Après s’être recueillis durant quinze jours pleins, – sans même laisser vagabonder leur pensée, les jours fériés de printemps, – les membres de l’Académie des Chercheurs diplômés se réunirent à nouveau, et l’honorable président Nédroit, ayant immédiatement ouvert la discussion sur le camouflage de la Seine, le savant hydrographe Lysana prit la parole.

Il commença l’histoire des fleuves depuis le déluge jusqu’à nos jours, et fit remarquer que, de tous les éléments de la nature, si les rivages et les montagne se transforment peu à peu, la ligne de fleuves est restée immuable. Il conclut en affirmant avec un geste d’impuissant regret que, si longue la guerre devait-elle être, le cours de la Seine ne se modifierait pas de lui-même, si insensiblement que ce fût, avant la signature de la paix.

« C’est pourquoi nous devons le modifier nous-même, riposte le fameux docteur Le Bugle. Cyrus, pour prendre Babylone, ne modifia-t-il pas le cours de l’Euphrate ?… Les Français, pour défendre Paris, pourraient bien, avec les moyens scientifiques dont ils disposent vingt-deux siècles après, changer la disposition géographique d’un fleuve certainement moins important… Ainsi la Seine détournée mènerait, où on l’aurait choisi, le vol des aviateurs ennemis…

– Combien de temps mon très distingué collègue demande-t-il, théoriquement et pratiquement, pour l’exécution des travaux ? questionna Le Dantiste. Si M. Bergson n’avait pas existé, peut-être pourrions-nous entamer la discussion sur ce sujet. Mais M. Bergson a prouvé péremptoirement que, depuis lui, le Temps compte philosophiquement : à plus forte raison pratiquement… Et croit-il que l’ennemi ne s’apercevrait pas, grâce à la boussole ?… Mais je me rallierai à l’une des propositions scientifiques de notre vieux maître Benedictus…

– Laissez d’abord parler M. Baiwerley, dit le président Nédroit.

– Point, riposta M. Baiwerley. À moins que je ne dise moi-même la suggestion de N. M. Benedictus qui imagine de construire une gigantesque sape sous la Seine et dans laquelle on ferait disparaître subitement le fleuve… Mais le temps !… Le temps encore de creuser cette sape, y emploierait-on toute l’armée française ? Non, non, les moyens les plus simples, je pense, sont les meilleurs. Et, contrairement à ce que l’on devra suggérer pour le camouflage de la Tour Eiffel, il faut rester dans le cadre. Comment camoufle-t-on les routes, messieurs ? À l’aide de paravents supportés par des mâts plantés parallèlement à ces routes. Pourquoi ne camouflerait-on ainsi le fleuve ?

– M. Baiwerley a raison, s’écria le batoniste alsacien Hans Yockle. Pourtant, je demanderai qu’aux paravents, difficiles à édifier, non seulement sur une telle longueur, mais surtout sur une largeur qui ne fait que s’accroître de la source vers l’ouest, on substituât le polynauzoote.

Personne ne dit mot. Tous avaient bien envie de demander :

« Qu’est-ce que le polynauzoote ? »

Mais chacun avait honte d’ignorer cette laborieuse plante aquatique dont le botaniste Hans Yockle donna immédiatement la description :

« Le polynauzoote est en quelque sorte le parasite de l’eau. C’est une petite plante qui vit à la surface, se reproduit avec une rapidité inconnue et se développe de la façon la plus prodigieuse. Pour une graine apportée par le la vent et tombée dans un fleuve d’Afrique, celui-ci, non seulement a ses eaux complètement recouvertes de polynauzootes dès les premiers kilomètres, mais bientôt celles-ci sont arrêtées, plutôt absorbées véritablement par la terrible végétation. Et il se produit ceci. N’ayant plus d’eau, la plante meurt. Et le fleuve reprend son cours jusqu’à ce qu’une nouvelle graine de polynauzoote, apportée par le vent ou quelque animal, ne remette le fleuve à sec. En temps de guerre, bien des peuplades de l’Afrique ruinent ainsi les contrées en aval de leurs lignes. Et, chez eux, les graines de polynauzootes sont employées parmi les munitions de guerre.  »

Un silence approbatif accueillit la communication du grand savant Hans Yockle qui ajouta seulement, avec la timidité qui caractérise sa vie tout entière :

« Je dois vous dire pourtant que cette plante ne se développe que sous des ciels essentiellement torrides…

– Notre maître nous a demandé autre chose, clama Le Canudiste, ancien trappiste qui apprit seul, avec les herbes, la nomenclature chimique et les équivalents atomiques ; notre maître Benedictus affirme l’inutilité du camouflage de la Seine, l’ennemi pouvant toujours se guider d’après la vallée, et demande le camouflage de la vallée tout entière. Le moyen ? Enfantin… La naissance de fumées de stongium, qui sont les plus lourdes fumées connues et qui combleraient la vallée de véritables montagnes, qui, même de près, selon que l’on colorera les vapeurs de stongium, sembleront des rocs ou des monts chevelus. Et ce procédé devra s’étendre à toute la France. Voyez-vous l’ennemi lançant ses divisions à l’assaut de montagnes de fumée, cependant qu’à leur abri nous serons invisibles et pourrons les tourner aussi aisément, messieurs, que la page d’un livre de Bourget ?… J’ajouterai même que notre maître étant sur le point de pouvoir solidifier spontanément ces fumées, ou de les liquéfier, ou même de les intoxiquer, par un procédé que vous admettrez immédiatement quand je vous aurai dit qu’il est symétrique de celui de la sursaturation par lequel un océan entier peut être congelé grâce à un seul centimètre cube de glace…

– Mais, alors, la France sera noyée dans les ténèbres !… C’est bien là le cléricalisme !… s’écria Le Rougeot en réponse aux propositions de l’ex-trappiste.

– Pardon… la proposition est de N. M. Benedictus, et Benedictus est descendant direct de Spinoza…

– Est-ce pour cela qu’il nous prend tous pour des myopes ?… »

Mais on fit taire le malheureux Le Rougeot qui, bien que membre diplômé de l’Académie des Chercheurs, ne s’occupait là que de politique.

Et l’on reprit l’exposé des inventions.

Les uns avaient voulu la Seine surchargée de bois flottants, les autres l’envisageaient recouverte d’un pont continu, chaque commune, chaque département devant fournir ses matériaux et sa main-d’œuvre. Mais chacun concluait à l’inutilité de leur invention après les déclarations faites au nom du grand Benedictus : le camouflage de la France tout entière, sa topographie complètement changée, et les résultats qui pourraient en surgir aussi bien au point de vue agricole et commercial que guerrier.

Personne n’osait plus se lever, et certainement personne ne pensait que l’huissier de l’Académie était monté à la tribune pour parler.

Cet homme, pourtant, s’exprima ainsi :

« Messieurs, si vous le permettez, – et vous le permettrez à un homme chargé d’ans et de nettoyer depuis quinze lustres le lustre et vos pupitres tous les jours, – si j’ai bien compris, comme disent ces messieurs, le camouflage de la Seine étant utile afin que les aviateurs ennemis ne puissent voir les reflets des lumières dans l’eau, ne pensez-vous pas qu’il serait plus simple de faire éteindre lesdites lumières ?… »

On se regarda. C’était assez pratique, en somme. Mais comme la chose n’était pas rigoureusement scientifique et comme, pour le surplus, son auteur n’était pas membre de l’Académie, on passa aux questions d’ordre courant et l’honorable Nédroit annonça pour la prochaine réunion l’exposé du professeur Calme, bolchevik notoire, qui devait présenter ses différentes machines à guillotiner simultanément cent une têtes, ou davantage.
 

(À suivre)

 
 

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(Michel Georges-Michel, in Paris-Midi, huitième année, n° 2616, samedi 18 mai 1918 ; repris dans « La Chronique souriante : autres propositions fantaisistes, » in Le Quotidien, cinquième année, n° 1750, lundi 28 novembre 1927 ; « The Bald Man and the Fly, » illustration d’Arthur Rackham pour les Fables d’Ésope, Heinemann, 1912)