Le capitaine Kennedic, qui conduisait cent hommes de renfort et trois pièces de vingt-quatre aux Français assiégés dans Pondichéry, tomba, dans la mer des Indes, sur deux frégates anglaises et, pour leur échapper, mit le cap sur le Sud. Il arriva ainsi grand largue, couvert de toute sa toile, dans le domaine des éternels vents d’ouest. Des lames immenses, se relayant indéfiniment, prenaient par le travers le bateau qui gîtait au point de tremper dans l’eau son plat-bord. En vain essaya-t-on de serrer les voiles. Le vent était si furieux que toute manœuvre était impossible. Tout à coup, l’aiguille du compas s’affola. Il devint impossible de savoir quelle route on tenait. Des courants extrêmement rapides, dans lesquels le bateau dérivait, rendaient l’incertitude plus grande encore. Combien de capitaine se sont perdus dans ces sinistres régions !

Tout à coup, un matelot qui était près du beaupré fit de grands gestes, et on vit en effet à l’horizon, à n’en pas douter, cette ligne basse et grise qui représente la terre. Les cartes ne signalent aucune île dans ces parages. Le capitaine fit mettre le cap sur cette rive inconnue. Bientôt, la terre se colora et apparut couverte de verdure. Une plage de sable blanc formait une tache très distincte. On fut au bout de quelque temps sous le vent d’un promontoire, et la mer se calma. Le capitaine Kennedic fit mouiller à deux encablures du rivage. Les embarcations menèrent à terre une soixantaine d’hommes, chargés d’explorer l’île. C’étaient de solides marins, presque tous bretons, et peu enclins à s’étonner. Ce qu’ils rencontrèrent ne laissa pas, cependant, de les surprendre.
 

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Le premier être qu’ils virent fut un vieillard, hérissé et chenu, et couvert de plaques de mousse comme le tronc d’un vieil arbre. Il portait une sorte de tunique et l’on voyait, autour de ses jambes noueuses, courir ses veines en relief. Il s’avança vers les matelots et leur demanda en anglais qui ils étaient. Le lieutenant Dorcet, de Saint-Malo, qui commandait le détachement, expliqua l’aventure. Il fut invité à se rendre seul devant le conseil des chefs. Ceux-ci n’étaient pas moins vieux. L’un, chauve comme un vautour, montrait une figure rose, ridée, aiguë et merveilleusement nue. Chez un autre, au contraire, les sourcils étaient devenus pareils à la broussaille qui recouvre les cailloutis calcaires, et se mêlaient plus inextricablement que des rameaux de chèvrefeuille. À peine fut-il dans cette assemblée de vieillards, que Dorcet s’en trouva entouré. Ils se ruèrent sur lui avec fureur, en agitant des bras armés de couteaux. L’officier n’eut que le temps de donner un coup de sifflet, à quoi ses hommes répondirent, du dehors, en enfonçant la porte. Délivré, Dorcet menaça de passer par les armes le conseil tout entier. À ces mots, les vieillards sourirent tristement. « Hélas ! dirent-ils, nous ne pouvons pas mourir. » Le président, dont les paroles faisaient danser la barbe flottante, ayant consulté du regard ses collègues, fit signe au Français de s’asseoir auprès de lui, et il lui raconta l’histoire suivante :

« Nous sommes, dit-il, l’équipage d’un trois-mâts anglais qui s’est perdu ici du temps de la reine Elisabeth, il va y avoir deux siècles. Nous cherchions le chemin découvert par les Portugais vers les Indes, et nous conduisions sur cette terre, qu’on nous disait bénie, des paysans, leurs femmes et leurs enfants. Comme vous, nous dérivâmes dans une direction inconnue, et nous abordâmes à ce rivage. Il était alors désert. Les fruits naturels de cette terre, et bientôt les moissons dont nous avions apporté les graines pour d’autres champs, nourrirent notre colonie. Dix ans, vingt ans passèrent : les enfants devenaient des hommes faits ; cependant, aucun de nous ne mourait. Nous en ressentîmes d’abord une joie étonnée. Déjà, beaucoup d’entre nous avaient dépassé les limites ordinaires de la vie. Le plus vieux avait atteint cent vingt ans ; son esprit ne s’alourdissait point ; son corps vieillissait sans s’affaiblir, et entrait dans un cycle nouveau, inconnu des fils d’Adam. Nous n’en pouvions pas douter ; tel était le privilège merveilleux de cette île : nous étions devenus immortels.

Ô jeune homme, qui ne désires point vieillir ! Nous eûmes en peu de temps épuisé les joies que la vie pouvait nous offrir. Beaucoup d’entre nous, quand leur second siècle fut écoulé, accablés d’une fatigue désespérée souhaitèrent l’éternel repos. Ils ne purent réussir à l’atteindre. Alors, nous comprîmes l’horreur d’être condamnés irrévocablement à vivre. Tout nous parut inutile.

Disposant d’un espace de temps éternel, nous perdîmes toute activité. Le mot lendemain n’eut plus de valeur pour nous.

La mort seule fait le prix de la vie.

Nous essayâmes de nous rappeler ce que pouvait être la mort. Mais ces souvenirs étaient si lointains, que nous ne nous en faisions plus qu’une idée confuse. Nous n’arrivions même plus à nous représenter cette libération qui nous est interdite. Nous ne pensions qu’à elle, et nous nous consumions à l’appeler. Quand vous êtes arrivés : « Voici donc enfin, pensions-nous, des hommes qui peuvent mourir ! » Nous vous avons attaqué sans haine. Pardonnez-nous, et comprenez ce besoin de voir la vie s’échapper de vos poitrines, vos traits se crisper, et s’étendre sur vos visages ce repos solennel que nous ne connaissons plus. À défaut de la mort, nous voulions, du moins, le spectacle de la mort.

Faisons la paix, étranger. Viens visiter notre terre. Prends des fruits et des grains. Tu retourneras ensuite vers ton bateau, que Dieu guide vers des rives plus heureuses ! »
 

*

 

Ils visitèrent le village. Hommes et femmes étaient effrayants de vieillesse ; mais tous paraissaient alertes et bien portants. Dorcet s’étonna de ne point voir de jeunes gens. « L’amour, lui répondit son guide, a déserté ce séjour. Dès que nous nous sommes sentis immortels, la tendresse s’est évanouie. Nous avions connu alors qu’il y avait chez ceux qui s’aiment une pitié commune et profonde. Seule la chair périssable peut être chérie. Pour nous, gardés de tous les maux, l’égoïsme nous est venu avec la sécurité. »

Un repas composé de miel, de vin, de mangues fraîches et de galettes de farine fut offert aux étrangers. Les habitants, empressés autour d’eux, les servaient à la fois et les accablaient de questions. Mais ces questions se rapportaient toutes au même sujet. Les marins, pour accoutumés qu’ils fussent aux propos de toutes sortes, ne laissaient pas d’être gênés d’un pareil entretien. Les malheureux immortels se faisaient décrire les diverses sortes de maladies, et les genres de mort qui peuvent en être la conséquence. L’algidité du choléra, les étouffements de la tuberculose, les brèves angoisses de l’angine de poitrine, les transports de la fièvre, les cris finaux de la méningite leur semblaient également enviables. Il n’était pas de misère dont ils ne voulussent se rassasier. En vain Dorcet essaya de les raisonner :

« La vie est bonne, leur disait-il, et il est utile de la prolonger. Dans une si longue carrière, que de choses n’apprenez-vous pas ? Témoins de tant de faits, quelle sagesse, quelle expérience n’avez-vous pas acquises ? Vous avez eu le loisir de vaincre vos passions, de scruter les secrets de la nature, et de poursuivre des travaux, dont l’importance effraierait les hommes ordinaires.

– Ce n’est pas vrai, crièrent à la fois les immortels. Nous oublions le passé à mesure que nous vivons. Tout change autour de nous, et la vie elle-même nous oblige à renouveler sans cesse notre vaine science. Nous n’en savons pas plus que des enfants. Par pitié, étranger, emmène-nous. Arrache-nous à cette île funeste, dont l’air, par un odieux miracle, nous prive de mourir. Rends-nous à la terre où sont nos pères. »

Dorcet, au milieu de ces spectres qui lui parlaient de la mort, se sentait devenir fou. Comme le jour s’avançait, il se déroba, moitié de gré, moitié de force, et rejoignit à toutes rames le bateau. Il voyait les insulaires, assemblés sur le rivage, le suivre de leurs appels désespérés. Il supplia le capitaine de fuir au plus vite, fût-ce vers les pires destins. Le bateau tourna joyeusement sa proue vers les tempêtes. Les hommes vaquèrent à la manœuvre, à travers tous les périls d’une mer inconnue. Et comme ils devaient tous mourir, aucun ne parlait de la mort et ne pensait à elle.
 
 

 

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(Henry Bidou, « Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, trente-cinquième année, n° 12184, mercredi 9 mars 1910 ; « La Mort de Senta, » scène de l’opéra de Richard Wagner, Le Vaisseau fantôme, photogravure d’après un dessin de Theodor Pixis, 1894)