On ne distinguait rien ; les ténèbres étaient si denses qu’elles semblaient lourdes et je faisais le geste de les écarter, comme si la nuit déployait sur la mer un large rideau de velours indigo. Nous restâmes longtemps dans cette solitude angoissante et bruissante. L’anxiété commençait involontairement à scander les minutes, quand tout à coup le pêcheur me dit :
« Voyez, monsieur, v’là la Clarté qui s’éveille !
– Où ça, vieux père ?
– Fixez bien la côte et vous verrez, là… »
Je portai toute mon attention sur le point désigné. En effet, au bout de quelques secondes, il me sembla distinguer une faible lueur, une infime clarté blanche si imperceptible qu’elle pouvait sembler illusoire.
Nous mîmes aussitôt le cap dans sa direction. Chose curieuse, au fur et à mesure que nous avancions, cette flamme se précisait. Ce que j’avais pu prendre un moment pour une hallucination était donc réel. Je ne pouvais détacher mes yeux du petit point lumineux.
« Vous voyez, monsieur, comme madame la Vierge est bonne ; elle sait que ce coin de la côte est dangereux. Jamais, depuis le sauvetage du vaisseau de M. le chevalier du Quistillic, qui eut lieu il y a cinq cents ans, une barque de pêche n’a sombré en ces eaux protégées de Dieu.
– Vous avez prononcé le nom de Quistillic ?
– Oui, le chevalier, un hardi capitaine, fils cadet d’un riche et puissant comte des environs.
– A-t-il des descendants ?
– M. le recteur vous le dira mieux que moi. Dame, on ne sait que ce qu’on a appris, et ces histoires, c’est ma mère qui me les contées, qui les tenait elle-même de son père. Depuis des siècles, elles courent de bouche à oreille dans le pays. Les curés, c’est si près du Bon Dieu et de nos seigneurs que ça connaît des secrets et des choses plus que quiconque. »
Je sentis très bien que le pêcheur ne voulait pas m’en dire plus long. Nous entrions justement dans les parages dangereux et la lumière que je n’avais pas quittée des yeux brillait toujours.
« Mais pourquoi diable n’a-t-on jamais fait bâtir un phare au lieu de fatiguer la bonne Vierge avec ces miracles incessants ?
– Il ne faut pas dire comme cela, monsieur, me répondit le père Mathieu d’une voix rude. Madame la Vierge ne cesse d’aimer les Bretons, et jamais il n’y aura de phare sur cette côte tant qu’il y aura un Breton pour la prier. »
J’avais été maladroit et je me tus, honteux de moi-même. Un quart d’heure plus tard, nous abordions et je vis s’éteindre alors la clarté blanche au sommet du village.
Je vécus les jours suivants comme dans un songe. Le paysage, le ciel, l’atmosphère du pays breton s’infiltraient en moi lentement, jusqu’à me faire admettre comme normaux et même essentiels les nombreuses superstitions et les mystères qui m’entouraient.
*
Cependant, j’allai rendre visite au recteur, poussé par une curiosité irraisonnée. Il connaissait la légende du vaisseau en détresse et avait entendu parler de cette vieille famille dans la région.
« Vous trouverez sans aucun doute ce que vous cherchez dans les archives de l’évêché, » me dit-il.
Je ne pus m’empêcher d’insister :
« N’avez-vous jamais rencontré vous-même un Quistillic durant votre apostolat ? »
Le recteur hésita.
« Mon prédécesseur m’a confié avec assez de crainte la fin tragique d’un espèce d’original ou de fou. On l’appelait Yannik le Teur. Il aimait à répéter : « Je suis le sire du Quistillic. » De quoi tout le monde s’amusait, car il ne semblait pas avoir toute sa raison. Son habillement était grotesque. Il portait au travers du corps un large ruban de moire bleue devenu une loque souillée, un gilet de velours usé jusqu’à la toile et des « bragoubras » en haillons sur des mollets squelettiques. Toujours nu-pieds, il paradait sur la lande et dans les chemins creux, une vieille rapière au côté. Étrange vieillard à la figure austère qu’une barbe blanche auréolait de majesté, mais ses yeux trop vifs et mobiles créaient un sentiment de malaise. Il effrayait, paraît-il, les enfants et les gens le tenaient pour sorcier, quoiqu’il fût bien poli. On se moquait de lui, l’appelait par dérision « l’Écuyer. » Des colères folles le prenaient alors, qu’il exhalait en langue bretonne. Mon saint ami aurait voulu l’approcher pour le mieux connaître. Mais dès qu’on tentait de l’apprivoiser, comme un animal sauvage, il s’enfuyait en grondant. Il vivait de braconnage, de pêche et du produit d’un jardinet.
« Il était donc propriétaire en cet endroit ? Drôle de gueux !
– Oui ! drôle de gueux. Personne ne sut rien de lui que ce qu’il en disait.
– Où se trouve son domaine ?
– Oh ! domaine… Dites une maison et quelques hectares en friche. Vous la verrez en descendant vers la grève, à gauche de la route, dans un bouquet d’arbres. C’est la « Maison du Pendu. »
– La « Maison du Pendu » ?
– Je n’ai pas terminé, et c’est la fin de l’histoire qui désespéra mon ami. Il me la conta avec une réelle tristesse, une de ces tristesses comme nous autres seuls, prêtres, pouvons en éprouver en considérant la perte d’une âme. Un dimanche, personne ne vit l’Écuyer sur la lande, sa rapière battant ses mollets de coq. Personne n’y prêta attention. Le dimanche suivant, dans les conversations, on s’inquiéta de l’original. Quelques hommes allèrent jusqu’à sa demeure et l’y trouvèrent pendu.
– Se préoccupa-t-on de savoir pourquoi ?
– L’enquête n’aboutit à rien. Les raisons de ce suicide restent aussi obscures que la vie de ce fou.
– N’avait-il pas d’héritiers ? Car je suppose que son petit domaine passa à d’autres mains ?
– Certes, le notaire du chef-lieu lui en chercha. Il n’en trouva aucun. Pas de testament. Donc, le domaine revint à la commune. Triste cadeau du diable ! Le premier propriétaire s’est enfui, le second est devenu fou ; personne désormais ne veut habiter sous ce toit hanté.
– Hanté par quoi ?
– Par des esprits mauvais, pardi ! Si vous y couchiez, mon bon monsieur, vous n’y pourriez dormir trois jours de suite sans avoir vos cheveux blanchis par l’effroi. Il paraît… Mais ce n’est pas à moi, un prêtre, à vous parler de ce sujet. J’ai tout fait, j’ai exorcisé cette demeure : les diables y sont encore. J’avoue que j’incline à croire fermement avec mes paroissiens à la présence maléfique…
– De l’ombre de Yannik le Teur ? »
Le recteur se tut, comme gêné de la conclusion à laquelle il ne voulait pas aboutir.
Une fois seul et rêvant de cette histoire, je résolus de questionner le notaire au chef-lieu voisin et de coucher dans la « Maison du Pendu. »
« Êtes-vous sûr que ce Yannik-Jean-Marie le Teur avait droit au titre d’écuyer et pouvait descendre d’une branche apparentée à la maison des Quistillic ?
– Voici l’acte qui l’institue héritier de cette famille. Quant à son titre d’écuyer, il existe sur un acte de naissance que j’ai eu entre les mains.
– Mais d’où venait cet étrange personnage ?
– Du Morbihan, où il vivait d’une petite retraite d’officier de marine, pauvre par sa prodigalité, dépensant et donnant sans souci. Il me parut d’une extrême sensibilité et souffrant en vérité d’un mal moral plus que physique. Enfin, il a entraîné avec lui le mystère de sa race et de son chagrin.
– Étrange secret, et que j’aimerais connaître.
– N’est-ce pas sacrilège, jeune homme ? Une tombe est sacrée, » conclut le notaire avec gravité…
*
La « Maison du Pendu, » délaissée par son dernier propriétaire, avait tout l’aspect d’une paisible ferme au toit d’ardoise enfouie dans un charmant bosquet. Alentour, hormis le petit jardinet en friche, la lande. Et dans la lande, des rochers, des menhirs. La falaise et la mer, au bout. Rien d’étrange à tout cela.
Ayant résolu, par défi, de passer quelques nuits dans cette demeure tragique, je ne cache pas que j’y entrai avec quelque appréhension, après avoir poussé une porte grinçante. Les fenêtres n’avaient plus de carreaux. J’ouvris les volets et le spectacle que je découvris à la lumière ne laissa pas de me séduire. J’y voyais, traduit par l’étalage hétéroclite des meubles et des objets de toutes sortes, le caractère fantasque du défunt personnage. On sentait bien qu’une autre main avait essayé de mettre de l’ordre dans ce fatras, mais le portrait d’un seigneur du temps de Louis XIII voisinait sur le mur avec une assiette cassée, un pistolet menaçait un pot de terre et un sablier avait cessé de mesurer le temps sur un bahut armorié. Partout, des toiles d’araignées. Dans un coin, un peu de paille sur un grabat. Plus loin, une petite commode moderne chargée d’une jatte à lait vide. Tout cela sale, poussiéreux, le sol jonché de détritus.
Je passai une partie de la journée à fouiller mon nouveau gîte, sans trouver rien qui pût m’éclairer sur la vie de l’écuyer. Les dernières paroles du vieux notaire ne sortaient pas de ma mémoire. « Une tombe est sacrée. » Mais l’attrait exercé sur mon imagination par cette aventure était singulier et complexe. Enfin, il me manquait de connaître ma réaction devant un fantôme, si tant est qu’il y en eût.
J’attendis la nuit avec patience. Elle vint. La lune était à son déclin, éclairant la demeure d’une lointaine luminosité. J’avais à peine étendu mon corps sur le grabat qu’un bruit me parvint, continu, indéchiffrable. C’était un frôlement long d’étoffes et de matières rudes sur les murs et sur les planchers, semblant provenir de la pièce voisine. Je me levai aussitôt, mais le silence se fit alors que j’allumais ma lampe électrique.
Dès que je fus de nouveau couché, le bruit se renouvela plus distinctement. Dix fois je me levai, et dix fois le silence se rétablit. De mon grabat seulement, je pouvais ouïr l’étrange froissement, le bizarre frôlement. Au fur et à mesure que l’heure avançait, la pièce s’emplissait d’une sourde rumeur. C’étaient des pas légers, des chuchotements, des glissements, d’invisibles présences.
Peu à peu, mon oreille, s’habituant aux plus faibles sons, gagna en sensibilité. Elle me traduisait, à un diapason plus aigu, les vibrations qui animaient l’air. Bientôt, ce fut un véritable vacarme. Une timbale tomba sur le sol avec fracas, les volets battirent sans qu’il y eût un souffle de vent, jetant tour à tour la lune et les ténèbres dans la chambre ; des poutres de bois grincèrent, d’invisibles ongles grattèrent les murs, des pas ouatés marchèrent sur le toit…
J’avais l’impression qu’une foule de gens m’entouraient. Je sentis sur mon visage le vent que déplace un corps au passage. La paille du grabat crissa sous un contact réel. Je ne pouvais bouger, figé par l’effroi. La peur de toucher quelque chose de froid, de sépulcral, paralysait mes doigts. On avait raison de dire cette maison hantée. Je recevais maintenant au visage le souffle d’un être penché sur moi et je compris, plus que je n’entendis :
« Que fais-tu là ? Que viens-tu faire ici ? »
Pris de terreur, j’étendis les bras en criant : « Non, non ! » et mes mains se prirent dans un écheveau de choses fluides, glaciales. Je voulus me lever et n’y parvins pas. Je luttais dans l’effroi contre ce qui m’écrasait et me glaçait, avant de m’abandonner, exténué, à bout de forces.
Alors, dans un souffle imperceptible, un ordre vint clairement :
« Tu reviendras ici dans une nuit sans lune. »
Je sentis l’étreinte se desserrer et mon corps fut léger comme il ne l’avait jamais été. Sans réflexion, comme un fou, comme un dormeur sort d’un cauchemar, je bondis de ma couche et courus dans la lande, jusqu’à la falaise.
*
Le lendemain, les habitants, au courant de mon audace, me virent la mine défaite, les yeux hagards, et dirent d’un air narquois :
« Alors, monsieur, vous avez passé une bonne nuit ?
– J’irai coucher ce soir encore dans la maison, affirmai-je crânement, au café du village, en absorbant un grand verre d’alcool. Les fantômes n’auront pas raison de moi. »
Les verres restèrent suspendus dans les grosses mains calleuses ; les femmes se figèrent et firent le signe de la croix.
La nuit revenue, je repris le chemin de la lande, non sans avoir acheté au bourg voisin un puissant somnifère.
La grande pièce était dans le désordre où je l’avais laissée, les volets fermés, la timbale par terre. Rien ne semblait avoir troublé le silence d’une demeure paisible. Ce calme me redonna confiance. J’avalai plusieurs cachets dans un peu d’eau, m’étendis sur le grabat et ouvris un livre en attendant le sommeil factice qui ne tarderait pas à s’appesantir sur moi. Mes yeux, au bout de quelques instants, se fermèrent, et avec eux le monde extérieur s’évanouit.
Que se passa-t-il durant mon inconscience ? Je ne sais. Je fus éveillé, il me semble, par une sensation de froid. Je voulus me lever, mais mes membres me faisaient souffrir. Quelle ne fut pas ma surprise, tandis que je reprenais peu à peu mes esprits, de m’apercevoir que j’étais sur une grève, entre des rochers ; et la fraîcheur ressentie provenait de la vague qui me baignait les pieds ! Que faisais-je dans cette petite crique inconnue, m’étant endormi, il m’en souvenait fort bien, dans la « Maison du Pendu » ? Qui m’avait transporté jusqu’au rivage, et où étais-je ?
Je me mis avec peine debout, en proie à mille douleurs. J’étais courbatu, meurtri, et ma chemise était déchirée. La falaise, abrupte de toutes parts, n’offrait aucune issue. Je compris d’un coup d’œil que les flots en atteindraient bientôt la paroi. J’étais donc prisonnier et voué à la mort. Devant le péril, je ne m’attardai pas. Il s’agissait d’en sortir.
Après maintes recherches, je trouvai, en me jetant à la nage entre les rochers, une issue vers la grève voisine. Là, je me sentis en sécurité et atteignis, non sans difficulté, le sommet de la falaise. Je fis deux lieues à pied avant de rencontrer une ferme où une femme me donna du pain et du cidre. Elle ne me cacha pas son étonnement quand je lui parlai du village de la Clarté.
« Mais ce village, mon bon monsieur, est à vingt kilomètres d’ici ! »
Je dissimulai ma stupeur et cachai les étranges circonstances de mon déplacement. Elle m’eût pris pour un fou, et moi-même je croyais rêver.
Il était trois heures de l’après-midi. J’avais donc dormi vingt heures consécutives et parcouru vingt kilomètres en dormant. Des points d’interrogation se heurtaient dans mon pauvre crâne au risque de le briser. Vingt kilomètres en dormant ? Ou bien – et cela, je n’osais l’imaginer : « On » m’avait porté jusque-là. La nuit fantastique revenait à ma pensée et tout m’inclinait à trouver probable ce que toute logique disait impossible.
Enfin, le résultat était là ; je me trouvais, par un miracle, dans un lieu inconnu et très éloigné du point d’où j’avais été… projeté, et mes meurtrissures étaient aussi une réalité.
Je repris la route et fis les vingt kilomètres. Assoiffé par le somnifère, je bus à toutes les auberges rencontrées. À la Clarté, rompu, je tombai sur mon lit, cette fois.
Je fus tiré de ce sommeil réparateur par un ordre intérieur impérieux. Il était une heure du matin. Les mêmes mots fantomatiques murmuraient à ma mémoire : « Tu reviendras ici dans une nuit sans lune. »
Je sortis. La nuit était noire. Je me dirigeai automatiquement vers la maison de Yannik le Pendu. Les sortilèges dont j’avais été victime les nuits précédentes m’avaient trop impressionné pour oser pénétrer à l’intérieur du logis. Je restai donc dehors et attendis. Je ne raisonnais pas, ne posais pas de questions ; j’étais là, de corps, et inconscient de ce que j’y faisais. Ma volonté était ailleurs.
Enfin, dans le silence de la nuit noire, un sourd grincement vint de la maison. Une forme phosphorescente apparut et le souffle glacé de l’avant-veille m’immobilisa dans la terreur.
Cette forme à laquelle je ne découvrais aucun visage, aucun contour précis, avançait vers moi jusqu’à m’inonder entièrement d’elle. C’était une vapeur vaguement lumineuse. Elle m’enveloppait, me pénétrait, s’absorbait en moi. Alors, je ne me sentis plus seul. Une énergie nouvelle anima mon corps, m’exalta. Ma vue gagna en acuité ; j’entendis mieux, mes forces se décuplèrent ; mes pensées gagnèrent en clarté, en beauté, et chaque sensation de la brise marine sur ma peau, le moindre frôlement d’herbe, les bruits divers de la nuit, la vue du ciel étoilé me comblaient de délices. Ah ! j’ai vécu, si cela s’appelle vivre, des joies véritablement célestes !
J’allais, j’allais dans un monde épuré, mené par une force irrésistible, sur un chemin facile à suivre. Un chien, près des premières maisons du village, aboya furieusement à mon approche, mais soudain il fit entendre un son rauque, apeuré, et s’enfuit dans les ténèbres en hurlant lugubrement. Je me mis à rire à haute voix.
Un homme, d’un premier étage, ouvrit sa fenêtre, sans doute éveillé par les hurlements de l’animal. À ma vue, il poussa un cri et referma brutalement les volets.
Au fur et à mesure que j’avançais, il me semblait que je voyais mieux mon corps dans la nuit. Je regardai mes mains et les vis très nettement phosphorescentes. Cela me parut naturel. Je connaissais une allégresse telle, une telle puissance que l’impossible m’aurait surpris.
J’atteignis enfin l’église, gravis l’escalier qui mène au clocher, et mon corps exprimait par degrés une luminosité plus forte. Quand je fus au haut du clocher, à la hauteur des cloches, j’éclairais l’espace environnant d’une lumière lunaire, et je me tournai vers la mer, comme un phare inconscient.
*
Sur le chemin du retour, ma phosphorescence diminua. L’hypersensibilité de mon être subsistait cependant et j’éprouvais encore des sensations délicieuses.
Soudain, à quelques pas de la demeure de feu l’écuyer, je ressentis une douleur violente, un déchirement de toutes mes fibres, et je vis se retirer de mon corps la vapeur lumineuse qui m’avait apporté tant de joies et fait accomplir tant de choses. Mes yeux s’obscurcirent, les sons furent moins distincts à mon ouïe et ma tactilité s’amoindrit. Mes pensées seules subsistèrent, assombries mais encore combattives.
L’énigmatique lumière entra dans la « Maison du Pendu, » parcourut lentement le court espace qui menait à la petite bibliothèque, sembla tourner sur elle-même et fut absorbée là, par le sol.
Avec son absence, les ténèbres furent plus denses ; j’allumai ma lampe électrique et fouillai le sol, mais je ne vis à cet endroit que la terre battue. Pris de fatigue, j’abandonnai toute recherche et allai m’étendre sur le grabat où je dormis profondément jusqu’au matin. Je n’avais plus lieu d’avoir peur ; j’étais adopté par le fantôme.
*
« Monsieur, je vous ai vu, cette nuit. Vous étiez tout en lumière et j’ai bien vite refermé les volets. Pour sûr, il y a de la sorcellerie là-dessous. Oh ! vous ne devriez pas aller vous mêler aux fantômes, monsieur ; ils sont redoutables et nous sommes de pauvres choses entre leurs mains. »
Mais je souriais au souvenir des heures radieuses que seul j’avais vécues.
« Pourquoi vous ai-je fait peur ? Étais-je donc si laid ?
– Oh ! non… hésita à répondre le pêcheur ; mais ce n’est pas naturel d’avoir des lumières en soi, et vous en aviez qui sortaient de tout vous-même. Vos yeux surtout étaient deux rayons qui voulaient fasciner. Vous n’aviez pas l’air méchant, mais vous vous détachiez dans le noir comme une apparition de l’autre monde.
– Oui, je comprends… je comprends… » répondis-je, perdu dans mon rêve.
Puis, me levant, et d’un ton brusque :
« Vous avez rêvé, père Mathieu ; j’ai passé ma nuit dans la demeure hantée et n’en ai pas bougé.
– Pourtant, monsieur…
– C’est un cauchemar que vous avez fait, je vous le dis ; rien de plus. »
Pour abréger, je payai mon écot et sortis du cabaret.
J’employai le reste de la journée à fouiller le coin où s’était évanoui mon vaporeux fantôme. À coups de pioche, je fis un trou profond et mis à jour une trappe. Une bonne demi-heure fut nécessaire à la soulever, tant elle était lourde et les gonds rouillés. Cette trappe s’ouvrait sur un escalier de pierre et une bouffée d’air humide me souffleta le visage.
Je descendis une quinzaine de marches et me trouvai dans un étroit couloir creusé dans le granit ; je le suivis. Il menait à une salle basse aux voûtes romanes. Un grand Christ en bois sculpté occupait le mur du fond. À la base du mur, au pied de la croix, se détachant en sombre sur les dalles de granit, une tombe. J’y déchiffrai à peu près ceci :
« Ci-gisent, éternellement liés dans leur amour et dans leurs vœux, par les bienfaits du ciel, très haute et très puissante dame Yvonne Guillemette, femme du très haut seigneur, chevalier du Quistillic et d’autres lieux, en leur manoir de la Clarté. »
Cette découverte me ravit. Un lieu s’établissait à travers les âges entre ces gisants et l’écuyer Yannik.
J’aperçus dans un coin un coffre ancien et, sur les murs, de chaque côté de la grille, deux portraits sombres, si enfumés qu’il était impossible d’en distinguer les traits.
J’ouvris le coffre et en sortis une vieille rapière, un cordon de l’ordre de Saint-Louis, une petite cassette de cuir. Je repris, avec mes trésors, le chemin souterrain qui menait à la maison de Yannik.
Quelle émotion de chercheur j’éprouvai en soulevant enfin le couvercle du vieux coffret !
Il y avait là des parchemins à demi effacés par le temps, un cachet armorié et une enveloppe cachetée.
J’allais rompre ce dernier pli quand mes yeux furent attirés par un manuscrit d’une très belle écriture gothique. C’était un chant de grâce à Mme Sainte-Anne pour son assistance miraculeuse à messire du Quistillic en danger de sombrer. Cantique qui s’achevait ainsi :
« Je m’engage avec mon époux à faire pénitence, à édifier une chapelle à l’endroit où vous le secourûtes et à indiquer chaque nuit de tempête, chaque nuit de grandes ténèbres, le chemin du port avec un flambeau, et cela jusqu’à ma mort comme dans les temps à venir. »
« Comme dans les temps à venir. » Ces mots me frappèrent. Ils éclairaient tous les mystères.
Je décachetai nerveusement l’enveloppe fermée. Je ne me trompais pas : elle m’était adressée.
« Inconnu, disait l’écriture de l’écuyer Yannik, tu ouvres cette lettre, curieux de savoir l’histoire d’une famille qui s’éteint avec moi. Fouillant dans ses secrets, tu te crées les mêmes devoirs qui incombent à ses descendants. Si tu t’intéresses aux choses d’autrefois, tu es digne de les apprécier et d’en perpétuer l’âme. Tu te trouves désormais l’héritier moral de ma race et tu porteras son nom comme mon fils. Tu achèteras notre maison et tu poursuivras la mission des Quistillic. »
J’ai acheté la maison. J’ai fait reconnaître mes droits. On me prend pour fou dans le village, parce que je porte à mon tour le cordon de Saint-Louis. Mais chaque nuit sans lune ou de tempête, je me transforme en clarté pour le salut des pêcheurs en mer, qui se signent en me voyant.
–––––
(Maurice de Trévoux, in 7 jours, grand hebdomadaire d’actualités, n° 116, dimanche 7 mars 1943)