C’était l’heure aimable du cercle, celle qui précède le dîner, un des rares moments où l’on cause encore ; un arrêt dans la hâte et la fièvre de Paris. Malgré les chauds apports du calorifère, un feu vif, aux pétillements vieillots, fringuait dans la cheminée. Ils allumèrent leurs cigares, avec le souvenir du grand âtre où séchaient leurs membres las, les soirs de chasse, et peut-être le fugitif regret de la pipe courte qui défatigue si bien, fumée dans une somnolence rêveuse après les randonnées dans le bois.
Et M. de Saint-Mégrin dit :
« On ne parle plus que de fantômes et d’apparitions depuis quelque temps, dans les journaux.
– C’est, observa le marquis de Mesmes, une crise qui revient assez périodiquement, dans les sept ou dix ans – le calcul exact serait curieux à établir – ; les hommes ont besoin de s’effrayer avec des aventures surnaturelles, comme des enfants qui se font conter des histoires de brigands. »
Mais James Forster riait doucement :
« Dans mon pays d’Écosse, lança-t-il, on croit encore aux fées des lacs, aux nains des cavernes et aux esprits des vieilles pierres. Moi qui vous parle, j’ai causé bien longtemps avec un être invisible dont je ne connaissais ni le visage, ni le nom ; j’ai vu se dérouler devant moi des scènes de l’impalpable avec la netteté même de la vie. »
Ils se récrièrent :
« Mon cher, c’est là-bas, aux Hogues, quand le civet de la mère Lecoin est en retard, qu’il faut nous raconter ça ; mais ici, à deux pas des boulevards !… »
James souriait, énigmatique de plus en plus.
« Mais c’est très réellement que ces deux choses me sont arrivées. Voici comment, au reste. J’habitais, vers Passy, un très vieux pavillon qui, par chance, s’étant trouvé dans un lot de parc oublié par les entrepreneurs, s’abritait encore sous les arbres. Je travaillais beaucoup dans ce temps-là, sans prendre de distractions, tout à mon livre sur les antiquités égyptiennes du Bahr-el-Bab.
Un soir, vers minuit, l’heure des spectres, sur un signal, je fus averti qu’une communication allait m’être faite et d’écouter attentivement. Bientôt, une voix se formula dans mon oreille, une voix d’une douceur infinie, d’un timbre délicat et tendre. « Qui est-ce ? » demandai-je. On me répondit par un éclat de rire. Un peu ému, je poursuivis la conversation, m’efforçant de soulever l’incognito de l’être invisible. Il paraissait s’amuser beaucoup de ma curiosité, mais tout d’un coup, sur une insistance plus vive de ma part, la voix disparut, et je me retrouvai seul dans ma nuit, désappointé et un peu furieux. Le lendemain, à la même heure, même appel, même voix qui retentit ; une causerie pareille s’engagea. Mon interlocutrice, – car ce verbe mystérieux était féminin, à n’en pas douter, – mon interlocutrice avait beaucoup d’esprit, une certaine hardiesse de parole. Elle m’intriguait, positivement, comme autrefois les dominos inquiétaient les jobards au bal de l’Opéra. J’enrageais de ne pas pouvoir soulever ce masque d’ombre, cette invisibilité parlante. Je crois aussi que j’étais presque amoureux, car la voix était jolie, jolie à faire damner un saint.
Cela dura quinze jours, au bout desquels le signal cessa de se faire entendre, et j’attendis en vain désormais. Ce fut un chagrin, une déception ; j’en souffris comme d’une rupture d’amour.
« Eh bien ! s’écria Saint-Mégrin, qu’est-ce que c’était ? Vous n’avez jamais su ? Et l’autre histoire ? »
*
« L’autre histoire est plus tragique. Mon frère Harry était en ce temps-là dans l’Inde, au fond du Pendjab, dans une province très reculée où le télégraphe ne fonctionnait pas encore et d’où les lettres arrivaient avec des retards considérables. Un jour, c’était pendant la nuit de Noël, – nous étions à ce moment-là en Écosse, – un vieux petit homme se présenta à la porte du château, offrant de faire des tours et de montrer la lanterne magique pour amuser les enfants. Il circule encore pas mal de ces vagabonds dans notre pays et leur existence rappelle assez précisément celle des anciens « jongleurs » qui s’en allaient ainsi de demeure en demeure se faire payer l’hospitalité par le plaisir qu’ils donnaient. On fit quelques difficultés pour admettre celui-là ; les gens sont superstitieux dans le royaume du Chardon et prennent volontiers ces malheureux pour des sorciers ou des jeteurs de sorts ; mais les petits supplièrent et on livra au bonhomme et à ses aides la grande salle basse du rez-de-chaussée.
Il nous fit d’abord tous ses boniments habituels, accompagnés de « lectures de la pensée, » de « transmission de la volonté » ; il savait influencer à distance, à l’aide de fluide, disait-il, le fléau d’une balance ou faire apparaître des caractères lumineux au plafond de la pièce. Enfin, il annonça son numéro sensationnel sous ce titre qui, malgré moi, me fit tressaillir : Les Événements de l’Inde ; au Pendjab.
Dans l’obscurité profonde, nous vîmes alors se dérouler la vie elle-même. D’abord, c’étaient des cavaliers hindous qui apparaissaient à cheval, dans une charge furieuse qu’on croyait ruée sur nous et qui s’évanouissait au moment où nous faisions un mouvement pour fuir ; puis se montrèrent les indigènes égaillés dans la brousse, guettant un train qui passait, tirant sur les wagons. On voyait pétiller les coups et le railway fuir avec ses vitres brisées. Ensuite, les troupes anglaises défilèrent en ordre, prenant position pour le combat. Divers épisodes d’une bataille se dessinèrent avec une précision merveilleuse et nous comprîmes à la scène suivante que les indigènes étaient vainqueurs. Ils se partageaient le butin à la lumière de grandes flammes d’incendie. Alors, des prisonniers enchaînés furent conduits devant celui qui paraissait le chef ; soudain, je poussai un cri d’angoisse. Parmi ces captifs, je venais de reconnaître Harry, mon frère. Mais la vision était hachée en cet instant ; brusquement, le tableau changea encore et je vis Harry et les autres en rang, devant un mur, en face d’eux une rangée de cipayes, des fusils qui s’abaissent, la fumée des détonations qui s’élève… Effrayé, je bondis, je me précipite pour défendre Harry, pour arrêter les bourreaux… Tout retombe dans l’obscurité et ma main ne frappe qu’une bande sèche de calicot…
– Eh bien ! demandait M. de Saint-Mesmes, voyant Harry s’arrêter, trop ému pour continuer. Eh bien ? Dans les deux cas, vous aviez rêvé, n’est-ce pas ? car enfin, ce surnaturel…
– Ce surnaturel, mon cher marquis, il s’appelle d’abord le téléphone, car la jolie voix qui me parlait dans l’invisible était celle d’une abonnée gamine ou oisive, s’amusant ainsi à lancer au hasard l’appel d’un numéro pour intriguer quelque benêt comme moi. L’autre fait est tout simplement un phénomène de cinématographie. Notre faiseur de tour tenait d’un reporter une série de clichés successifs, reproduisant les divers événements, auxquels il avait assisté, d’une de ces innombrables insurrections qui se produisent souvent dans notre empire des Indes. Il nous avait offert cette horrible primeur.
Le lendemain, les courriers arrivaient avec un retard d’un mois sur le paquebot, et nous apprenions la mort d’Harry. Mais ne suis-je pas autorisé à dire, après cela, que sans l’intervention d’aucun surnaturel, j’ai entendu l’invisible et vu l’impalpable ? »
*
On les appelait pour un bridge ; les amis s’assirent et commencèrent à distribuer les cartes.
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(François de Nion, in L’Auto, septième année, n° 1920, jeudi 18 janvier 1906 ; Adelaide Claxton, « The Lady Ghost, » huile sur toile, 1876)