Le docteur Flix, qui se promenait fébrilement depuis dix minutes, s’arrêta en écoutant sonner au loin l’horloge de l’église.
« Neuf heures, murmura-t-il… Sforsen devrait être ici ! »
Il alla soulever le rideau de la fenêtre, et colla contre la vitre son visage maigre aux longues moustaches grises. Du regard, il inspecta l’alentour : il avait devant lui son jardin, un jardin d’hiver sec et froid, où les buissons avaient l’air de dentelles noires. Des haies basses, un chemin tournant, les squelettes de trois peupliers, et tout au fond de la campagne la petite ville de Kingsbridge, pointillée de quelques lumières. Une lune énorme et rougeâtre se levait par-dessus les collines et commençait à dessiner les reliefs du paysage.
Derrière lui, le docteur sentait la tranquillité de sa demeure, la paix de son cabinet de travail, qu’une grosse lampe à pétrole, pendue au plafond, inondait d’une clarté vive. Dans l’âtre, un cœur de chêne achevait de se consumer en un amas de braises qui allumaient des reflets sur le bureau d’acajou chargé d’un pêle-mêle de livres, de papiers, de flacons étiquetés, sur les murailles blanches et presque nues, hormis quelques étagères accrochées çà et là, et une armoire à instruments de chirurgie montrant, à travers sa vitre, des bistouris, des forceps, des pinces et des lancettes. Au milieu, juste sous la lampe, une table couverte d’une toile cirée semblait disposée pour une opération chirurgicale.
La pièce avait trois fenêtres, dont l’une, servant de porte, s’ouvrait sur un petit perron et permettait d’accéder au jardin. C’était la plus grande salle de la demeure, et la mieux tenue. Le docteur Flix laissait les autres à l’abandon. Vieux célibataire, ayant toujours vécu seul, dans une retraite obstinée qui tenait aussi bien à son caractère qu’à ses travaux, il avait exercé pendant plusieurs années sa profession dans la région, puis s’était définitivement confiné pour se consacrer à des recherches auxquelles personne n’était initié. On en jasait un peu à la ronde, mais comme il passait pour avoir de la fortune et qu’il faisait facilement l’aumône, sa réputation était surtout d’un brave homme assez original.
*
Le docteur Flix attendit quelques instants encore après que se furent endormis sur la campagne les neuf coups du clocher de Kingsbridge. Mais tandis qu’il quittait la fenêtre, soudain le grincement d’une roue lui arriva du chemin. Un pas se rapprochait. À la lueur de la lune, il distingua, de l’autre côté de la haie qui bordait son enclos, la silhouette d’un homme poussant une brouette.
« C’est lui ! » grommela-t-il.
Il courut à une petite porte au fond de la salle, décrocha sa casquette en passant dans une sorte de vestibule, et fut bientôt dehors. Déjà l’homme et sa brouette étaient arrêtés devant la grille.
Pendant que le docteur tirait les verrous, un colloque s’engagea.
« Tu es en retard, Sforsen !
– Excusez-moi, docteur ! L’exécution devait avoir lieu à sept heures et demie, mais les choses ont traîné en longueur. Le mâtin s’est débattu dans sa cellule et jusque dans la cour de la prison, devant le gibet, en criant qu’il était innocent… On ne pouvait pas en venir à bout !
– Enfin, le voici ! » fit le docteur en se penchant sur la brouette.
Un amas de toile grise, ficelé à l’extrémité, y était étendu. Sforsen, tout en continuant à donner des explications, entra avec son véhicule.
« Dépêchons-nous ! » ordonnait Flix.
Il précéda l’homme, et quand le chargement fut devant la porte, tous deux empoignèrent le paquet et le transportèrent jusque dans la maison. On le déposa sur le plancher, au milieu du cabinet de travail.
« Dénoue ! » commandait le docteur.
Sforsen obéit ; par l’ouverture du sac apparut à la clarté de la lampe une tête effroyable, presque bleue, aux paupières mi-closes laissant transparaître le blanc des yeux révulsés, à la bouche ouverte d’où sortait à moitié une langue tuméfiée. Et malgré l’habitude qu’il avait des cadavres, celui-là était si affreux que Flix tressaillit. Il alla à son bureau, s’empara d’un journal plié à la page qui publiait un portrait encadré de coups de crayon bleu. Rapidement, il comparait le visage du mort et celui que reproduisait la feuille.
« C’est bien lui ! » fit-il.
Il palpait une joue du bout des doigts.
« Il n’est pas complètement froid… C’est étonnant !… Tu es venu vite ?
– On s’est hâté, docteur ! »
Flix avait sorti d’un tiroir quelques pièces d’or qu’il compta et donna à l’homme.
« Tiens, voici ce qui est convenu !… À présent, un dernier service : aide-moi à le mettre là-dessus. »
Lui-même, avec un certain mouvement de dégoût, refermait le sac pour cacher la tête du mort, et tous deux ensemble placèrent le corps sur la table. Puis le docteur ajouta :
« Merci, je n’ai plus besoin de toi, camarade ! Je vais travailler. Rentre chez toi bien vite, et prends garde aux mauvaises rencontres ! »
Il raccompagna jusqu’à la grille du jardin son visiteur qui avait repris la brouette. Le grincement de la roue s’éloigna dans le silence.
Une fois seul, Flix ferma les volets des fenêtres, verrouilla les portes et endossa une grande blouse d’opérateur. Sur son bureau étaient éparses des notes qu’il compulsa. Il prit un feuillet couvert d’une écriture serrée, la sienne, et se mit à lire tout haut, comme s’il se fût adressé à un auditoire :
« … Le phénomène qui constitue la mort ne s’accomplit pas, comme on l’a cru longtemps, d’une façon instantanée, tout au moins chez les mammifères. Le fait n’a d’ailleurs jamais été expérimentalement démontré chez l’homme. Les seuls travaux auxquels on se soit livré sont d’ordre psychique, et tendaient notamment à établir la persistance des phénomènes réflexes de la conscience après la mort. Mais jamais, nous le répétons, le scalpel du chirurgien n’est allé chercher, dans les fibres les plus secrètes de l’être humain, les traces de la vie physique proprement dite, au moment où celle-ci est censée abolie. Nous en sommes donc réduits, pour conclure en ce qui concerne l’homme, à procéder par analogie avec les exemples observés sur les animaux. Ces exemples sont probants et il y a tout lieu de supposer que ce qui se passe chez les animaux se produit également chez l’être humain : seul le système nerveux meurt, dans toute l’acception du mot, à l’instant de la mort. L’ensemble des réactions du monde extérieur sur le cerveau serait donc la première chose qui s’abolirait radicalement. Quant aux autres tissus, qui constituent le corps et ses organes, ils sont loin de mourir avec cette rapidité ; ils ne le font au contraire que très lentement, et longtemps après la mort « légale » de l’individu, on trouverait encore de nombreuses parties de ses tissus où l’extinction de la vie ne serait qu’à peine ébauchée… »
Le docteur Flix se tut, releva la tête et regarda le sac placé sur la table d’opération. Dans cette enveloppe de toile gisait le cadavre de l’Espagnol Antonio Silveras, pendu en la prison de Kingsbridge. Pour une somme d’argent, un aide du bourreau avait détourné le corps après le supplice et l’avait apporté en cachette au savant. Quelques livres sterling avaient suffi. Flix allait donc pouvoir, tout seul et sans la publicité que donne aux recherches scientifiques une salle d’hôpital, scruter sur un homme le problème de la mort.
Il procéda rapidement aux derniers préparatifs. Les cuvettes étaient remplies des solutions antiseptiques nécessaires. Un vaste bocal, plein d’un sérum spécial et maintenu à la température voulue, attendait les viscères qu’allait y plonger le docteur après les avoir détachés du corps de Silveras. Si l’expérience réussissait, ils continueraient à vivre dans ce milieu artificiel comme dans l’organisme du défunt, et ce serait une preuve irrécusable à l’appui de la thèse du docteur Flix.
Quand tout fut prêt, le savant vérifia une dernière fois ses instruments : ils brillaient sous la lampe, alignés sur une couche d’ouate… Dans le lointain, l’église sonnait un coup qui plana dans le repos de la campagne.
« Neuf heures et demie ! murmura Flix. Il doit y avoir au moins deux heures qu’il est mort… ou soi-disant tel ! »
Et il s’avança vers le sac pour en dénouer les cordons et dégager le cadavre.
Mais soudain, il s’arrêta, et les mains qu’il avançait déjà frémirent.
Le docteur Flix avait connu les amphithéâtres où l’on ouvre et charcute les corps pantelants, les farces macabres des carabins jouant avec la mort. Il avait exercé dans un pays de houillères et vu chez les mineurs victimes d’accidents, toutes les formes de l’horreur, l’écrasement par les blocs de rochers, les coups de grisou, l’incendie. Ses yeux et son caractère s’étaient aguerris au contact journalier de la souffrance et de l’effroi. Et pourtant, le docteur Flix sentait à cette minute sa respiration s’interrompre dans sa gorge serrée, et il avait peur, car il ne croyait pas au surnaturel.
Le sac dans lequel était enfermé la dépouille de Silveras venait de bouger. Il avait bougé nettement, comme si le corps, animé d’une sorte de contraction, cherchait à se replier.
Pourtant, Flix surmontait le premier mouvement de surprise : il voulut passer outre et, avec un haussement d’épaules, empoigna un coin de l’enveloppe de grossière toile. Aussitôt, un soubresaut agita le paquet, et cette fois le docteur, terrifié, recula ! Quoi, cela existait donc, les revenants ! Cet homme était trépassé : lui-même l’avait dûment constaté tout à l’heure, lui-même avait vu le visage noirci et convulsé par la strangulation, la langue pendante, les globes vitreux des yeux… Et cela remuait !
Une formidable épouvante l’étreignit.
De nouveau, sur la table, le sac avait eu un tremblement convulsif, puis, au travers du tissu, Flix vit se dessiner le relief d’un bras qui s’écartait du corps. Un soupir rauque s’échappa du paquet naguère inerte.
Le docteur s’écriait soudain :
« Serait-ce possible ! »
Il s’élança sans hésiter vers le sac et, avec une hâte fébrile, défit les liens, rabattit l’étoffe. Alors, frémissant, la sueur au front, il constata que le prétendu cadavre respirait.
Silveras, mal pendu, était en train de ressusciter !
Tout de suite, le praticien remplaça chez Flix le savant acharné au problème de la survivance. Que l’homme étendu là fût un criminel, condamné justement et puni par la société, Flix ne songeait pas à le discuter, mais avant tout il avait devant lui un homme, un homme échappé – par quel miracle physiologique ? – à la mort.
Entre sa conscience professionnelle et les autres considérations, il ne balança pas : qu’importaient les suites ! Il fallait d’abord sauver ce malheureux des griffes du néant et l’aider à revivre.
Hâtivement, il le dévêtit, l’enveloppa de couvertures chaudes. Piqûres de caféine et frictions amenèrent un rapide résultat. Le visage de Silveras reprenait par degrés sa teinte normale ; le souffle sortait, plus régulier, moins sifflant, de la poitrine.
Une heure plus tard, le pendu était assis dans le fauteuil du docteur, encore un peu hébété de l’atroce cauchemar qui l’avait hanté, la voix mal assurée, mais enfin vivant ! Seule une trace rouge et gonflée marquait à son cou le passage de la corde du gibet.
Dès que son étrange visiteur put avaler sans trop de peine, le docteur lui administra une boisson additionnée d’eau-de-vie. Il l’avait ausculté sur toutes les faces : Silveras n’avait aucune lésion grave, il réchapperait de la terrible alerte. Mais que faire de cet hôte encombrant et dangereux, qui lui était arrivé dans un sac et qui maintenant se tenait fort bien sur ses jambes ?… Le relâcher ?… C’était un cas de conscience. Le garder ? Perspective peu agréable !
Flix remuait ce dilemme dans sa tête en considérant l’homme.
« Pouvez-vous parler et me répondre ? » demanda-t-il.
L’autre fit signe qu’il tâcherait. Alors, sans se nommer, le docteur lui conta en quelques mots par quelles circonstances il se trouvait là, au lieu de se balancer à la potence de la bonne ville de Kingsbridge. Puis, sous la lampe centrale à la clarté jaune, le dialogue s’engagea par phrases brèves.
« Vous avez bien failli y passer !
– Oui, sir, j’ai eu de la chance et je vous remercie !
– Inutile ! Je n’ai fait que mon devoir. Mais qu’allez-vous devenir ?
– Cela dépend de vous, sir.
– Si je vous livrais à la justice ?
– Je suis innocent !
– Comment ?
– Je suis innocent, sir ! Sur tout ce que j’ai de plus sacré… je vous le jure. J’ai été condamné sur une accusation atroce, une machination… une machination…
– Voulez-vous boire encore ?
– Oui. »
L’Espagnol lampa une gorgée d’alcool, et, réconforté, continua :
« Pas besoin de vous dire, n’est-ce pas, pourquoi j’ai été condamné. Vous le savez aussi bien que moi par les journaux. Quand la bande des Hardis-Garçons fut arrêtée, j’y étais incorporé depuis huit jours, et bien malgré moi… La misère, sir, est une nécessité effroyable, et lorsque le destin ne vous laisse le choix qu’entre la mort par la faim et la vie par le crime, il ne faut pas se montrer trop sévère envers ceux qui optent pour la seconde solution. Quand j’ai accepté d’être un brigand, sir, j’étais sans ouvrage depuis de longs mois à la suite d’une maladie, et j’avais oublié ce que c’est que manger tous les jours. Je me laissai enrôler un soir dans un bouge où je liai connaissance avec le vieux Bill. Mais je n’eus pas le temps de prendre part aux exploits sanglants des Hardis-Garçons : huit jours plus tard, comme je vous l’ai dit, la troupe était capturée, moi compris… Pendant le procès, par un infernal stratagème, Bill et ses complices me chargèrent de tous leurs méfaits. À les entendre, j’avais été l’instigateur de la plupart de leurs expéditions ; je leur avais servi d’indicateur. Ils espéraient ainsi se concilier l’indulgence des juges. Des apparences s’accumulèrent contre moi pour leur donner raison. J’eus beau protester, je fus condamné à la pendaison, ainsi qu’un autre de la bande. Le reste, Bill en tête, s’en tira avec du hard-labour : la tactique dont j’étais la victime avait réussi !
Ce qui se passa ensuite, vous le savez : Bill et quelques-uns de ses chevaliers s’enfuirent de prison, pour continuer leurs exploits dans la contrée. Quant à moi, je subis le châtiment qu’ils avaient mérité ! »
Une expression de haine soulignait son noir regard de Catalan. Maintenant, il était tout à fait d’aplomb, comme si son récit lui eût rendu sa vigueur, et il se leva, trapu, balançant des mains énormes. La moustache hérissée qui barrait son visage olivâtre lui donnait une allure de chat-tigre.
« Puis-je m’en aller, sir ?
– Qu’allez-vous faire ?
– Me venger !
– À quoi bon ! Vous serez repris et condamné de nouveau !
– Oui, mais je me serai vengé.
– Vous me compromettrez.
– Je vous jure que nul ne saura d’où je viens, et que je garderai le secret sur ce qui s’est passé cette nuit ici.
– Pourtant, si j’exigeais que vous partiez en me faisant le serment de quitter sans bruit le pays ?
– J’aurais le regret de ne pas vous obéir, sir !
– Songez, Silveras, que vous m’appartenez encore !… Le sort a voulu que vous tombiez entre les mains du docteur Flix ; sans cela, vous seriez très probablement mort à cette heure ! »
L’Espagnol tressaillit.
« Le docteur… Flix ? Vous êtes le docteur Flix ?
– Oui. »
Silveras se passa une main sur le front comme un homme qui se demande s’il est le jouet d’une hallucination. Il réfléchit un instant, et, s’avançant vers son hôte, il lui saisit le bras et lui demanda avec une exaltation croissante :
« La maison où nous sommes… cette maison… est bien située à trois milles de Kingsbridge, sur le chemin de Devonsroot ?
– Oui.
– Il y a un jardin entouré d’une palissade et d’une haie d’épines, avec une grille du côté de la route ?
– Oui.
– On peut entrer dans la maison par un perron qui aboutit au cabinet de travail, ou par une petite porte qui s’ouvre dans un vestibule ?
– Oui.
– Le docteur Flix couche au premier ?
– Oui.
– Dans la pièce voisine de sa chambre est réunie une importante collection de minéraux dont il a refusé plusieurs milliers de livres l’an dernier ?
– Oui ! répondit encore une fois le médecin.
– Nous sommes bien le 19 janvier ?
– Le 19 janvier.
– Quelle heure est-il, sir ?
– Environ onze heures et demie… Mais enfin, que signifie ?…
– Cela signifie, docteur Flix, que vous allez être assassiné et dévalisé cette nuit ! » s’écria Silveras, en éclatant d’une sorte de rire saccadé.
Il se penchait, et, tout bas :
« Oh ! c’est une extraordinaire coïncidence… Écoutez : dans la prison, la veille du jour où Bill s’évada, j’ai surpris une conversation secrète entre lui et ceux qui devaient le suivre dans sa fuite. Ils étaient cinq, ils se disaient :
« Rendez-vous le 19 janvier, à minuit, au croisement de la route de Kingsbridge et de Devonsroot, derrière la maison du docteur Flix… C’est par lui qu’on recommencera la série… »
J’avais déjà entendu parler par ces misérables de votre collection de pierres : ils méditaient depuis longtemps de vous en dépouiller. La chose leur semblait facile, car il est de notoriété publique que vous habitez seul. »
Flix était devenu d’une pâleur de cire. Il balbutia :
« C’est donc cette nuit, tout à l’heure, que…
– Oui, mais ne craignez rien, docteur ! Vous n’avez pas obligé un ingrat. Quelqu’un se chargera de recevoir pour vous vos visiteurs, et je vais vous sauver à mon tour !
– Nous ne sommes que deux, objectait le médecin. Ne m’avez-vous pas dit que les bandits devaient être cinq ? Nous succomberons sous le nombre !… Peut-être aurais-je le temps de courir demander du secours dans le voisinage ?
– Gardez-vous-en, docteur ! À nous deux, nous aurons facilement raison de ces vauriens. J’ai mon idée, et si vous voulez suivre le plan que je vais vous expliquer, dans une heure Bill aura payé cher son évasion et sa trahison envers moi… Mais d’abord, il nous faut des armes ! »
Flix rassembla son arsenal, qui se composait d’un revolver qu’il conservait toujours chargé dans un tiroir de son bureau, et d’un vieux couteau à cran d’arrêt, à manche d’os. Silveras s’empara de ce poignard.
« Gardez le pistolet, sir, il vous sera plus utile qu’à moi ; pour ma part, je préfère ce joujou, que j’ai appris à manier tout gamin ! »
Et l’Espagnol, caressant la lame dont il essayait le déclic, avait, en proférant ces mots, un étrange sourire.
*
Patiemment, ils attendirent l’heure.
Ils s’étaient postés au premier étage et surveillaient chacun dans une direction différente, à travers les volets clos. Le guet était facile : la demeure ne possédait d’ouverture que sur la façade et sur un seul côté. Silveras, qui connaissait la façon d’agir de ses anciens compagnons, avait annoncé qu’ils s’attaqueraient presque sûrement à la petite porte.
L’événement justifia ses prévisions : un peu après minuit apparurent des silhouettes qui se coulaient derrière les haies environnantes. La lune éclairait en plein le paysage et accusait les moindres détails du terrain.
« Ce sont eux ! murmura l’Espagnol entre ses dents… Voyez-vous Bill, là, celui qui a une casquette grise ? »
Les bandits étaient bien cinq. Ils se rassemblèrent à l’ombre d’une sorte de taillis dont les branchages entrecroisés interceptaient la lumière lunaire, et se mirent à examiner la demeure. Fermée, silencieuse, elle avait un air de sécurité qui les rassura. Après un conciliabule de plusieurs minutes, ils quittèrent leur observatoire, choisirent une place favorable et, un à un, se faisant la courte échelle, escaladèrent la clôture. Un instant plus tard, Flix et Silveras, redescendus au rez-de-chaussée, comprirent qu’ils étaient réunis devant la petite porte. Effectivement, ils entendaient celle-ci gémir sous les pesées.
« À présent, ne perdons pas de temps ! articula l’Espagnol à mi-voix. Installez-vous à l’endroit convenu, et laissez-moi agir pour le reste… Ne vous émotionnez pas si vous voyez entrer ces gaillards. Quand ce sera le moment, aidez-moi ! »
Suivant la tactique qu’ils avaient arrêtée ensemble, ils prirent leurs postes de combat dans le cabinet de travail : le docteur, revolver au poing, s’embusqua dans un angle qu’on ne pouvait apercevoir du seuil, tandis que Silveras se plaçait contre la muraille, de façon à être dissimulé par la porte quand elle s’ouvrirait. Ainsi la salle, au centre de laquelle continuait de brûler la grosse lampe, semblait vide, livrée au premier venu.
Ils attendirent, retenant leur souffle, écoutant craquer le panneau extérieur dont Bill faisait sauter la serrure. Au bout de peu d’efforts, l’obstacle céda, et l’on perçut les pas étouffés des cinq hommes pénétrant dans le vestibule… Encore une attente, puis des chuchotements, et le bouton de la porte tourna sans bruit : la tête de Bill, une tête barbue et farouche de vétéran du crime, se penchait, inspectait la pièce. L’intrus ne vit rien ; il annonça à voix basse à ceux qui le suivaient :
« Personne… Je me risque. Vous, restez là ; je vous ferai signe quand vous pourrez avancer. »
Il entra.
Sous la clarté nue de la lampe, Silveras, plaqué au mur, sans un mouvement, le regardait. À mesure que l’ennemi s’engageait dans le piège qui lui était tendu, son visage aux saillies osseuses prenait une expression de rage froide, concentrée. À demi masqué par la porte, il le couvait de ses prunelles allumées d’un feu féroce, et, ainsi immobile et muet, on eût dit une statue de la haine. Mais, quand l’autre eut avancé de quelques pas presque jusqu’au milieu de la salle, Silveras sortit de sa cachette : seul, le torse nu, vêtu de la chemise blanche qu’il avait pour aller au supplice, les yeux fixes, les bras étendus, l’allure automatique d’un fantôme, le revenant se mit à marcher sans rien dire sur Bill.
Au frôlement des pieds, celui-ci s’était retourné. Alors, il aperçut l’apparition, poussa une exclamation de stupeur terrifiée… Silveras, Antonio Silveras qu’on avait pendu le soir même dans la prison de Kingsbridge !… C’était lui ; il le reconnaissait à sa taille, à ses cheveux bouclés, à sa moustache hérissée de félin, à toute sa physionomie brune où la mort semblait avoir répandu une pâleur plus affreuse… Le spectre de sa victime se dressait devant lui et allait le punir !
Dans son âme de forban encore influencée par d’anciennes superstitions, une terreur irraisonnée et subite monta. Lâchant une sorte de massue dont il s’était muni pour assommer le docteur le cas échéant, il reculait. De ses mains tremblantes, il cherchait à se couvrir le visage, tout en bégayant :
« Lui… lui… Antonio Silveras !… Le châtiment ! »
Mais l’Espagnol, comme un être immatériel, continuait de s’avancer en silence sur lui. Il le rejoignit et, sans prononcer un mot, implacable, formidable, riva son regard sur celui de son ennemi, en même temps qu’un rictus démoniaque crispait sa bouche. Éperdu, le bandit portait à sa gorge ses doigts crispés. Une seule parole en jaillit :
« Grâce ! »
Puis ses genoux plièrent, il eut un cri étouffé, un râle, et s’abattit en arrière, mort, foudroyé par l’épouvante.
Alors Silveras, levant son couteau, cria :
« En avant sur les autres, docteur ! »
Mais déjà Flix s’était précipité vers les compagnons de Bill. Pendant que s’accomplissait la courte et terrible scène dont le Catalan escomptait bien l’issue, quatre coups de feu avaient rayé l’ombre du vestibule où les brigands se bousculaient sans oser entrer. Deux s’écroulèrent, tués à bout portant par les balles, un troisième chercha à riposter, cependant que le dernier, blessé, s’enfuyait par la porte du jardin, restée ouverte. On le retrouva, transi de peur et de froid, dans un massif. Celui qui voulait résister finit par se rendre à merci, sur la promesse d’avoir la vie sauve. Il se nommait Jessy, et c’était un de ceux dont les fausses accusations avaient le plus contribué à faire condamner Silveras.
Au petit jour, l’Espagnol partit pour avertir la police. Il se rendit tranquillement à Kingsbridge et se présenta au personnel de la prison. Sforsen faillit s’évanouir en voyant celui qu’il savait pertinemment mort depuis la veille. Quand Silveras conta son aventure, on le traita tout d’abord d’imposteur abusant d’une ressemblance. Enfin, grâce à l’aveu que fit l’aide du bourreau du larcin dont il s’était rendu coupable pour quelques livres sterling, on consentit à suivre le ressuscité chez son hôte. Là, tout s’expliqua ; les deux survivants de la tragédie nocturne furent remis aux policiers. Jessy, dont l’Espagnol s’était habilement réservé le témoignage en l’épargnant pendant la lutte, avoua avoir obéi aux suggestions machiavéliques du vieux Bill et rétracta ses mensonges. Après une sérieuse révision de l’affaire, l’innocence de Silveras fut proclamée.
Le docteur Flix le prit à son service comme homme de confiance, mais cette expérience fut la dernière qu’il entreprit dans le but d’approfondir le problème de la survivance des tissus. La miraculeuse résurrection de l’Espagnol lui avait prouvé que cette survivance peut quelquefois être poussée plus loin qu’il le faudrait. Il renonça aux spéculations d’outre-tombe et se consacra à sa collection minéralogique, dont il donna la garde à Silveras, pour le remercier de la lui avoir conservée certaine nuit d’hiver où le destin était venu heurter à sa porte.
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(Marcel Roland, in La Vie d’aventures, supplément mensuel au Journal des Voyages [n° 867], n° 31, 13 juillet 1913)