DIEU MODERNE

 

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Dans les maisons où il était prié, M. Christoforo Tacca prenait, au sortir du repas, position contre la cheminée du salon, et, le coude sur la tablette, le poids du corps sur une jambe, la main jouant avec le fil du monocle, il commençait à pérorer aussitôt que, devant lui, le demi-cercle des dames s’était formé.

M. Tacca jouissait d’une solide situation de parasite. Ses discours d’après dîner étaient le témoignage d’une digestion reconnaissante.

C’était un petit octogénaire, merveilleusement conservé, à l’œil aigu sous le sourcil hérissé, au teint clair, à la blanche moustache coupée ras. Son geste était prompt et menu ; sa mise modeste mais soignée. Il s’exprimait correctement en notre langue, avec l’accent qu’il tenait de la sienne. Il était un peu dur d’oreilles. Sobre et gourmet, appréciant mets et vins avec discrétion, il faisait un convive parfait. Il montrait cette courtoisie qui fut, à toute époque, le privilège des vieillards, sans doute parce que les manières subissant une continuelle décadence, les vieillards, même médiocrement appris, paraissent toujours raffinés auprès des générations nouvelles.

On possédait peu de données sur cet hôte couru. Il avait, paraît-il, exercé jadis un commerce de pâtes alimentaires à Naples, sa patrie, et il était, à la suite de revers mal définis, venu s’établir en France. Au surplus, s’inquiétait-on de lui fort accessoirement. Il tenait, aux yeux du monde, toute sa raison d’être du fait qu’il était un des rares survivants ayant eu l’avantage de connaître Dieu.

Et voici, à peu de variantes près, le récit qu’il conduisait avec cette simplicité détachée qui affirme la supériorité du conteur devant son auditoire.

« J’étais alors un tout jeune homme. J’habitais, avec mes parents, le populeux faubourg de la Barra. Notre maison touchait celle de Giuseppe Dio, et notre enclos n’était séparé du sien que par un mur assez bas. Aussi m’était-il aisé de contempler de ma fenêtre notre voisin quand il se promenait ou soignait ses carrés de légumes. Par le beau temps, il recevait les visites, assis sur un banc qu’abritait le large branchage d’un figuier. Et, comme il me suffisait de prêter l’oreille pour ne rien perdre de ce qui se disait à côté, je recueillis bien des paroles en ma mémoire. Je fus le témoin favorisé de scènes capitales.

Ne vous étonnez point si je me suis contenté d’indiscrétions, et si je n’ai pas tiré meilleur profit d’un si précieux voisinage. Outre que j’étais affligé de l’excessive timidité de l’adolescence, j’avais reçu de mon père la défense formelle d’engager la moindre relation avec celui qu’il nommait irrespectueusement « le vieux fou. » La peur des corrections acheva de me retenir à la maison. Mon père, je dois le confesser, était d’une grossière nature ; il était borné et brutal. Seul parmi tous, il resta fermé à l’évidence, et il n’accepta jamais que Giuseppe Dio pût être Dieu lui-même.

Sur le moment, certes, je ne me rendais pas un juste compte des trésors amassés par mon espionnage ; plus tard seulement, cela s’éclaircit en mon esprit. Ma naïveté me valut, au reste, la chance des seules paroles que le célèbre personnage m’ait adressées.

Une cruelle maladie venait de m’enlever ma mère ; pour me distraire de mon chagrin, une de nos parentes avait proposé de m’emmener passer la saison chaude dans un petit bien qu’elle avait, au flanc du Vésuve. Je me félicitais d’échapper à la tyrannie paternelle, mais mon père apportait, j’ignore pourquoi, quelque résistance à donner son consentement. Désespéré, j’imaginai de prier pour la réussite de mon désir.

Me voici donc à genoux sur une table poussée contre l’appui de ma fenêtre, et tendant mes mains jointes vers l’être en qui mon ingénuité voyait un Seigneur tout-puissant. Il ne me découvrit pas d’abord, mais quand, la tête par hasard levée, il m’eut aperçu, il me cria : « Tu perds ton temps, mon garçon ! » Et là-dessus mon père qui venait d’entrer sans bruit m’allongea un soufflet qui me renversa de mon oratoire improvisé. Je ne partis point pour la campagne, et cette circonstance me permit d’assister, peu après, aux derniers instants de notre voisin, foudroyé d’apoplexie sur le pas de sa porte, un après-midi de juillet. Il naquit, il mourut ; nous ne saurions concevoir d’éternité ni d’immortalité.

Mon père railla la douleur que j’éprouvai, à l’unisson de l’univers : « Anthropomorphiste ! » m’appelait-il avec fureur, témoignant une fois de plus de son ignorance, puisque l’anthropomorphisme n’eût été qu’une des vieilles erreurs du passé. Bravant injures et coups, j’assistai aux obsèques qui furent une imposante manifestation du deuil mondial. Dans son testament, Giuseppe Dio avait demandé la fosse commune ; il restait, jusqu’au bout, conséquent avec soi-même : aucun temple, fût-il funéraire, ne saurait abriter aucun Dieu.

Je crois superflu de dépeindre notre héros. Des milliers de portraits ont popularisé son visage, et il n’est personne ici qui ne possède, tout au moins, sa photographie. Combien d’opérateurs ai-je vu défiler ! Il en venait jusqu’à vingt par jour, et je ne parle pas des peintres et des sculpteurs. C’était bien, à cette époque, cet homme aux robustes soixante ans, au visage coloré, tout en nez et en barbe, et à l’ample carrure, tel qu’il figure dans nos musées de cire, et dont, pour dix centimes glissés entre ses lèvres, nous oyons la voix grasse et timbrée incluse au phonographe.

Il est assez difficile de définir son être moral qui ne présentait aucun de ces traits saillants où la personnalité de l’individu s’accuse. Il était neutre. L’absence de caractéristique le différenciait. Sans doute était-il modeste, puisqu’il ne montrait point d’orgueil, même au faîte de sa renommée.

Il réglait sa conduite en évitant les extrêmes, et il écartait les passions avec soin. S’il n’accomplit pas d’actions méritoires, il n’en commit aucune qui prêtât au reproche. Il vivait seul ; en société, il parlait peu, mais avec une bienveillance constante. Il était la sérénité, la placidité même. Il cultivait son jardin et sortait rarement au-dehors. Le macaroni figurait chaque jour à son menu. Il culottait des pipes en terre. »
 

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Un murmure de satisfaction qui se répandait dans le salon affirmait combien Celui dont parlait M. Tacca était décidément le Dieu du siècle, le seul capable de contenter désormais l’inné besoin de religion de l’humanité et en même temps les exigences de la raison.

Le cas de Giuseppe Dio avait été des plus simples. Il était né à un moment où, de toutes les métaphysiques sapées par l’analyse, il ne restait plus que décombres. Un beau jour, il avait monté sur la table rase, proclamant : « Io sono Dio » avec une de ces convictions que ni moquerie, ni indifférence n’entament. Contre l’idée fixe dont il était possédé, rien ne prévaudrait. La conviction est la plus contagieuse des maladies. Tout le monde souhaitait de croire sans trouver d’objet où appliquer sa certitude. Giuseppe Dio présentait les garanties essentielles pour qu’il fût décemment permis de croire en lui. Son existence était prouvée ; il ne choquait point le bon sens. À ceux qui s’étonnaient qu’il ne fût après tout qu’un homme, on était à l’aise pour répondre qu’il aurait tout aussi bien pu être table ou cuvette, mais qu’alors on ne l’aurait jamais su. À tant faire que de remplacer l’idéal par le réel, mieux valait une substitution plausible. Ces gens-là, surpris de ce qu’il était, auraient été fort embarrassés d’expliquer sans folie ce qu’il aurait dû être.

« Io sono Dio, » avait-il déclaré sans le souci du ridicule. Et ses contemporains consentirent à édifier une église sur un homonymat ; leurs ancêtres en avaient bien construit une sur un calembour !
 

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« J’ai dit qu’il n’était point loquace, reprenait M. Tacca. Il n’émettait pas d’opinion pour le plaisir ; aussi bien assurait-il n’avoir aucune opinion, n’étant pas le Dieu de celui-ci ou de celui-là, mais le Dieu de tous. Le moindre parti-pris eût entravé son universalité nécessaire. Cependant, devant l’illogisme de ses visiteurs, il lui fallait quelquefois remettre les choses à leur place.

Tout vraiment qu’il se présentât en honnête petit rentier, l’imagination des hommes lui prêtait comme un recul, l’enveloppait comme d’un nimbe ; oui, dans leur aveuglement ils l’auraient presque admis pour un pur esprit. Et il leur disait : « Pourquoi sortir de l’évidence ? Je suis dans l’ordre des phénomènes ; je tombe tout entier sous vos sens. Je n’habite point dans le vide, mais ici, dans cette maison, à côté de vous. Pourquoi vous payer d’illusions ? Vous vous obstinez à définir l’être par le non-être. Quand vous m’aurez transformé en une entité métaphysique, vous m’aurez tout simplement nié. » Ces paroles étaient frappées au coin de la stricte sagessse.

Je me rappelle une femme de la campagne qui portait un panier recouvert d’un linge. Les jambes molles d’émotion, elle s’avança vers lui qui, sous le figuier, bourrait tranquillement sa pipe. Au moment de l’aborder, elle chut à genoux, avec une adoration muette.

« Relevez-vous, bonne dame, dit-il. Cette posture est indigne. Suis-je un objet de crainte ou de respect ? Je ne vous connais pas et vous ne me connaissez pas davantage.

– Comme vous êtes bon ! murmura la paysanne extasiée.

– Mais non, je ne suis pas bon ; je ne suis pas méchant non plus. Je suis ; c’est bien assez.

– Permettez que je vous offre… »

Elle découvrait son panier ; il contenait des œufs et du beurre.

« Remportez-moi vite cela. Merci. Je n’accepte rien. »

Toute décontenancée, elle balbutiait :

« J’avais espéré… je pensais… je voulais demander…

– Voyons, ma brave femme, pour qui me prenez-vous ? Vous vous faites une singulière idée de moi. Quand je voudrais quelque chose pour vous, je ne pourrais pas ; et si je pouvais, je ne voudrais pas. On ne m’achète point. Mon désintéressement est aussi indispensable que mon indifférence. »

Il parlait d’un ton égal, sans une nuance d’irritation ; il se bornait à constater. Et la campagnarde s’en retourna, bouleversée ; elle n’avait pas l’esprit philosophique.

Une autre fois, je vis entrer chez lui un jeune homme avec la figure masquée par un affreux lupus. Il était bavard et lyrique. Je l’entendis qui, avec transport, louait Dieu de sa création ; les étoiles, la mer, l’azur, les fleurs, tout y passait. Giuseppe le laissait dire, mais, quand ce fut fini : « Avouez que si j’ai créé ce lupus, il n’y a pas tant de compliments à me faire. » Du coup, l’enthousiaste fut douché.

Et c’est ainsi, Mesdames, que, dans toutes les circonstances opportunes, il prouvait que la seule manière d’être Dieu par le temps qui court, c’est d’être le néant personnifié, à la portée de notre intelligence. »
 

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M. Tacca n’épuisait pas d’un coup son répertoire ; il se réservait pour d’autres soirées. Il quittait la cheminée, recevait les remerciements et les sourires de l’assemblée, puis il s’en allait retrouver les hommes au fumoir. Dans les nuages d’un fort cigare, il détaillait quelques anecdotes libertines ; on les écoutait avec la déférence due au monsieur qui, par ailleurs, a connu Dieu.
 
 

 

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(Édouard Ducoté, in La Plume, tome XII, n° 281, 1er janvier 1901 ; cette nouvelle a été reprise dans le recueil En ce monde ou dans l’autre, Paris : Bibliothèque Internationale d’Édition, 1904 ; Carl Spitzweg, « Der Blumenfreund, » huile sur toile, c. 1855-1860 ; estampe de Louis Moe)