On lit dans le Journal scientifique et littéraire de St-Pétersbourg, la nouvelle suivante :
M. Nidjuei [sic, pour Nidjnei] Nitigoïwosnesenk est de retour depuis quelques jours de son long et périlleux voyage aux terres arctiques. Les découvertes dont ce voyage vient d’enrichir la science sont immenses : M. Nidjuei, par d’incroyables efforts et au prix de souffrances inouïes, est parvenu à se frayer un chemin vers le pôle nord. Il est arrivé à quelques verstes seulement de cette redoutable extrémité de notre globe. Nous donnons plus loin quelques extraits du mémoire que cet illustre et courageux voyageur vient d’adresser à cette occasion aux académies de Moscou et de St-Pétersbourg :
« … Embarqués sur la frégate Catherine II, nous arrivâmes le 5 septembre à la pointe la plus septentrionale de la terre des Samoïèdes. Nous dûmes renoncer à pousser plus loin à cause des énormes glaçons qui commençaient à obstruer la route. La frégate fut amarrée dans une espèce de crique que nous découvrîmes fort heureusement en côtoyant cette plage et nous songeâmes aussitôt aux préparatifs qui nous étaient nécessaires pour continuer nos explorations par d’autres moyens. Le traîneau que nous avions fait construire dans ce but à St-Pétersbourg fut monté sur le pont et rempli des provisions et des instruments indispensables à l’entreprise hasardeuse dans laquelle nous allions nous engager.
… Vers le 88e degré de latitude, tous les chiens qui jusqu’alors avaient mené notre équipage furent gelés, de sorte que nous nous vîmes obligés, pour avancer, de nous servir de nos longs crocs ferrés, ce qui ne laissait pas d’être prodigieusement fatigant. Le froid nous faisait horriblement souffrir, malgré les 17 peaux d’ours dont chacun de nous avait pris la précaution de s’envelopper. C’est vers cette latitude aussi que le hasard nous amena à faire une des découvertes les plus curieuses qui aient enrichi les sciences physiques dans ces derniers temps. Voici comment nous y fûmes conduits : depuis plusieurs jours, nous ne faisions plus de feu à cause du manque de bois, lorsque, en fouillant notre caisse de provisions, j’y trouvai quelques marrons de Lyon que M. Arago m’avait envoyés comme souvenir. Il me prit fantaisie de les faire griller. Nous réunîmes quelques copeaux qui nous restaient encore et les allumâmes. Une vive flamme éclata soudain et nous nous réjouissions déjà des douces sensations qu’elle allait nous procurer, lorsque tout à coup, – ô phénomène incompréhensible ! – cette flamme d’abord si vive et si pétillante sembla frappée d’immobilité, puis une croûte solide l’enveloppa peu à peu… elle venait de se congeler.
Notre stupéfaction serait impossible à décrire (suit la description scientifique de ces étranges glaçons)… J’en cassai un morceau et le portai à ma bouche. Contre mon attente, la sensation qui en résulta fut infiniment agréable : figurez-vous un petit goût de sucre d’orge extrêmement rafraîchissant, quoique accompagné d’une légère odeur de brûlé. Je suis persuadé que quand on sera parvenu à obtenir cette congélation par des moyens artificiels, les confiseurs en tireront un grand parti.
Un peu plus loin, un autre phénomène non moins remarquable nous attendait : nous nous apercevions depuis quelque temps d’une augmentation de rapidité dans la marche du traîneau, quoique nous ne nous servissions guère de nos crocs de fer. Ce phénomène nous fut bientôt expliqué : un de nous ayant laissé tomber un de ces crocs, à l’instant où nous voulûmes le ramasser nous le vîmes s’éloigner peu à peu, fuir au-devant de nous, puis, prenant un essor plus rapide, fendre en sifflant l’atmosphère épaisse qui nous environnait… Malgré que nous fussions déjà accoutumés aux prodiges que ces mystérieuses régions nous avaient pour ainsi dire offerts à chaque pas, nous restâmes tous muets d’étonnement ; – mais nous ne tardâmes pas à en être distraits ; – notre traîneau (presque entièrement construit en fer) semblait poussé par une force invincible, par une puissance fatale, irrésistible, – comme celle qui entraîne un frêle bateau vers une cataracte ; – nous essayâmes de l’arrêter et ne pûmes y parvenir ; – force nous fut donc de le laisser aller à la garde de Dieu.
La puissance magnétique du pôle produisait son effet et bientôt, après quelques heures de cette course fantastique, nous pûmes apercevoir à la lueur à demi-éteinte d’une aurore boréale cette sombre et mystérieuse extrémité de notre globe. C’étaient d’énormes montagnes, – de pur aimant probablement – divisées en immenses stries de diverses couleurs, jaunes, vertes ou bleues. – On eût dit le dos d’un zèbre gigantesque se dressant devant nous. Hélas ! bientôt, à moins d’un secours inespéré de la Providence, nous devions aller nous y briser. Poussés par le démon orgueilleux de la science, nous avions voulu tenter Dieu et déjà nous sentions sa main suspendue sur nos têtes, prête à nous écraser.
Pourtant, quoique nous fussions ainsi isolés dans cette vaste solitude glacée, et entraînés fatalement à notre perte, nous étions calmes et résignés – tant la solennité des grands mystères de la nature a de l’empire sur l’homme ; – seulement, quelques larmes coulaient silencieuses, et j’entendais murmurer des noms chéris, lorsque… lorsque, tout à coup, une espèce de barrière de glaçons superposés nous fit dévier de notre route et au même instant, en quelques secondes, une force aussi puissante que celle qui nous faisait auparavant dévorer l’espace au-devant de nous, nous entraîna brusquement en arrière… nous venions de tomber dans un courant magnétique négatif…. nous étions sauvés, et sauvés en apportant avec nous les secrets les plus redoutables de la nature. – C’était à en devenir fous de joie. – Nous levâmes les mains au ciel…
Les ours blancs pénètrent jusqu’à des distances extrêmement rapprochés du pôle, mais leur vie dans ces régions est fort singulière : ils se réunissent en bandes de 25 ou 30 mâles et femelles, – se couchent en cercle, chacun ayant le nez caché sous la queue de son voisin (le nez de ces animaux étant la seule partie de leur corps qui soit dépourvue de poils, en est aussi la seule sensible au froid.) Comme tous ceux que nous avons rencontrés à diverses reprises se trouvaient dans cette position et qu’aucun ne se dérangea à notre aspect, nous dûmes en conclure qu’elle leur est habituelle et que c’est une façon de s’abriter mutuellement contre le froid que leur a enseignée la nature. Quant à leur nourriture, comme aucun autre animal ne peut vivre dans ces parages et que la pêche est impossible à cause des glaçons, nous avons dû nous ranger aussi à l’opinion généralement accréditée que ces animaux se nourrissent de leur graisse naturelle. »
Nous nous bornerons à ces extraits – le mémoire entier sera probablement bientôt livré à la publicité.
Nidjuei et ses compagnons étaient de retour à St-Pétersbourg le 15 décembre. – Une députation de l’académie des sciences a été les recevoir aux
portes de la ville. L’empereur Nicolas a, le même jour, publié un ukase conférant l’ordre de St-Wladimir 2e classe au chef courageux de cette expédition. D’autres récompenses ont été décernées à ses compagnons.
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(« Découvertes remarquables, » in Journal de Bruges et de la province, cinquième année, n° 10 et 11, dimanche 10 et lundi 11 janvier 1841)
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Il est assez délicat de localiser la source exacte de ce « canard » arctique. À en croire plusieurs journaux étrangers, il semblerait que la primeur en revienne à la Gazette du Midi ; l’allusion aux marrons de M. Arago semble en tout cas privilégier la piste française. Quoi qu’il en soit, il a rapidement connu une large diffusion internationale, puisqu’il a été traduit et repris par un certain nombre des quotidiens hollandais, allemands, belges, gallois, hongrois, autrichiens, italiens, anglais, américains et australiens. Nous donnons ci-dessous les références des publications que nous avons pu identifier avec certitude :
Journal de la Haye, n° 15, 17 janvier 1841 ; Magazin für die Literatur des Auslandes, n° 11, lundi 25 janvier 1841 ; « Miscellen, » in Neue Notizen aus dem Gebiete der Natur – und Heilkunde, n° 355, janvier 1841 ; Der Humorist, n° 24, 3 février 1841 ; Regensburger Zeitung, n° 32, samedi 6 février 1841, puis Regensburger Conversations-Blatt, n° 17, dimanche 7 février ; Algemeene Konst en Letterbode, n° 6, 5 février 1841 ; L’Écho de la Presse, 7 février 1841 ; Österreisches Morgenblatt, n° 20, lundi 15 février 1841 ; « Viago al polo Artico, » in Gazzetta di Firenze, n° 24, jeudi 25 février 1841 ; « A Peep at The North Pole, » in The Cambrian, n° 1939, samedi 20 mars 1841 ; « A Peep at The North Pole, » in The Welshman, volume 10, n° 479, vendredi 26 mars 1841 ; Regélő, n° 85, 2 mai 1841 ; « Phenomena at the North Pole, » in The Tennessean from Nashville, vendredi 7 mai 1841 ; « Phenomena at the North Pole, » in The Boston Weekly Magazine, volume III, n° 34, samedi 8 mai 1841 ; « Approaching the North Pole, in The Friend of Man [Utica, NY], volume V, n° 28, mardi 11 mai 1841 ; « Phenomena at the North Pole, » in Westfield Advocate [Westfield, NY] vol. I, N° 3, jeudi 20 mai 1841 ; « Phenomena at the North Pole, » in Literary Souvenir, a Weekly Journal of Literature, Sciences and the Arts, volume III, samedi 19 juin 1841 ; « A Peep at The North Pole, » in Australasian Chronicle [Sydney], samedi 21 août 1841 ; « Miscellaneous, » in The American Repertory of Arts, Science and Manufactures, volume III,1841.
MONSIEUR N
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