre bien plus qu’hier, monsieur Gigonnet… La langue est toute pelée, les lèvres aussi, la bouche aussi… Jamais ma pauvre femme n’a été malade comme ça.
– Bah ! ce n’est rien, affirma Gigonnet, imperturbable.
– Pourtant, elle souffre beaucoup.
– Oui, oui… inflammation… connais ça… Ça suit toujours les violents maux de dents… Et puis, vous n’avez peut-être pas mis assez d’ail.
– Pas assez d’ail ! protesta Vaupré ; mais j’en ai pilé, au moins, quatre grosses gousses.
– Après tout, dit le gniaff, vous savez, c’est peut-être que vous en avez mis trop !
– Dame !
– Enfin, père Vaupré, je m’attendais un peu, s’il faut vous le dire, à cette petite complication… Voici donc ce que vous allez faire, maintenant… Écoutez-moi bien… »
Gigonnet alla prendre, sur une étagère, « les Quatre fils Aymon, » ouvrit le livre, et après quelques tâtonnements, lut :
« Inflammation après le mal de dents… Arrive toujours après la guérison complète du premier mal… Dure peu, si on fait le remède ci-dessous… Miel… miel… plume… miel et plume… »
« Écoutez-moi bien, père Vaupré, fit le gniaff, en refermant le livre… Vous ayez du miel, chez vous ?
– Dame, oui ; dans un petit pot.
– Bon !… Vous avez de la plume aussi, de la plume douce, comme celle d’oie, de poulet, de canard, de dinde ?
– On n’en a plus guère, monsieur Gigonnet.
– Oh ! il n’en faudra pas beaucoup. D’ailleurs, si vous n’en avez pas assez, vous plumerez trois ou quatre poules sous le ventre… Mais suivez-moi bien… Vous allez d’abord couvrir toute la figure de la mère Vaupré d’une couche de miel, les joues, le front, le nez, toute la figure enfin, sauf les yeux… Vous m’avez bien compris ?
– Oui, monsieur Gigonnet.
– Après, quand votre femme aura la figure enduite de miel, vous lui plongerez la tête dans un chaudron rempli de plumes… à trois reprises différentes, pour que les plumes se collent bien sur toute la figure, excepté sur les yeux… Vous ferez coucher votre femme. Elle dormira, si elle peut ; mais le lendemain, elle sera guérie, je vous en donne l’assurance.
– Mais, hasarda timidement Vaupré, je ne sais pas si ma femme voudra se mettre des plumes et du miel sur la figure, et se mettre au lit avec l’emplâtre.
– Votre femme !… Mais n’est-ce pas pour son bien ?… Le miel lui calmera la douleur, et la plume finira de la guérir… Et puis, êtes-ce vous le maître chez vous, oui ou non ? ou est-ce votre femme qui porte la culotte ?… Si elle ne veut pas faire ce remède, je ne réponds plus de rien.
– Oh ! il faudra bien qu’elle m’obéisse, » s’exclama Vaupré, qui était vraiment le maître dans son logis…
Et il fit sonner, sur les carreaux de l’échoppe, son lourd gourdin à nœuds gros comme le doigt.
Vaupré sortit, en remerciant monsieur Gigonnet de sa complaisance. Il lui offrit même de lui payer, sur-le-champ, la tasse de café promise. Par un scrupule de conscience facile à comprendre, le gniaff refusa.
« Quand j’aurai guéri complètement ; pas avant… Au revoir, père Vaupré »
L’auberge de la Poêle sèche eut encore un joyeux après-midi, ce jour-là… Le gniaff était si content du tour que prenait l’affaire, qu’il s’en retourna chez lui, au soir, saoul comme une douzaine de grives.
Et la Poêle sèche était réellement favorisée ; car c’est dans ce florissant cabaret de Kétokola qu’eut lieu la dernière scène de la comédie.
Y eut-il résistance ou non, de la part de la mère Vaupré, à s’appliquer ce cataplasme d’un nouveau genre ? Je ne sais ; mais le remède se fit. L’ordonnance du pseudo-médecin fut suivie à coup sûr, car, sur les deux heures du soir, le lendemain, le paysan Vaupré reprit, pour la troisième fois, le chemin de Kétokola. Il essaya, inutilement, d’ouvrir la porte du gniaff. Les voisins, qui connaissaient l’histoire, lui indiquèrent, en riant, l’endroit où il trouverait Gigonnet, la Poêle sèche, où passaient tous les gains et toutes les économies du gros farceur.
Vaupré alla donc à la Poêle sèche : Gigonnet, attablé avec quatre ou cinq compères, buvait du clairet de l’année.
Des rires bruyants accueillirent Vaupré lorsqu’il entra ; mais cela ne faisait pas l’affaire de Gigonnet, qui fit signe à ses compagnons de se modérer dans leur joie. Il alla à Vaupré, lui empoigna la main, qu’il serra vigoureusement en signe de sympathie, et lui demanda, à brûle-pourpoint, si sa femme était guérie.
« Oui, certainement, répondit Vaupré ; elle ne souffre plus guère ; mais elle ne sait pas comment faire pour enlever les plumes et le miel, maintenant ; et c’est pour cela que je suis venu vous trouver, maître Gigonnet, ajouta Vaupré, plein de considération.
– Il n’y a que cela qui vous ennuie ?… Je croyais vous avoir dit hier – dans ma consultation – comment il fallait faire.
– Je ne l’ai pas entendu, monsieur Gigonnet ; sans cela, je ne serais pas venu à Kétokola aujourd’hui, vous pensez… d’autant moins que notre vache a vêlé cette nuit…
– Allons, asseyez-vous ; et trinquez avec nous. Je vous dirai ce qu’il faut faire. Joséphine, ma vieille branche, donne donc une autre bouteille et un verre pour le père Vaupré. »
Dès que Vaupré fut assis, Gigonnet ralluma sa pipe éteinte ; et, toujours imperturbable et sérieux :
« C’est très simple, dit-il… Voilà : vous laverez la figure de votre femme avec de l’eau froide d’abord, puis avec beaucoup d’eau chaude… L’eau froide ne fera pas grand-effet, et fera souffrir la mère ; mais l’eau chaude enlèvera tout, miel et plume, plume et miel.
– Ah ! si ce n’est que ça ! Je n’y avais pas songé.
– Non, ça n’est pas tout… Vous avez un rasoir chez vous ?
– Un, comment ?
– Un rasoir.
– Non, je n’ai point de rasoir.
– Ah ! vous n’avez point de rasoir ! Moi non plus, d’ailleurs… En as-tu un, toi, Bergniot ?
– Non, répond le compère Bergniot.
– Moi non plus ; moi non plus ; moi non plus, affirmèrent les trois autres habitués de la Poêle sèche.
– Diable, fit Gigonnet… Ah ! mais j’y pense ; il y a monsieur le maire qui en a un. Nous sommes sauvés… Dites donc, père Vaupré, vous allez aller chez le maire, et vous lui demanderez son rasoir. Il vous le prêtera. C’est un bien bon homme… Quand votre femme sera lavée complètement, vous lui passerez le rasoir sur la figure – mais pas avec le fil, avec le dos – ça lui fera moins de mal. Vous m’avez compris ?
– Oui, monsieur Gigonnet. Il faudra d’abord laver ma femme à l’eau froide, puis à l’eau chaude, et passer, après, le dos du rasoir sur toute la figure.
– C’est cela.
– Mais, monsieur le Maire, objecta Vaupré, voudra-t-il bien me prêter son rasoir ?
– Oh ! bien sûr, affirma Gigonnet. Vous lui direz pourquoi c’est faire ; et quand il s’agit de rendre service à quelqu’un… vous savez qu’il a le cœur sur la main !
– Certainement, dirent en chœur les habitués, que notre maire est un homme bien complaisant. Il vous le prêtera. C’est certain. C’est sûr. »
Vaupré partit, d’autant plus enchanté qu’on avait refusé de lui laisser payer une bouteille qu’il voulait offrir. Il alla trouver le maire, lui expliqua son cas longuement ; et humblement, avec des formules de politesse, lui demanda son rasoir.
Le maire, lorsqu’il eut compris, partit d’un bel éclat de rire, et expliqua au paysan comme quoi le gniaff s’était joué de lui, de la plus belle façon.
Vaupré, furieux, sortit de chez le maire et retourna en hâte vers la Poêle sèche. Son intellect s’ouvrait enfin. Oui, c’était vrai, on s’était moqué de lui ; mais Gigonnet lui paierait ça.
Comme il entrait, plutôt rageur que honteux, de grands éclats de rire l’accueillirent.
Du coup, devant ces visages narquois, il ne douta plus.
« Tu me paieras cela, espèce de « gniaff ! » clama-t-il… Et, tiens, reçois ce coup de bâton, pour t’apprendre à te moquer des gens ! »
Mais le bâton n’atteignit que le goulot d’une bouteille, qu’il cassa net.
Gigonnet, toujours riant, dit à Vaupré de se calmer.
« Est-ce ma faute si tu es si bête, animal ! »
Et comme le bâton voulait encore faire de ses farces, Gigonnet, très vigoureux, saisit Vaupré à bras-le-corps, et le mit dehors, après une courte lutte.
« Tu me le paieras quand même, vociféra Vaupré… Je m’en vais trouver le juge de paix ; et nous verrons ce que ça te coûtera de te moquer des gens ! »
Vaupré esquissa un dernier moulinet avec son bâton et partit, la tête basse, mais brûlante de colère. Le gniaff et sa bande continuèrent à rire et à boire ; et ils n’eurent tous, le soir encore, rien à envier à la plus pocharde des grives.
Bref, quelques jours après, Gigonnet fut invité à comparaître devant le juge de paix de Bouillencru.
L’histoire ayant fait du bruit, non seulement à Kétokola, mais au Pouézerit, mais à la Fiole, au Riorthais, le jeudi, jour de l’audience, la salle de la justice de paix de Bouillencru n’était pas assez vaste pour contenir le quart des gens qui s’y étaient rendus, curieux de voir comment allait se juger cette cause grasse.
Les divers incidents de l’affaire furent racontés par Vaupré lui-même, sa femme et deux ou trois témoins.
À chaque question du juge, Gigonnet affirmait de la tête que ce que l’on venait de dire était l’exacte vérité. Il regardait la salle d’un air satisfait, se sentant admiré, et répondait, toujours orgueilleux et narquois :
« Parfaitement ! C’est vrai, monsieur mon juge. »
On se tordait, littéralement, dans tous les coins de la salle. Le juge lui-même avait peine à tenir son sérieux.
De la séance, je ne veux retenir que le verdict, bien drôle lui aussi, qui condamna le sieur Gigonnet, dit « le Gniaff, » aux dépens et à cinq francs d’amende, POUR EXERCICE ILLÉGAL DE LA MÉDECINE.
« Ah ! je peux toujours bien me vanter d’avoir amusé les gens pour cent sous, » se contenta de dire, en sortant, ce fat de Gigonnet.
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☞ Sous la signature de Gustave Guitton et le titre : « Le Mal de dents, » in Progrès de la Côte-d’Or, supplément littéraire et scientifique, vingt-neuvième année, n° 164, dimanche 13 juin 1897
☞ Sous le pseudonyme de Jean Duplex et le titre : « La Farce du Gniaff, » in Les Romans inédits, cinquième série, n° 20, 1900
☞ Sous le pseudonyme de Jean Charlas et le titre : « Médecine illégale, » in Supplément illustré du Petit Comtois, onzième année, n° 31, dimanche 31 juillet 1910 ; in Supplément comique et amusant de l’Impartial de l’Est, douzième année, n° 31, dimanche 31 juillet 1910 ; in Mémorial d’Amiens et du département de la Somme, supplément illustré, treizième année, n° 31, dimanche 31 juillet 1910 ; in Les Récits de la Jeunesse, n° 54, lundi 1er août 1910 ; in L’Ouvrière, journal illustré, n° 149, lundi 1er août 1910 ; in Les Romans de la Jeunesse, n° 55, lundi 1er août 1910 ; in L’Ouvrière, journal illustré, n° 149, lundi 1er août 1910 ; in Mon Camarade, n° 60, lundi 1er août 1910.
LA TRENTAINE
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Quand aux oreilles de la dédaigneuse Louise eut sonné le glas de la trentaine, elle tressaillit lugubrement, et, les nerfs brisés, pleura d’amères larmes. Elle se souvint.
Autrefois, il y a plus de dix ans, elle avait reçu le premier aveu d’amour ; elle avait ri, car son amoureux, sans être infirme, n’avait rien d’un Adonis, sans être pauvre n’avait pas trente mille francs de rente. Elle méprisa, hautaine, le jeune docteur Labassat et sa demande en mariage.
Durant cinq ans, elle refusa également quatorze partis avantageux. Quand elle eut vingt-six ans, sa réputation de dédaigneuse était faite. Ses nombreux refus avaient mis en fuite tous les candidats à sa main.
Et voici que Louise avait trente ans maintenant ; elle restait fille et se lamentait dans la solitude de son cœur. Combien elle regrettait son arrogance d’autrefois ! Allait-elle donc demeurer seule, passer sa vie sans caresses et sans soutien, puis mourir délaissée, à peine pleurée de ses neveux préoccupés de son héritage ? Elle regretta d’avoir été dédaigneuse et hautaine, et, comme elle avait conservé avec Labassat de bonnes relations d’amitié ; comme Labassat, de son côté, était demeuré célibataire… elle espéra.
Un mercredi, Louise rencontra Labassat dans une soirée dansante.
Louise crut le moment favorable pour mettre son projet à exécution. Le salon était plein où l’on dansait ; dans un petit salon à côté se trouvait l’orchestre, un piano cacophone, et le musicien, un vieil homme très sourd.
Labassat étant venu saluer Louise, celle-ci le retint un peu auprès d’elle.
LOUISE. – Vous ne dansez pas ?
LABASSAT. – Non, en vérité ; je sais peu danser et n’aime guère la danse.
LOUISE. – Causons alors, voulez-vous ?
LABASSAT. – Je le veux bien. Mais on va venir vous inviter tout à l’heure ; le moment me semble mal choisi.
LOUISE. – Je ne danserai pas ce soir : j’ai un peu de migraine.
LABASSAT. – L’antipyrine…
LOUISE. – Oh ! docteur, ce n’est pas une consultation que je vous demande. Seulement, comme je ne veux pas danser et que je connais votre horreur de la danse, j’ai pensé à vous pour me tenir compagnie.
LABASSAT. – C’est très aimable.
LOUISE. – Car vous ne jouez pas non plus. Vous êtes un homme parfait, vous.
LABASSAT. – De plus en plus aimable.
LOUISE. – Mais avec ce bruit de souliers sur le plancher, on ne s’entend guère. Vous me restez, n’est-ce pas ?
LABASSAT. – Avec infiniment de plaisir.
LOUISE. – Vous êtes charmant. Eh bien ! passons dans le salon du pianiste. Nous nous assoirons sur la banquette ; on s’entendra mieux que dans cette salle, où l’on danse, où l’on rit, où l’on cause.
LOUISE. – On est bien ici.
LABASSAT. – Très bien.
LOUISE. – Vous ne trouvez pas qu’on respire mieux, plus librement, dans ce petit salon. Il est très joli, ce petit salon.
LABASSAT. – Très joli ; on a changé dernièrement ses tentures.
LOUISE. – Voyez donc comme toutes ces dames et ces jeunes filles ont l’air gai ; elles paraissent s’amuser beaucoup.
LABASSAT. – Beaucoup.
LOUISE. – C’est drôle, il y a des jours où j’aime la danse à la folie ; je danserais sur des rebords de croisée, et ce soir, ma malheureuse migraine…
LABASSAT. – Je vous l’ai dit, mademoiselle ; l’antipyrine est le seul médicament…
LOUISE. – Encore une fois, cher monsieur, merci de votre aimable consultation ; mais je doute que l’antipyrine puisse me guérir. Voyons, parlons d’autres choses, voulez-vous ?
LABASSAT. – Je suis votre serviteur.
LOUISE. – Parlons de choses pas terre-à-terre, des choses du cœur ?… Vous êtes donc toujours l’endurci célibataire, – oh ! je vous parle comme une sœur, vous savez ! – le célibataire qui vit et mourra célibataire ?
LABASSAT. – Hélas ! oui, je suis toujours célibataire.
LOUISE. – Les hommes sont bizarres.
LABASSAT. – À qui le dites-vous ! Et les femmes ne le sont-elles pas, elles, bizarres !
LOUISE. – Cela tient au tempérament des gens ; vous avez raison, je crois que le sexe n’y fait rien.
LABASSAT. – Absolument rien.
LOUISE. – Ce ne sont pourtant pas les jeunes filles à marier qui vous manquent. Rien qu’à ce bal… Vous avez mademoiselle Hurtaud, elle est charmante.
LABASSAT. – Charmante.
LOUISE. – Et mademoiselle Simonet, est-elle assez gentille !
LABASSAT. – Gentille !
LOUISE. – Et mademoiselle Des Rosiers qui valse là-bas, est-elle assez mignonne !
LABASSAT. – Oui, mignonne.
LOUISE. – Enfin mademoiselle Lapousset, chacun s’accorde à la trouver adorable.
LABASSAT. – C’est le mot, adorable.
LOUISE. – Et toutes ces demoiselles sont là, à deux pas, devant vos yeux. Vous n’avez qu’à choisir, mortel heureux.
LABASSAT. – Oui.
LOUISE. – Et vous ne choisissez pas ; et ce bal se passera, et d’autres bals encore viendront, et vous ne serez jamais tenté de laisser là votre vie de garçon et de vous créer un foyer.
LABASSAT. – Probablement jamais, en effet.
LOUISE – Vous êtes trop difficile.
LABASSAT. – Difficile, oui, peut-être… Mais que voulez-vous ? Je suis d’un caractère plutôt rêveur ; je m’étais forgé un idéal d’épouse ; tant que je ne trouverai pas la femme idéale que je rêve, je ne me marierai pas, voilà.
LOUISE, baissant les yeux, timidement. – Et pourrait-on connaître votre idéal ?
LABASSAT. – Oh ! mon Dieu, oui ; je puis vous décrire la femme idéale que je rêve.
LOUISE. – Dites.
LABASSAT. – Qualités morales ou qualités physiques ?
LOUISE – Commencez par les qualités morales ; vous direz les autres après.
LABASSAT. – Eh bien, je voudrais une femme de caractère égal, plutôt gai, bonne ménagère, mais ne détestant pas le monde.
LOUISE, les yeux clos et rougissante. – C’est le tour des qualités physiques à présent. Voulez-vous continuer ?
LABASSAT. – Si cela peut vous intéresser.
LOUISE. – Oui.
LABASSAT. – Je voudrais ma femme plutôt grande que petite, la taille fine et bien prise… (Louise rougit) de petits pieds, de petites mains, une tête régulière aux yeux pleins de douceur et de charme… (Louise pâlit d’émotion) et blonde ; oui, je la voudrais blonde.
LOUISE se lève, très exaltée, et regarde tendrement Labassat. – Oui, mon ami ; oh ! vous avez raison ; nous sommes faits l’un pour l’autre.
LABASSAT, très froid. – Ah ! j’oubliais de vous le dire. Ce à quoi je tiens surtout, c’est que ma future n’ait pas plus de dix-neuf ans.
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☞ Sous la signature de Gustave Guitton et le titre : « La Dédaigneuse, » in Le Guetteur de Saint-Quentin et de l’Aisne, trentième année, n° 33, dimanche 27 février 1898 ; in Journal de Saint-Denis, moniteur général de la banlieue de Paris, dix-neuvième année, n° 1641, jeudi 17 mars 1898 ; « Variétés, » in La Vigie algérienne, journal politique quotidien, vingt-sixième année, troisième série, n° 66, lundi 25 avril 1898 ; in Le Journal de Fourmies et des arrondissements d’Avesnes et de Vervins, vingt-deuxième année, n° 2047, jeudi 28 juillet 1898 ; in Le Pays de Montbéliard, journal républicain démocratique, septième année, n° 686, jeudi 10 août 1899 ; « Variété, » in Gazette d’Annonay, journal hebdomadaire, douzième année, n° 581, samedi 20 janvier 1900 ; in Tablettes marseillaises, douzième année, n° 590, mardi 23 juin 1903.
☞ Sous la signature de Jean Duplex et le titre : « La Trentaine, » in L’Abeille du Gâtinais, supplément littéraire illustré, troisième année, n° 31, samedi 4 août 1900 ; in La Semaine illustrée, lectures pour le dimanche [Vermot éditeur], troisième année, n° 31, dimanche 5 août 1900 ; in Journal de Dreux, supplément illustré, deuxième année, n° 31, dimanche 5 août 1900 ; in L’Avenir du Cantal, supplément illustré du dimanche, deuxième année, n° 31, dimanche 5 août 1900 ; in L’Impartial de l’Est, supplément illustré, n° 31, dimanche 5 août 1900 ; in Le Petit Méridional, supplément illustré du dimanche, troisième année, n° 31, dimanche 5 août 1900 ; in Le Télégramme, journal de la démocratie du Midi, supplément littéraire illustré, deuxième année, n° 31, dimanche 5 août 1900 ; in Le Petit Dauphinois illustré, supplément du dimanche, deuxième année, n° 62, dimanche 5 août 1900 ; in Supplément illustré du Moniteur des Côtes-du-Nord, deuxième année, n° 31, dimanche 5 août 1900 ; in Journal de Dreux, supplément illustré, deuxième année, n° 31, dimanche 5 août 1900 ; in L’Indépendant de Saint-Claude, supplément littéraire illustré, première année, n° 44, samedi 11 août 1900.
PIERROT
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Lorsqu’il vint au monde, par une froide nuit de novembre, son père constata son sexe d’un rapide coup d’œil et, tout joyeux, s’écria : « Un fils, mes amis ; j’ai un fils ! »
La mère, encore pâmée, l’entendit et esquissa un pâle sourire de ravissement.
Le baptême se fit aux relevailles. On l’appela Pierrot.
Pierrot ! nom commun, nom ridicule un peu peut-être ; mais enfin le parrain l’avait voulu ainsi, car il s’appelait Pierre et trouvait joli le diminutif.
Pierrot s’appela donc Pierrot.
*
Il n’était point joli, joli, Pierrot. Ses oreilles se déployaient en feuilles de chou de chaque côté de sa figure ; sa bouche semblait avoir été coupée en biais d’un dur coup de hache ; son nez était camard ; son front bombé étrangement, son crâne pointu et ses cheveux rouges.
Tel qu’il se présenta au monde, tel ses parents l’aimèrent, le cajolèrent, le dorlotèrent, en prirent soin, comme de son trésor à grand-peine amassé un avare.
Pierrot grandit, l’œil vague et terne généralement, et brillant parfois d’une lueur de désir.
*
La mère était âgée et pas très forte ; une nourrice fut donnée à Pierrot.
Il tétait plutôt pour ne pas mourir de faim et pour faire plaisir au sein qui s’offrait, que pour sa satisfaction personnelle. Sa corvée finie, on le mettait dans son berceau, et, très doux, s’il ne dormait pas de suite bercé du refrain de la mère, son plus grand plaisir était de regarder, attendri, rêveur, le ciel de son petit lit, très longtemps, jusqu’à l’extase.
*
Quand Pierrot fut sevré du bon lait de sa nourrice, il se laissa faire ; car, au fond, peu lui importait de se nourrir de lait, ou du pain blanc et de la viande d’animaux que mangent les hommes.
Quelques coliques furent la suite de son sevrage.
On lui donna bientôt la petite culotte courte des enfants ; il accepta la culotte, rien que pour ne pas contrarier papa et maman ; mais il aurait bien voulu rester toujours instinctif, plutôt qu’intelligent et raisonnable, dans les langes premiers du berceau.
Ses parents mirent Pierrot à l’asile ; et bientôt le ba-be-bi-bo-bu n’eut pas de secrets pour lui. L’institutrice, émerveillée des progrès que faisait l’enfant, cita Pierrot partout pour son intelligence extraordinaire et les auteurs de Pierrot fondèrent sur lui les plus grandes espérances.
Pierrot fut, si c’est possible, dorloté avec plus de soins encore qu’auparavant ; et, très reconnaissant, il en aima davantage papa et et maman Pierrot.
*
De quatre ans à dix ans, sa joie était de regarder voler les papillons, à la saison d’été. Il suivait de l’œil, avec un égal plaisir, les hirondelles dans leur envol. Il adorait les fleurs multicolores, et, quand venait l’hiver, il restait de longues heures à sa croisée ouverte, à regarder tomber la neige blanche et à jeter, compatissant, aux moineaux quêteurs de nourriture, de la mie de pain et du bon grain, dont, pour eux, il avait toujours une poche pleine.
Il ne dédaignait pas non plus de faire des pâtés de sable sur la grève de la mer, des tours de boue dans les ruisseaux ; et il éprouvait un agréable serrement de cœur lorsque l’eau venait à détruire son ouvrage.
*
Pierrot, vers la même époque de sa vie, fut en outre pris d’une belle passion pour les cartes, non qu’il connût et aimât l’écarté, le whist ou le boston – il dédaignait ces jeux – ; mais son plus grand plaisir était, sur la table familiale, de construire des châteaux de cartes.
Lorsque à grand-peine, il avait édifié les murs de sa fragile maison, il contemplait son œuvre, hypnotisé, durant des minutes entières.
Mais qu’une bonne vint à refermer la porte avec fracas, que le château de cartes oscillant sur sa base s’effondrât, Pierrot, dans son for intérieur, se sentait pleurer. Pieusement, il ramassait ses cartes, en formait un paquet, soigneusement, et le cachait au plus profond d’un tiroir… pour recommencer la construction de son château le soir du lendemain.
*
Le père et la mère de Pierrot étaient de petits commerçants aisés dont les affaires prospéraient ; aussi lui voulurent-ils donner une éducation libérale, car c’étaient les plus grandes espérances qu’ils fondaient sur leur rejeton.
Donc Pierrot, à onze ans, fut mis dans un lycée.
Adieu les pâtés de sable et de boue, les châteaux de cartes, surtout sur la table ronde de la salle à manger.
On lui promettait bien de bons petits camarades, on faisait bien luire à ses yeux le leurre d’une gloire prochaine ; il se résigna pour ne mécontenter personne, mais il partit le cœur navré.
*
Une vie de misère et de vexations commença pour Pierrot.
De la même façon qu’il avait été autrefois sevré du bon lait de sa nourrice, il le fut désormais, et il en souffrit davantage, de toutes les joies de sa première enfance.
L’hiver, il n’avait plus de grains dans les poches à jeter aux petits affamés de la marâtre saison ; à peine conservait-il quelques mies de pain prises au réfectoire, mais il ne pouvait même pas jeter ces mies aux petits oiseaux, car tous s’effarouchaient à l’heure tapageuse de la récréation.
L’été, durant les promenades, il ne pouvait s’écarter de ses camarades pour aller chercher aux champs des fleurs bleues et des papillons d’or. Le maître était là !
*
Pierrot ne fut pas un indiscipliné ; il ne fut pas un travailleur non plus. Décidément, il était moins intelligent qu’on avait cru tout d’abord, car, à chaque distribution de prix, le nom de Pierrot ne figurait sur le palmarès que trois ou quatre fois.
Quand arriva l’examen de rhétorique, il fut reçu ; il passa également sa philosophie, pas brillamment, mais il passa. Une dépêche apprit à papa et maman Pierrot le succès de leur fils, et ceux-ci sentirent dans leur cœur renaître un noble orgueil.
*
Pierrot avait conservé un assez mauvais souvenir de sa vie de lycée. Adorant la liberté d’action, le lycée lui semblait être une prison et, à certains moments, un bagne.
Ses camarades, sans détester Pierrot, se moquaient de lui. Lorsqu’ils voulaient railler sa morosité, ils l’appelaient : Ours ; quand ils voulaient rire de sa laideur, ils l’appelaient Lustucru… à cause de son crâne pointu.
Pierrot souffrait ces petits affronts en silence, les yeux vagues et paternes.
Il se lia même de forte amitié avec deux jeunes lycéens qui se contentaient de le nommer Lustucru, et ne le nommaient jamais Ours, car cette dernière appellation lui était la plus pénible.
*
Quand Pierrot eut dit adieu au lycée et à ses ennuis, père Pierrot dit à son fils cette parole sentencieuse :
« Mon fils, le droit mène à tout. Va faire ton droit.
– Oui, papa, » répondit Pierrot simplement.
Et il attendit avec une grande joie que vint le moment de son départ pour la capitale ; car, pour lui, la liberté ne pouvait se trouver qu’au milieu des foules.
Il s’installa dans la rue Monsieur-le-Prince, prit sa première inscription de droit, alla trois fois au cours… et délaissa le droit pour la musique.
*
Il avait vingt ans à son arrivée à Paris. Comme beaucoup de jeunes hommes de province, il n’avait jamais pu entendre de belles et harmonieuses mélodies, de grands airs d’opéras à large envolée, de sonores voix d’hommes, d’angéliques voix de femmes chantant doux comme des harpes d’Éolie.
Sa fréquentation des deux Opéras et des grands concerts artistiques l’amena à se frapper le front, comme jadis Corrège ; et il s’écria : « Et moi aussi, je suis musicien ! »
Laissant là, poussiéreux, Cujas et Barlhole, sans en rien dire à papa Pierrot, il convertit l’argent des inscriptions de droit en cachets de leçons de musique à de bons virtuoses.
Huit heures par jour, il étudiait la musique sur un piano cacophone. Au bout de dix mois d’un labeur incessant, Pierrot était devenu un fort amateur ; après un an, il gonflait les glandes lacrymales de ses auditeurs en faisant chanter son violon aux notes magiques. Dès lors, il ne cessa de faire de la musique pratique et théorique ; les secrets du contrepoint n’existèrent plus pour lui. Et il était heureux lorsque, sous l’archet, vibraient à la fois les cordes de son violon et les fibres de son cœur.
*
Il eut, durant les trois premières années qu’il passa à Paris, pas mal d’aventures de femmes.
Et dans la capitale, comme son cœur s’ouvrait à l’amour, il fit connaissance d’une gentille petite ouvrière. Il eut d’abord, avec la jeune fille, des rendez-vous platoniques puis, s’apercevant que la jeune ouvrière réalisait son idéal féminin, il en fit sa maîtresse.
Il était généreux, mais il n’était pas beau ; Pierrot, un jour, vit donc de ses propres yeux que sa maîtresse le trompait avec un jeune gandin du quartier Latin.
Papa Pierrot, des suites de cette aventure, n’eut à payer, au bout de l’an, qu’une quinzaine de cents francs de frais supplémentaires. C’est si cher, les études de droit ; il est vrai que ça mène à tout.
*
Un peu revenu de ses illusions sur la fidélité des jeunes ouvrières, Pierrot chercha dans d’autres milieux la femme idéale qu’il rêvait.
Il fit quelques conquêtes grâce à sa virtuosité de musicien ; mais ces conquêtes ne duraient jamais plus de huit jours.
Dans les petites rues du Quartier, sur les quais, au Palais-Royal, sur les grands boulevards, Pierrot chercha l’Élue. À ce dur métier de noctambule, car, le jour, il faisait de la musique, il n’attrapa que des cors aux pieds.
*
Il allait ainsi, dans son rêve, touchant régulièrement sa pension mensuelle, sans se préoccuper des nécessités de la vie.
Au bout de trois ans, interrogé par son père, il dut avouer l’emploi de son temps. C’était bien simple ; il ne se sentait aucun goût pour le droit, très aride, et il l’avait abandonné pour la musique, pour laquelle il se sentait les plus grandes dispositions.
Le père Pierrot, à cette nouvelle, sans faire aucun reproche à son fils, tomba mort à ses pieds ; et mère Pierrot, ne pouvant survivre à son mari, trépassa sur le cadavre encore chaud de son époux.
Pierrot pleura beaucoup la mort de ses parents ; et les larmes qu’il versa furent sincères, et salées de regrets cuisants.
*
Puis, comme il héritait d’une dizaine de mille francs de rentes, il fit sculpter un beau monument de granit au cimetière, fit graver sur une plaque de marbre les deux noms de ses parents, les assura en lettres d’or d’un regret éternel, vendit ses immeubles pour ne pas être harcelé des demandes de réparations de ses locataires, emporta son argent et retourna à Paris où il s’installa confortablement dans une élégante garçonnière.
*
Pour placer son argent avantageusement, Pierrot fut obligé de faire connaissance d’agents d’affaires.
Ceux-ci lui promirent monts et merveilles. Comme Pierrot ne soupçonnait même pas la malhonnêteté chez un seul de ses semblables, au bout de huit jours, les deux cent cinquante mille francs qu’il avait emportés dans sa valise se trouvèrent être ainsi placés :
Cent actions de la Compagnie d’exploitation des Guanos aurifères du Pérou.
Trente actions du Comptoir financier de l’île de Spitzberg.
Quarante obligations de la Société des Bateaux-pêcheurs à la ligne.
Et soixante obligations de la Société des roues de voiture en celluloïd ininflammable.
Chaque action, chaque obligation, devaient rapporter au moins dix pour cent.
Comme Pierrot n’avait conservé que deux ou trois mille francs d’argent de poche, au bout de six mois il se trouva ruiné.
*
Pierrot, à la nouvelle de sa ruine, eut seulement un dédaigneux haussement d’épaules pour les gens qui l’avaient trompé.
Il chercha un engagement dans un orchestre et le trouva vite, car il avait acquis un commencement de réputation dans le monde des musiciens. Durant quinze ans, il tint avec succès l’emploi de premier violon dans différents grands concerts, et de second violon à l’Académie de musique subventionnée par le gouvernement.
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Vers trente-cinq ans, Pierrot s’était marié. Il ne connut pas longtemps les délices de la lune de miel.
Étant allé passer quinze jours, en voyage de noce, sur une plage des bords de l’Océan, dès le troisième jour de leur arrivée les deux époux étaient brouillés. Au lieu de profiter du beau ciel qu’il faisait dehors pour aller excursionner vers quelque site, ils passaient leur temps à la véranda de leur appartement, sans se dire un mot aimable, la femme boudeuse et regardant la mer, Pierrot navré de la continuité de sa guigne.
Il fut suprêmement navré de voir que sa femme était d’humeur rêche et acariâtre ; et il se prit à regretter l’heureux temps de sa jeunesse, où ses camarades du lycée l’appelaient : Ours et Lustucru.
Il ne fut pas heureux en ménage ; et les deux enfants qu’il eut de son union lui parurent trop beaux pour qu’il s’en crût le père. La femme courait la fête, les bals, et tandis qu’il attendait, mélancolique, devant la table dressée, elle revenait de quelque fête en flirt et passait dédaigneuse devant lui, soulevant ironiquement le loup qui mal dissimulait ses traits. Il n’en continua pas moins à donner des leçons de musique et à tenir chaque soir son archet magistral dans les concerts.
Car c’était seulement l’archet à la main qu’il se sentait heureux, loin de ses enfants qu’il ne pouvait aimer, loin de sa femme qu’il détestait.
*
Quand Pierrot eut cinquante ans, une fièvre typhoïde le saisit. Il garda le lit huit jours, soigné tant bien que mal par sa compagne. Puis une méningite survint qui lui fêla le cerveau. Dans son délire, Pierrot dit des choses bizarres :
« Ze veux des fleurs, des belles fleurs bleues… et zaunes… et rouzes… donner à manzer aux petits oiseaux… châteaux de cartes, châteaux en Espagne ! »
Et comme sa femme, inquiète, s’approchait, Pierrot ajouta :
« Ze veux du bonbon, du nougat, na !… »
Puis il mourut.
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☞ Sous le pseudonyme de Jean Duplex, in Les Romans inédits, quatrième série, n° 28, 1899
MÉMOIRES D’UNE FLEUR D’ORANGER
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Depuis les Rayons X et le spiritisme, rien n’est impossible à la science. À l’aide d’instruments d’une délicatesse inouïe, un savant de nos amis est parvenu à noter les pensées et les impressions d’une fleur d’oranger. Nous sommes heureux d’en donner la primeur aux lecteurs des Romans Inédits.
*
Je suis née à Nice, sur un bel arbre, planté dans les jardins d’un riche horticulteur.
Les premières émotions de ma vie furent délicieuses, et je garde, au fond de ma corolle, le souvenir impérissable de la mer azurée, du beau ciel et des insectes d’or, qui venaient nous caresser sans vergogne, moi et mes sœurs.
J’espérais, comme beaucoup de mes aînées, être heureusement fécondée, et devenir une de ces belles pommes d’or dont la conquête fit la gloire d’Hercule. Il faut vous dire que j’ai appris un peu de mythologie, au cours de mes voyages.
Je me laissais ainsi vivre insoucieuse, baignée dans l’atmosphère tiède et pure, lorsqu’un matin, la voix du maître retentit à travers le jardin. Il grondait son personnel, et parlait d’un grand envoi qu’il devait faire à Paris, à un magasin de nouveautés parisien, portant l’enseigne de : À LA JEUNE ÉPOUSE.
Je comprenais mal la portée de ces paroles. J’en eus bientôt l’explication.
Une demi-douzaine de jeunes filles, très brunes, douées d’un fort accent piémontais, se précipitèrent vers les arbres qui nous avaient donné naissance, armées de ciseaux.
En un coup d’œil, le saccage fut complet. Mes sœurs, brutalement arrachées, étaient jetées dans de grands paniers d’osier fin. Je comptais échapper à un destin aussi fatal, en me dissimulant, toute tremblante, sous une feuille. Je n’y pus réussir.
Je me sentis pincée entre deux doigts, puis j’éprouvai une douleur aiguë. Ma sève coulait à grands flots ; je crus que j’allais mourir.
J’étais frappée à mort.
Car, depuis la barbare mutilation que j’ai subie, je n’ai jamais retrouvé la belle santé de mes jeunes ans. J’ai toujours été en m’affaiblissant. J’ai jauni, et me suis ratatinée comme une petite vieille ; et je sens que mon parfum, qui est notre âme, à nous autres fleurs, va graduellement s’évaporant. Bientôt, je serai morte ; et il ne survivra de moi que le souvenir de quelques journées de bonheur, suivies de longues et cruelles amertumes.
Quand je revins à moi, car la perte de ma sève avait provoqué un long évanouissement, je me trouvai entassée, avec des centaines de mes compagnes, dans une prison sans lumière et sans air.
Une vieille fleur, qui s’était emparée d’un des coins les plus commodes, affirma gravement que nous étions toutes condamnées à la déportation… Qu’avions-nous donc fait, grand Dieu !
Jamais parole ne fut plus vraie que celle de la vieille fleur.
Depuis, j’ai toujours vécu sous un ciel gris, pluvieux, maussade, empuanti par les fumées d’usines, privée de toute sève nourricière, loin des caresses des galants insectes qui m’avaient adulée au cours de ma rayonnante jeunesse.
Vivre ainsi, ce n’est pas vivre.
Ces malheurs ont, d’ailleurs, modifié mes vues politiques… Conservatrice, tant que rien ne m’a manqué, dans les beaux jardins de Nice, je fais maintenant partie de l’opposition. Ah ! l’on a bien raison de dire qu’il y a des réformes urgentes à faire. La première de toutes serait de voter une loi protectrice des fleurs.
De quel droit condamne-t-on d’innocentes corolles à la mutilation d’abord, à la déportation ensuite ?
Mais ne nous égarons pas dans la politique. Je reviens à mon histoire.
Après avoir été enchaînée, en bouquet, avec quelques-unes de mes sœurs, après avoir été stérilisée par d’ignobles produits chimiques, je fus attachée au corsage d’un mannequin, qui figurait une jeune mariée, et exposée dans une vitrine.
Le bon marché de la toilette que j’étais chargée d’orner, séduisit deux amoureux qui flânaient, le long des boutiques, et qui étaient à la veille de leur mariage.
« Vois-tu cette robe, Léon ?… Quarante-neuf quatre-vingt-quinze, ce n’est vraiment pas cher.
– Je n’ai rien à te refuser, ma chère Armandine, » fit Léon, en pinçant amoureusement la taille de sa future.
Tous deux entrèrent.
Le soir même, je fus transporté dans la mansarde qu’habitaient les amoureux.
Là, je fus grandement choquée de m’apercevoir qu’Armandine n’avait plus aucun droit de me porter. Si j’en juge par ce que je vis et entendis, la jeune fille n’aurait pas grand-chose de neuf à accorder à son mari, le lendemain…
Et j’allais servir de témoin et de complice à une pareille comédie, le jour de la noce ! J’en frémissais de honte, dans ma boîte de carton.
J’essayais, vainement, de fermer mes pétales. Les deux futurs époux firent un tel sabbat que je ne pus dormir.
Pendant qu’ils s’acharnaient à démolir leur sommier, j’étais livrée aux plus sombres réflexions… Quel allait être mon avenir ?
Je l’ignorais absolument. Je nageais en en plein inconnu ; et mes sœurs, que je consultai, n’en savaient pas plus que moi.
Le lendemain, Armandine revêtit sa robe blanche et m’attacha à son corsage.
Combien les apparences sont trompeuses ! En la voyant, toute rose, les yeux baissés, souriant doucement sous son voile blanc, tout le monde admirait l’innocente mariée ; et j’entendis un bon bourgeois s’écrier, au passage du cortège :
« À la bonne heure !… C’est un spectacle à la fois moral et ragaillardissant, que de voir une jeune vierge s’avancer ainsi, gravement, vers l’autel. »
Je savais trop, moi, jusqu’à quel point le pauvre homme se trompait.
À la place d’Armandine, quoique très blanche, je serais devenue rose comme une fleur de pommier, à entendre de semblables compliments. Mais elle, au contraire, les acceptait comme une chose due. Elle se cambrait, prenait de petits airs de tête, comme un cheval de cirque qui suit la musique, et paraissait croire, comme on dit, que c’était arrivé.
À l’église et à la mairie, je ne m’ennuyai pas trop. J’approuvai de tout cœur les bons conseils que donnèrent, aux nouveaux mariés, le prêtre et l’officier de l’état civil. Hélas ! c’était bien du temps perdu. Je constatai, ce jour-là même, que Léon était ivrogne et Armandine fêtarde et coquette.
Léon était ouvrier tapissier. Il avait organisé, pour ses invités, qui habitaient tous le faubourg Saint-Antoine, une promenade au Bois de Vincennes, suivie d’un dîner au restaurant. Avant la fin du repas, Léon était ivre comme un Polonais et se chamaillait avec le patron du restaurant. Armandine, elle, profitait de l’état d’ébriété de son époux, pour se faire conter fleurette par un robuste scieur de long.
Très éméché par l’absorption du champagne à trente-cinq sous la bouteille, Armandine laissait prendre à son amoureux les plus indécentes privautés.
J’eus la mortification d’être toute froissée, par une de leurs accolades, dans un couloir.
À deux heures du matin, le retour de la noce fut mélancolique. Léon se heurtait contre les becs de gaz, et Armandine lui disait les plus grosses injures, parce qu’il avait refusé d’aller finir la fête en soupant aux Halles. Pourtant, les nouveaux époux se réconcilièrent sur l’oreiller.
J’avais eu tant de fatigue et d’émotion, cette journée-là, que je finis par m’endormir, mais d’un mauvais sommeil.
Quand je me réveillai, j’étais prisonnière sous un globe de verre, où l’on m’avait placée, pour servir d’éternel souvenir commémoratif, en quelque sorte, à la virginité d’Armandine, officiellement sacrifiée ce jour-là.
C’est là que j’ai passé de bien longues et de bien tristes années.
Léon et Armandine n’étaient pas mariés depuis huit jours qu’ils se chamaillaient déjà, du matin au soir. L’homme rentrait ivre, et la femme le trompait de son mieux. Après le scieur de long, elle prit pour amants des menuisiers, des ébénistes, des garçons de café, un épicier, et jusqu’à un sergent de ville.
Totalement abandonnée sous mon globe, je passais de tristes jours dans la mélancolie et dans l’ennui. On ne parlait plus de moi que pour me faire servir de thème à de grasses plaisanteries, à des allusions obscènes, qui me faisaient mourir de douleur.
De plus, ma santé allait en s’affaiblissant. L’atmosphère confinée du globe m’était très malsaine. Ma tige et mes pétales étaient devenus cassants comme les os des vieillards.
Mais je devais, bientôt, être vengée de toutes les humiliations que j’avais subies.
Un jour qu’Armandine, croyant son mari à l’atelier, s’adonnait à toutes les voluptés dans les bras de son sergent de ville, on frappa brutalement à la porte.
« Au nom de la loi, ouvrez ! »
C’était M. le commissaire de police.
Léon, prévenu par des voisins bavards, de la vie de bâton de chaise que menait son épouse, avait été prier le magistrat de venir constater, légalement, son déshonneur.
Armandine proféra mille insolences à l’adresse de son mari, et même du commissaire de police. Mais le plus piteux, c’était le sergent de ville. Il ne savait où se fourrer.
Quand il se fut rhabillé, le commissaire lui ordonna d’aller l’attendre à son bureau. Il sortit, tout tremblant. Le pauvre diable a dû payer de sa révocation un instant de faiblesse certainement excusable. J’ignore quel a été son destin ; je ne l’ai jamais revu depuis.
Sans attendre le prononcé du divorce, Armandine partit, le soir même, en emportant ses effets sous son bras.
« Des hommes ! cria-t-elle, d’une voix de rogomme, à Léon, en s’en allant… Quelque chose de rare !… Un de perdu, dix de retrouvés ! »
Redevenu célibataire, Léon se donna tout entier à ses goûts d’ivrognerie. Il ne rentrait plus maintenant sans casser quelque objet, dans une furieuse colère d’alcoolique. Souvent, même, il couchait au violon, ou était remonté, à force de bras, jusque chez lui par des amis complaisants.
Je tremblais qu’au cours de ses fureurs, il ne pulvérisât, d’un coup de poing, le globe fragile qui me servait à la fois de prison et d’abri… La Providence m’évita ce malheur.
Si invraisemblable que cela paraisse, Léon, atteint d’une grave maladie d’estomac, cessa de boire et, pour avoir quelqu’un à le soigner, il résolut de convoler en secondes noces.
Il était jeune encore. Il jeta son dévolu sur une apprentie fleuriste, qu’il rencontrait, tous les soirs, en revenant de l’atelier. Je dois dire, à la louange de la jeune Clémence, qu’elle se montra d’une vertu farouche jusqu’au jour du mariage.
Je n’en revenais pas d’étonnement. L’humanité était donc meilleure que je ne supposais…
Léon sobre, Clémence vertueuse ; c’en était assez pour me faire abandonner les idées misanthropiques que m’avaient inspirées la maladie et la réclusion.
Hélas ! je ne savais guère quel malheur allait encore fondre sur moi !… Le jour même des noces, Clémence dit à Léon, en me désignant sous mon globe :
« Qu’est-ce cela ? La fleur d’oranger de ta première ? »
Léon me prit et, me tendant à la jeune femme :
« Tu peux en faire ce que tu voudras, ricana-t-il… Je ne sais même pas pourquoi j’ai conservé cela.
– Que veux-tu que j’en fasse ? riposta Clémence… Ce n’est bon qu’à jeter au feu ou à mettre au grenier. »
Il n’y avait, heureusement, pas de feu dans la cheminée. Cette exécution brutale et sommaire me fut épargnée. Je fus portée au grenier.
J’achève de m’y éteindre lentement, entre des cartons poussiéreux et des litres vides. Couverte d’une immonde poussière, insultée par les araignées, j’ai employé le peu de vie qui me restait à rédiger ces notes, qui apprendront un jour au monde la simple, touchante et douloureuse histoire de la plus infortunée des fleurs d’oranger…
Pour copie conforme :
Jean Duplex.
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☞ Sous le pseudonyme de Jean Duplex, in Les Romans inédits, quatrième série, n° 59, 1899 ; repris dans Gil Blas, illustré hebdomadaire, onzième année, n° 35, 30 août 1901
☞ Sous la signature de Gustave Guitton et le titre : « Histoire d’une fleur d’oranger, » dessins de Collot, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-deuxième année, n° 2406, samedi 7 janvier 1905. Les gravures sont celles illustrant cette publication.
BARBE-D’OR
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D’où venait ce Ratier, dit Barbe-d’Or, qui depuis plus d’une année terrorisait les habitants du hameau de Chambolles, dans les Ardennes ? C’est ce que personne n’eût pu dire.
Il était arrivé un beau matin, le havresac en bandoulière, le bâton à la main, et avait demandé du travail à un maître carrier du voisinage.
Puis, bientôt las de travailler, il avait abandonné le pic et la pioche, s’était construit une petite cahute de terre et de branchages dans la montagne, et, depuis ce temps, il ne faisait rien autre chose que de courir les bois, braconnant, pêchant ou volant, suivant la circonstance.
Barbe-d’Or était très redouté dans le pays. Son surnom lui venait d’une longue barbe rousse qui lui descendait jusqu’au milieu de la poitrine.
Grand, bien bâti, d’une force herculéenne, il ne manquait pas de cette beauté farouche que la nature imprime presque toujours à ceux qui sont perpétuellement en intime contact avec elle.
Aussi beaucoup des blondes et plantureuses filles de ferme du pays avoisinant s’étaient-elles laissé prendre à ses caresses un peu bourrues, aux ensorceleuses paroles qu’il leur débitait, dans son jargon de trimardeur, dont l’éducation s’est faite sur la berge des grandes routes.
Barbe-d’Or était aussi aimé qu’il était craint. Il dérobait, à la fois, les sourires et les canards, et capturait dans ses filets aussi bien les cœurs que les lapins de garenne.
La haine que lui portaient les gros fermiers et les gars du village, les garde-chasse et les bûcherons, se mélangeait de beaucoup de jalousie.
Bien des jeunes femmes, bien des jeunes filles, en l’absence du mari ou du fiancé, avaient reçu la visite du terrible rôdeur.
Avec son rire aux dents blanches, éclatant dans sa barbe fauve, il se présentait aux portes des maisons isolées et demandait un verre de piquette et un morceau de pain bis, avec des manières à la fois si câlines et si féroces, si caressantes et si brutales, qu’il n’éprouvait jamais de refus.
Quand il avait mangé, il s’installait, allumant sa pipe au foyer de la cheminée, et il restait parfois des heures, faisant la cour à la maîtresse du logis, demi-terrorisée, demi-charmée.
Puis, quand il était venu une fois, il revenait souvent, ayant toujours soin de choisir les heures où le maître était absent.
Cependant, dans le pays, la colère avait grandi contre lui. Les propriétaires de chasse gardée, les maires de village, les gros fermiers s’étaient entendus, avaient organisé des battues pour s’emparer du malandrin.
Malheureusement, il était impossible de le rejoindre.
Depuis longtemps, il avait abandonné la cahute qu’il s’était construite en arrivant dans le pays, et l’on supposait qu’il s’était ménagé d’autres retraites au fond de quelque hallier perdu ou dans les rocs de la montagne.
En réalité, le braconnier couchait souvent dans les granges de quelque fermier, dont les chiens, apprivoisés par lui, n’avaient jamais d’aboiement pour signaler sa présence.
Dans d’autres maisons, il trouvait une hospitalité plus large encore ; telle était celle de la veuve Galuche, la mère d’une superbe blonde de dix-huit ans, et qui habitait à l’écart du village, près des carrières, une petite maison isolée.
La veuve Galuche et sa fille avaient, dans le pays, une réputation déplorable.
De fait, la mère et la fille ne professaient pas, sur le chapitre de la morale, une grande sévérité et n’étaient guère difficiles sur le choix de leurs amoureux de passage.
Mais Barbe-d’Or était pour elles un vieil ami, et même un protecteur. Bien des fois, au milieu de la nuit, elles entendaient frapper d’une façon particulière.
C’était Barbe-d’Or qui arrivait, harassé de fatigue, et portant sous sa veste un beau lièvre ou un couple de poulets, fruit de ses braconnages ou de ses rapines nocturnes.
Le rôdeur embrassait à pleines lèvres la fille Galuche, la grande Rose. La mère s’assurait que rideaux et volets étaient strictement fermés ; et de joyeuses ripailles commençaient.
Souvent, pendant que l’on battait les bois pour le capturer, Barbe-d’Or était tout simplement endormi sur quelques bottes de paille, dans le grenier de la mère Galuche, entre les bras de la grande Rose.
L’hiver, qui dépouille les forêts et rend les cachettes plus rares, était la saison la plus dure pour Barbe-d’Or.
Alors, il réalisait des prodiges d’activité et d’audace. En une nuit, il faisait de véritables hécatombes de gibier, allait vendre sa chasse à la ville voisine ; puis, les poches pleines d’argent, revenait se terrer chez la mère Galuche, d’où il ne sortait plus de quelques jours.
Par malheur pour lui, dans les temps de neige, les gardes suivaient facilement sa piste. Ils reconnaissaient sa trace entre toutes les autres et disaient : « Barbe-d’Or a passé par là, » comme ils auraient dit : « C’est un dix-cors… ou un solitaire. »
Un jour de neige, il fut pris en flagrant délit, en train de poser des collets.
Comme il n’était coupable, en somme, que de braconnage et de vagabondage, il en fut quitte pour quelques mois de prison, mais son chagrin fut grand de passer tout le printemps et la plus grande partie de l’été sous les verrous, loin des baisers de la grande Rose, loin de la verte feuillée où les petits oiseaux se poursuivent avec mille cris joyeux, où les lapereaux cabriolent et broutent les jeunes pousses.
Barbe-d’Or se jura bien de ne plus se faire pincer aussi sottement. Pendant les longues heures mornes de son emprisonnement, il s’était avisé d’un stratagème.
De retour au pays, il se confectionna deux espèces d’échasses fort courtes, qui se terminaient par deux pieds de biche.
De cette façon, la terre avait beau être couverte de neige, les gardes ne trouvaient plus jamais, par les sentiers, l’empreinte des gros souliers à clous de Barbe-d’Or.
Pourtant, leur gibier continuait à disparaître à vue d’œil comme par le passé.
Ce fut un vieux garde-chasse, nommé le père Jacquemin, qui s’aperçut de la ruse.
En étudiant soigneusement un endroit où Barbe-d’Or avait posé un collet, il releva l’empreinte des fameux pieds de biche, s’aperçut facilement qu’au lieu de quatre traces il n’y en avait que deux ; et, sans s’expliquer encore le fait, il suivit patiemment la piste qu’il avait trouvée.
Après maint et maint détours, il arriva, tout droit, à la maison de la veuve Galuche. Les pieds de biche s’arrêtaient juste au seuil de la porte.
« Voilà qui ne m’étonne pas, maugréa le bonhomme. Les coureuses et les braconniers sont faits pour s’entendre. Mais comment diable ce sacripant de Barbe-d’Or fait-il pour marcher sur des pieds de biche ? »
Le vieillard tourna et retourna longtemps le problème dans sa tête, et n’y trouva pas de meilleure solution que de heurter brutalement à la porte de la mère Galuche. Au bout d’un instant, celle-ci vint ouvrir.
« Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, monsieur Jacquemin ? demanda-t-elle paisiblement.
– Vous cachez ici le sieur Ratier, dit Barbe-d’Or, que je viens de voir poser un collet dans la partie du bois qui m’est confiée. »
La veuve Galuche interrompit brusquement son interlocuteur et, du ton véhément de l’innocence injustement soupçonnée :
« Ah ! par exemple, monsieur Jacquemin, s’écria-t-elle… quelle idée ! Nous ne cachons personne ici… Regardez plutôt. »
Le bonhomme secoua la tête avec méfiance et inspecta, d’un coup d’œil, l’intérieur de la cuisine.
La mère Galuche le mena dans toutes les autres pièces, et lui permit de regarder dans tous les coins, sans qu’il aperçût son braconnier.
Il découvrit seulement dans le grenier un vieux chapeau de feutre et une pipe culottée.
Mais la veuve Galuche affirma avec énergie que ces objets provenaient de défunt son mari. Le garde-chasse sortit, mal convaincu.
Avant de se retirer, il examina soigneusement le sol couvert de neige, tout autour de la maisonnette. D’une porte extérieure, qui paraissait condamnée par un gros madrier, les traces de pied de biche reprenaient de plus belle et se perdaient sous les taillis.
« C’est par là qu’il a dû s’enfuir, grommela le vieux garde… Courir après lui, maintenant, serait inutile, car il est agile comme un lévrier. Il doit être, à l’heure qu’il est, à deux ou trois kilomètres d’ici. Mais, patience, je le repincerai. »
Tout d’abord, le père Jacquemin alla prévenir la gendarmerie. Il pria le brigadier d’organiser une active surveillance autour de la maisonnette des Galuche.
Les allées et venues des deux femmes furent épiées, et bientôt tout le monde fut convaincu que l’on avait enfin mis la main sur le repaire du redoutable braconnier.
Quelques jours après, le père Jacquemin rencontra deux gendarmes de sa connaissance et leur demanda où ils allaient, de si bon matin.
« Nous allons chez M. Foncin, répondirent-ils. Il vient de nous faire prévenir qu’on avait, cette nuit, pillé sa basse-cour. Il ne lui reste, paraît-il, ni un poulet ni un canard.
– Ce doit être encore cette canaille de Barbe-d’Or, fit le père Jacquemin. J’ai aussi, pour mon compte, à verbaliser contre lui. Si vous le permettez, messieurs, je vous accompagne. »
Comme d’ordinaire, on ne trouva, sur la terre molle, nulle trace de pas. Mais, cette fois, la maréchaussée ne fut pas dupe. Le père Jacquemin, qui avait avec lui ses chiens, leur montra les traces de pieds de biche ; et les intelligents animaux partirent, comme des flèches, dans la direction de la maison Galuche.
« Cette fois, dit le père Jacquemin, je crois que nous le tenons… Mais il ne faut pas le laisser échapper niaisement, comme je l’ai fait la dernière fois. Je vais rester en sentinelle à cette petite porte, par où je suppose qu’il s’est sauvé.
– C’est cela, répondit un des gendarmes. Et, pendant ce temps, nous fouillons la maison, de fond en comble. »
Les gendarmes entrèrent. Dès le seuil, une odeur de plume brûlée les prit au nez. Évidemment, on venait de flamber quelque volaille.
La mère Galuche était fort troublée, et la grande Rose s’était réfugiée au grenier, toute pleurante, disant qu’on accusait injustement sa mère. Mais, à leur grande surprise, les gendarmes ne trouvèrent rien dans le grenier ni dans la cave, où ils étaient descendus.
« Vous voyez bien, dit la mère Galuche, que nous n’avons pas ici ce que vous cherchez… Vous nous accusez d’avoir pris des volailles ; vous n’en avez pas trouvé trace. »
Les gendarmes se retiraient, après avoir fait des excuses, lorsqu’ils entendirent un léger craquement sous le lit.
Ils regardèrent ; ils aperçurent la barbe d’or qui rutilait dans la pénombre.
Ce fut à grand-peine qu’aux yeux de la mère Galuche éplorée, on tira de dessous le lit, par les pieds, l’audacieux braconnier. De dessous la paillasse, on retira également une douzaine de poules déjà toutes plumées.
Pauvre Barbe-d’Or, son affaire était claire. Le vol était indéniable.
Cette fois, il fut condamné sévèrement, ainsi que la mère et la fille Galuche, convaincues de recel et de complicité.
Barbe-d’Or a mieux tourné qu’on ne le pourrait supposer.
Un de nos amis, en ce moment en villégiature dans les Ardennes, et qui s’était intéressé à ce moderne Robin-des-Bois, m’écrit qu’aussitôt sa peine finie, Barbe-d’Or a épousé la grande Rose.
Il habite avec elle, en tout bien et tout honneur, la maison de la mère Galuche, et a repris son ancien métier de carrier. Il gagne maintenant d’assez bonnes journées pour n’avoir pas besoin de recourir aux périlleux expédients du vol et du braconnage.
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☞ Sous le pseudonyme de Jean Duplex, in Les Romans inédits, quatrième série, n° 75, 1899 ; repris dans Gil Blas illustré hebdomadaire, onzième année, n° 39, 27 septembre 1901
UNE HÉROÏNE
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La petite ville de Puycerda, située dans la partie la plus montagneuse et la plus désolée de la Catalogne espagnole, fut, lors de la dernière insurrection carliste, une des rares places fortes dont les troupes de l’armée régulière ne purent venir à bout.
Le gouverneur de la ville, don José de Mendoval, était un vieux gentilhomme à longues moustaches blanches, d’une obstination et d’un courage héroïques.
Attaché, par des traditions de famille, à la fortune du prétendant, il avait fait partie de toutes les insurrections carlistes ; et ces guerres civiles qui ont si longtemps ensanglanté l’Espagne lui avaient coûté la perte de sa fortune, dont la majeure partie avait été employée à l’achat d’armes et de munitions, et dont l’autre avait été confisqué.
Mais le vieux gentilhomme n’était pas à bout de sacrifices.
Des le début de la guerre, il s’était jeté dans Puycerda, à la tête d’une troupe de hasard, formée à la hâte de muletiers, de contrebandiers et de pêcheurs, dont il avait presque réussi à faire de bons soldats.
La ville, il est vrai, est une forteresse de premier ordre, et sa situation est des plus importantes au point de vue stratégique.
Entourée, presque de tous côtés, de précipices abrupts, elle est facile à défendre.
L’approvisionnement seul présente des difficultés.
Aussi, après deux semaines de siège, en dépit de la sobriété proverbiale des soldats espagnols, habitués à se contenter, à leurs repas, de quelques tomates ou d’un oignon cru, la famine sévit-elle dans la place.
Les habitants de la ville possédaient bien des vivres ; mais, presque tous opposés au parti carliste, il les cachaient soigneusement, ou ne consentaient à les céder qu’à des prix exorbitants.
Dès le début du siège, le gouverneur avait sacrifié à l’entretien de ses soldats tout ce qui lui restait d’argent comptant.
Même, il avait dû se défaire des bijoux de sa fille, dona Anna-Maria, une fière et brune jeune fille, dont la beauté était célèbre, aussi bien que le fanatique attachement qu’elle portait à la personne du prétendant, dont on la disait amoureuse.
Loin de faire preuve de la bonté et de la douceur qui sont ordinaires à son sexe, dona Anna était la première à inspirer à son père les mesures les plus rigoureuses envers tous ceux qui, dans la ville, ne partageaient pas les opinions carlistes.
Un jour, le vieux gouverneur déclara à sa fille que, même en réduisant la garnison à demi-ration, il ne restait pas pour plus de cinq à six jours de vivres.
« Ensuite, ajouta-t-il, je ne réponds pas de ce que feront les soldats… Comme ils n’ont pas les mêmes convictions que moi, ils livreront sans doute la citadelle à l’ennemi. »
Dona Anna-Maria s’était levée. Un commencement de colère gonflait ses narines frémissantes. Sous sa mantille de soie noire, sa taille se cambrait, souple, svelte et majestueuse.
« Aussi, dit-elle en fronçant ses beaux sourcils, plus noirs que le jais, vous êtes trop faible, mon père. On sait que la plupart des bourgeois de la ville possèdent des réserves de vivres. Si vous aviez commencé par en faire fusiller deux ou trois, pour donner le bon exemple aux autres, votre garnison ne serait pas affamée.
– Je ne puis pourtant pas faire fusiller ces gens, qui n’ont commis d’autre crime que de n’être pas du même parti que nous ; mais je vais tenir compte de ton avis, et faire exécuter des perquisitions chez les plus riches des habitants. »
Le lendemain même, des escouades de soldats carlistes se répandirent par la ville et fouillèrent les habitations, de la cave au grenier.
Le gouverneur ne s’était pas trompé dans ses prévisions. Les soldats revinrent avec un butin considérable ; ils rapportaient des outres de vin de Cerdagne, des jambons de Xelva préparés au poivre, des paniers de fruits secs et des chapelets de ces saucissons que l’on appelle, en Catalogne, des « boutifars. »
D’autres avaient trouvé des tomates fraîches, des rayons de miel et des barils de sardines salées.
Le soir de ces perquisitions fut un soir de fête pour toute la garnison.
Les soldats mangèrent comme ils n’avaient pas mangé depuis bien longtemps.
Dona Anna-Maria se rendit à la citadelle, et voulut elle-même trinquer avec les soldats. La résistance reprit, plus vive et plus acharnée que jamais. Les troupes espagnoles campées en face de Puycerda, et qui avaient pris position sur des collines tout autour de la ville, ne comprenaient rien à ce siège interminable.
Ils se demandaient comment la petite troupe, campée au sommet de ce roc inhospitalier, avait trouvé le moyen de subsister si longtemps, alors qu’eux-mêmes réquisitionnaient à grand-peine dans les montagnes voisines une chétive subsistance.
L’officier espagnol qui commandait l’armée de siège était né dans le sud de la péninsule, et il ignorait que dans ces montagnes, les habitants, à cause de l’isolement où ils se trouvent et de la rareté des vivres, gardent dans leurs caves, ainsi que l’avaient fait les bourgeois de Puycerda, des provisions pour plusieurs mois.
Sans les ordres qui lui avaient été donnés, cet officier aurait, depuis longtemps, levé le siège ; et il avait été plusieurs fois sur le point de le faire.
« Je crois, ma parole, disait-il souvent en plaisantant, que ce vieux rebelle de Mendoval fait prendre à ses hommes l’habitude de ne pas manger. »
Cependant, le temps passait. De nouveau, à Puycerda, les vivres commençaient à manquer.
Les caves et les greniers des habitants avaient été tant de fois visitées et revisitées, qu’on n’y eût pas trouvé une mesure de farine ni une jarre de vin.
Hâves et décharnés, les malheureux habitants, irresponsables victimes de la guerre civile, erraient par les rues, en regardant avec des yeux agrandis par l’épouvante et la faim les soldats carlistes qui achevaient de dévorer les derniers restes de leurs vivres.
Les décès étaient nombreux, dans la ville. Ils éprouvaient surtout la population.
Mais quand les subsistances firent tout à fait défaut à la garnison, elle-même commença à être décimée.
Les soldats murmurèrent, menacèrent de faire cause commune avec les habitants et de rendre la place au gouvernement de Madrid.
« Vraiment, s’écriaient-ils, n’avons-nous pas fait une assez héroïque résistance ?… Voilà des mois qu’une poignée d’hommes tient contre la moitié d’un corps d’armée. Nous ne pouvons pourtant manger les pierres de la citadelle et le roc qui porte la ville ! »
Le gouverneur avait beau leur dire que s’ils se rendaient, ils seraient fusillés sans miséricorde, ils ne voulaient rien entendre.
« Nous mourrons peut-être, répondaient-ils ; mais, au moins, ce ne sera pas par la famine… on n’aura pas la cruauté de nous refuser à manger avant de nous fusiller. »
Don José de Mendoval prodiguait les promesses, et même les supplications.
« Attendez encore quatre jours, disait-il, encore trois jours… Je suis certain que nous serons secourus. »
Les premières fois, on l’avait écouté. Mais bientôt les mutins ne tinrent plus compte de ces paroles ; et le moment vint où ils déclarèrent que si, dans vingt-quatre heures, ils n’avaient pas à manger, aucune puissance humaine ne pourrait les empêcher de rendre la ville.
Le comte de Mendoval se désespérait.
Justement, ce jour-là, un partisan carliste avait réussi à franchir les lignes.
Il portait un paquet de lettres, par lesquelles le prétendant enjoignait au gouverneur de tenir ferme, au moins encore pendant huit jours.
Passé ce délai, le siège serait levé, ou les pourparlers de paix engagés en ce moment à Madrid auraient abouti.
De toute façon, il fallait tenir ferme.
Le gouverneur assembla ses soldats et leur répéta les termes mêmes du message sans arriver à les convaincre.
Quelques-uns mêmes, que la faim avait rendus furieux, menacèrent leur chef de leur couteau. Tous jurèrent, par les plus serments, que le lendemain la ville serait rendue.
Quand dona Anna-Maria apprit ces nouvelles, elle resta longtemps plongée dans une profonde méditation.
À la fin, elle se releva, ses beaux yeux noirs brillant d’enthousiasme, et elle se rendit dans la partie du château où se trouvaient ses appartements particuliers et où se tenaient ses trois caméristes, Juana, Inès et Lola, dont l’aînée était sa sœur de lait et qui lui étaient toutes dévouées.
Les trois jeunes filles étaient presque aussi belles que leur maîtresse.
En quelques mots, elle les mit au courant de son projet, et leur ordonna de s’habiller de leurs atours les plus coquets.
Elle-même se para comme pour un bal. Quelques instants après, sans prévenir personne, même son père, de ce qu’elle allait faire, dona Anna-Maria, fière comme Diane suivie de ses nymphes les plus aimées, s’avança majestueusement à travers la cour de la citadelle, et se dirigea vers le logement des soldats.
À sa vue, les plaintes cessèrent et les murmures s’éteignirent.
Elle était, à la fois, aimée et respectée. Tous les soldats la saluèrent avec admiration. Les plus malades, ceux qui ne pouvaient se lever, se traînèrent de son côté, comme s’ils eussent voulu embrasser ses aristocratiques mains blanches.
Tous étaient subjugués, fascinés, par cette impérieuse beauté, soudainement surgie au milieu de leur famine et de leur désespoir.
Alors, gravement, la jeune fille prit la parole :
« Je sais tout ce que vous souffrez, et je ne suis pas injuste pour vous. Mais je suis venue, à mon tour, vous supplier de tenir bon, encore quelques jours, contre l’ennemi. »
Ces paroles provoquèrent un long murmure, que dona Anna-Maria apaisa d’un sourire.
« Je ne suis pas là, dit-elle, pour vous demander un héroïsme gratuit. Je suis venue, avec mes trois suivantes, que j’aime comme mes sœurs, pour vous dire que, toutes les quatre, nous appartiendrons aux quatre plus braves. Dès maintenant, ajouta-t-elle avec son irrésistible sourire, nous permettons à ceux qui consentent à patienter encore huit jours de nous prendre un baiser. »
Un frémissement avait couru dans les rangs des carlistes. Ils s’approchèrent, respectueux et souriants.
Par un sentiment de délicatesse bien espagnol, tous se contentèrent de baiser la blanche main que leur tendait l’héroïne.
L’espoir d’un noble amour avait galvanisé tous les cœurs.
L’histoire dit qu’on se montra un peu moins respectueux avec les suivantes ; mais elles ne s’en plaignirent point.
Cette audacieuse intervention avait rendu le courage à tout le monde.
On dévora les dernières mules qui avaient servi à hisser l’artillerie, on mangea jusqu’aux mauvaises herbes qui croissaient sur les remparts, jusqu’au cuir des outres et des chaussures, mais l’on tint bon…
Trois jours après, le siège était levé, la paix fut conclue…
Fidèles à leur parole, dona Anna-Maria et ses suivantes épousèrent les quatre jeunes officiers carlistes qui s’étaient le plus distingués par leur bravoure au cours de cette campagne.
Nous tenons cette histoire, qui ne serait pas déplacée dans l’Iliade ou le Romancero, d’un vieux réfugié espagnol qui avait fait lui-même partie de la garnison de Puycerda. Il nous a assuré que dona Anna-Maria, qui habite avec son époux un castel pyrénéen, continue à demeurer une enragée carliste.
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☞ Sous le pseudonyme de Jean Duplex, in Les Romans inédits, quatrième série, n° 81, 1899 ; repris dans Le Journal pour tous, supplément hebdomadaire illustré du Journal, onzième année, n° 50, jeudi 26 décembre 1901, et dans La Patrie créole, organe des intérêts généraux de l’île de la Réunion, deuxième année, n° 540, lundi 1er décembre 1902
CONTE ORANGÉ
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La petite Huguette, avec son teint pâle et ses grands yeux veloutés, était la plus jolie de tout ce village provençal, comme roussi et doré par le soleil, malgré l’ombrage des grands pins parasols à l’écorce rubescente. La richesse de ce pays, perdu dans un contrefort des Petites-Alpes, se composait surtout d’orangers, qui formaient tout un petit bois, dans une vallée abritée du mistral.
Huguette avait, pour principale occupation, de cueillir les beaux fruits éclatants, d’en remplir des corbeilles, et de débarrasser les arbres des brindilles sèches. En son âme de petite fille, – car elle n’avait alors que treize ans, – elle se trouvait heureuse de cette existence passée sans tracas, au milieu des arbustes parfumés, doucement rafraîchis par la brise de la mer.
Les parents d’Huguette, quoique ne possédant que leurs orangers, étaient comptés parmi les plus riches du village. À cette époque lointaine, les gens de la Provence ne descendaient point vers les villes pour gagner plus d’argent ; ils se tenaient tranquilles dans leur coin, satisfaits d’avoir à suffisance le miel d’or, l’huile des oliviers et surtout leurs oranges. Ils n’avaient pas beaucoup d’argent comptant, mais ils n’avaient pas beaucoup de loisirs, et les soucis leur étaient inconnus.
Quand ses parents voyaient, le soir, au moment où le soleil illumine la cime des montagnes, s’éparpille en faisceaux d’or à travers les massifs d’oliviers sauvages, la petite Huguette remonter vers la maisonnette au toit de roseaux, les deux mains autour de sa taille, aussi fine qu’un vase grec, la tête droite sous la lourde corbeille, ils comprenaient bien qu’ils n’avaient rien de plus à souhaiter pour leur bonheur.
Le temps avait passé et Huguette allait sur ses quinze ans, lorsque Huguet – ainsi appelait-on le père d’Huguette – commença de se montrer soucieux.
Toute la journée à présent, il demeurait des heures entières assis dans son fauteuil de bois, et réfléchissant. C’est que la récolte avait été mauvaise deux fois de suite, qu’il avait dû vendre une partie de ses orangers. Au lieu de l’aisance, c’était la gêne installée à son foyer.
Ceux qui avaient acheté ces orangers s’appelaient les Malinac et étaient détestés de tout le village. Personne ne les aimait, à cause de leur avarice ; et l’on disait que le père Malinac, un vieillard aux petits yeux jaunes et au teint recuit par la bile, possédait, enfouie dans son verger, une cruche pleine de louis d’or.
Quoi qu’il en fût, chaque fois qu’un de ses voisins se trouvait dans le besoin, et était obligé de vendre son bien, Malinac l’achetait ; et il était parvenu à posséder les deux tiers des orangers du village.
Huguette fut triste d’avoir la moitié de ses chers arbres à soigner ; et souvent, comme elle terminait sa tâche bien plus tôt qu’autrefois, elle allait errer mélancoliquement dans la montagne.
Son père lui avait pourtant recommandé de n’en rien faire ; car vers les sommets stériles de l’Alpe habitaient encore, dans les ruines des tours autrefois construites par les Sarrasins, des familles de zingari vagabonds, rétameurs et diseurs de bonne aventure, qui auraient été, pour la jeune fille, une mauvaise rencontre.
Un après-midi que la chaleur était plus accablante que d’ordinaire, Huguette, après avoir fini son travail, mit sur sa tête sa corbeille, maintenant bien plus légère. Mais au lieu de regagner directement le village, elle prit par un sentier bordé de bruyères, de genévriers et de lentisques, pour se rendre jusqu’à une source qu’elle connaissait, un peu plus loin.
Quand elle arriva devant la fontaine, elle s’aperçut que le souffle desséchant du mistral l’avait tarie : l’eau avait fui dans les pierrailles. La jeune fille en fut contrariée.
Elle se disposait à regagner la maison, quand elle vit surgir d’un buisson une vieille femme, aussi maigre et aussi jaune qu’un squelette. Elle était couverte de haillons ; et au bas de sa robe, en guise de volants, se trouvaient disposées, à intervalles égaux, une quantité de petites poupées bizarrement habillées. Un mouchoir à grands dessins sur fond orangé, recouvrait à demi son visage, dont la peau était aussi tannée que du maroquin du Levant. Avec son nez crochu, ses petits yeux d’oiseau de proie, qui rayonnaient dans leur orbite comme deux brasiers au fond d’une caverne, cette vieille parut à Huguette assez effrayante. Pourtant, elle avait l’air si décrépit, ses longues mains étaient si maigres et si osseuses qu’on lui eût donné plus de cent ans, et que la jeune fille eut pitié d’elle.
Comme la vieille femme demandait l’aumône, Huguette se trouva fort embarrassée : elle n’avait pas un liard dans ses poches. Après y avoir rêvé un moment, elle ne trouva rien autre chose à offrir que ses oranges ; et elle tendit sa corbeille, en s’excusant de son mieux, avec un gentil sourire.
La vieille sourit aussi, montrant une bouche hideuse, dont les gencives dévastées ne portaient plus que quelques chicots noirs.
Après avoir sucé avidement deux oranges, la vieille proposa à Huguette de lui dire la bonne aventure. La jeune fille, effrayée, n’osa refuser, car elle voyait bien qu’elle se trouvait en présence d’une bohémienne des ruines, ou d’une des fées que l’on disait hanter les sommets les plus sauvages de la montagne.
Elle tendit donc sa petite main en tremblant ; et la vieille la prit, dans ses longues pattes sèches, qui portaient des ongles aussi longs et aussi recourbés que les griffes d’un vautour.
« Il y a bien des malheurs dans ta destinée, dit-elle en hochant la tête ; mais si tu continues à être sage, ils ne dureront pas longtemps, et tu seras plus heureuse que tu n’aurais osé l’espérer… Je vois, dans ton jeu, un beau jeune homme… Mais, je ne puis t’en dire davantage… »
Et la vieille, ayant ramassé, dans l’herbe, une grande canne de buis sur laquelle elle s’appuyait, fit une pirouette, et disparut à travers les halliers si rapidement qu’Huguette demeura persuadée qu’elle s’était évanouie en fumée.
Le soir, en rentrant, elle était toute songeuse. Elle n’osa pas raconter à son père la rencontre qu’elle avait faite, car elle craignait une réprimande. Mais ce qui la préoccupait surtout, c’était la prédiction de la vieille. Elle se demandait de quel beau jeune homme il s’agissait.
Elle n’en connaissait qu’un qui lui montrât quelque galanterie ; et c’était bien le dernier qu’elle eût pu prendre pour mari, puisque c’était le beau Romain Malinac.
Huguette savait que jamais son père n’eût consenti à la marier au fils d’un homme qui l’avait presque ruiné, en achetant ses orangers la moitié de leur valeur. D’un autre côté, jamais le vieil avare n’eût voulu que son fils épousât une fille sans fortune. Aussi, quand Romain rencontrait Huguette et lui souriait, détournait-elle la tête en rougissant, toute contrariée.
Romain était grand et bien fait. Il n’avait aucun des défauts du vieux Malinac. Il était aussi généreux que son père était avare, et aussi compatissant qu’il était cruel.
« Quel dommage, se disait naïvement Huguette, que ce beau jeune homme n’ait pas un autre père ! »
La pauvrette ne s’apercevait pas qu’elle l’aimait déjà.
Romain, qui était obstiné dans ses idées, se promettait bien d’en arriver à ses fins. Mais il ne savait comment s’y prendre ; car il fallait qu’il eût d’abord conquis l’amour de la jeune fille, avant de triompher des résistances paternelles. Il avait beau rôder autour d’elle, la suivre sournoisement dès qu’elle s’écartait du village, il n’arrivait pas à trouver l’occasion favorable.
Enfin, un jour qu’il s’était coulé derrière de gros orangers, et qu’il regardait Huguette hausser ses beaux bras blancs vers les fruits d’or, et un jour qu’il l’entendait pousser de grands soupirs, car elle se croyait seule et se lamentait sur son malheur, elle poussa soudainement un cri de frayeur… Une grosse vipère à tête plate, le dos rayé de bandes orangées, venait de surgir du sol calciné par le soleil, à deux pas de la jeune fille.
Romain s’élança, fit battre en retraite, par sa seule présence, la bête malfaisante, et prit dans ses bras la jeune fille pâle d’effroi, dont il sentait, en la serrant contre lui, le cœur palpiter à grands coups.
« Ah !… Sans vous, j’aurais été piquée par le serpent ! » dit-elle enfin, quand elle se fut un peu remise de son émotion.
Romain ne laissa pas échapper une occasion si précieuse.
« Vous pouvez me sauver la vie à votre tour, gentille Huguette… Auriez-vous de la répugnance à m’accorder votre main ?
– Hélas ! non ; mais mon père ne voudra jamais y consentir, puisque le vôtre nous a pris nos orangers.
– Eh ! qu’importent les orangers, s’écria passionnément Romain… Vous en aurez bien d’autres en devenant ma femme… Que mon père y consente, c’est une chose faite… Tâchez de décider le vôtre. »
Pour la première fois depuis bien longtemps, Huguette fut heureuse. Elle promit à Romain de faire tout ce qu’elle pourrait pour fléchir son père ; et, de son côté, il s’engagea à faire céder les résistances du vieil avare.
Mais, le soir, quand Huguet apprit, de la bouche de sa fille, ce qu’on demandait de lui, il entra dans une colère épouvantable.
« Dussé-je vendre, s’écria-t-il, jusqu’au dernier de mes orangers, et vivre comme un gueux par les chemins, tu ne seras jamais, moi vivant, la femme du fils de ce scélérat. »
Romain ne fut pas plus heureux près de son père, qui lui défendit de reparler jamais d’une alliance aussi peu avantageuse, avec la fille d’un homme déjà à demi ruiné.
« Mais qui l’a ruiné ? répliqua Romain, irrité… si ce n’est vous !
– Il s’est ruiné lui-même par son insouciance et sa paresse. Il s’est trop laissé vivre, au lieu de travailler du matin au soir, comme je fais !
– Peut-être… Mais vous avez profité de cette insouciance.
– Je te défends de me parler ainsi, s’écria l’avare… Si tu recommences, je te déshérite et te chasse de ma présence. Je ne veux pas d’un fils qui fasse profiter la première pauvresse venue du bien que j’ai si péniblement amassé. »
Romain comprit qu’il ne fallait pas insister. Le lendemain, tout désolé, il raconta à Huguette, aussi affligée que lui, ce qui s’était passé. La jeune fille avait les larmes aux yeux.
« Il ne faut point vous désoler, ma belle amie, lui dit-il… Je vous conjure seulement d’avoir un peu de patience… Je trouverai le moyen de vaincre toutes les difficultés. »
Comme Romain avait grand besoin de courage, Huguette ne put se défendre de lui accorder un baiser ou deux. Les amoureux se quittèrent un peu consolés. Mais ils eurent beau faire, leurs ruses n’arrivèrent pas à triompher de la rancune de Huguet et de l’avarice de Malinac.
Bien plus, il se produisit, quelque mois après, un événement qui devait élever, entre les jeunes gens, un obstacle infranchissable. Le vieil Huguet, que le malheur semblait poursuivre, eut, encore une fois, de mauvaises récoltes. Il n’était pas éloigné de croire qu’on avait jeté un sort sur son plant, car tous ses voisins eurent une année magnifique.
Cette fois, la gêne fit place à la misère. Les derniers orangers furent vendus et accrurent le domaine de Malinac. Huguette se vit forcée d’aller, avec les plus pauvres du village, travailler pour le compte d’autrui. Romain et son père ne se parlaient plus qu’à de rares intervalles.
« Tu me remercieras plus tard, avait dit l’avare à son fils. Je suis plus raisonnable que toi ; tu t’en apercevras un jour. »
Le jeune homme gardait un silence farouche, et n’avait de consolation qu’en voyant que son amie lui demeurait fidèle, en dépit de tout.
Huguette, aussi, était la proie d’une tristesse mortelle. De même qu’autrefois, elle allait errer dans la montagne, choisissant les endroits les plus sauvages et les plus écartés pour y pleurer et y rêver à son aise. Un jour, le hasard l’amena à l’endroit où une vieille bohémienne lui avait prédit qu’elle serait heureuse. Comme il y avait eu, la veille, un grand orage, l’eau débordait de la fontaine. Huguette se désaltéra et s’assit, pour se reposer.
« Cette vieille m’a menti, ne put-elle s’empêcher de dire tout haut… Elle m’avait promis le bonheur… Elle s’est moquée de moi.
– Tu es bien impatiente, » répondit, derrière elle, une voix chevrotante.
Huguette se retourna et aperçut avec effroi la bohémienne. Elle lui parut encore plus décrépite que la première fois. Cependant, elle n’avait point l’air irrité, et sa bouche édentée grimaçait un sourire. Autour de son bras, aussi brun que celui d’une momie, s’enroulait une couleuvre apprivoisée.
« N’aie pas peur, dit la vieille à Huguette ; elle ne te fera pas mal… Tu ne la reconnais pas ?… C’est grâce à elle que tu as fait connaissance de ton fiancé.
– Mon fiancé, fit Huguette avec amertume, il ne le sera jamais… Nos parents s’opposent à cette union.
– Il y a peut-être un moyen d’arranger tout cela, ricana la vieille… Je ne suis pas une personne ordinaire. Mon grand âge et ma science me donnent le moyen de résoudre bien des difficultés… Mais, ajouta-t-elle, avant tout, j’ai une dette à acquitter… Tu m’as donné deux oranges ; en voici deux… Tu auras soin de ne les ouvrir qu’une fois rentrée chez ton père ; et peut-être te donneront-elles le moyen d’épouser celui que tu aimes. »
Quoique incrédule, la jeune fille prit les oranges, et regagna la maison. Mais quelle ne fut pas sa surprise, en enlevant l’écorce des beaux fruits, de s’apercevoir qu’ils étaient pleins de louis d’or !
Le père Huguet, accouru aux cris de sa fille, fut émerveillé. Il y avait, dans une seule orange, de quoi acheter tous les orangers du village.
« Le père de Romain ne me refusera plus comme belle-fille, » s’écria joyeusement Huguette.
Huguet était si heureux qu’il n’eut pas le courage de prendre sa grosse voix et de recommencer ses récriminations coutumières.
Quant au vieux Malinac, il ne fit pas attendre son consentement et tâcha de se se faire pardonner, par mille politesses, sa dureté d’autrefois.
Romain put donc conduire à l’église du village Huguette, radieuse de beauté et de bonheur, et couronnée de fleurs d’oranger.
Toutes les recherches que firent les jeunes époux pour retrouver la charitable vieille et la remercier, furent inutiles. Les anciens du pays, consultés, déclarèrent qu’Huguette n’avait pu avoir affaire qu’à la bonne fée Gertraude, protectrice des orangers, et qui, au dire des légendes, habitait depuis plusieurs siècles les sommets de la montagne.
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☞ Sous le pseudonyme de Jean Duplex, in Les Romans inédits, quatrième série, n° 142, 1899