« Monsieur, reprit l’inspecteur, je ne m’étonne plus que d’une chose. Vous avez ouvert deux ou trois volumes de votre bibliothèque, et il m’a semblé que c’étaient des cahiers de papier blanc ?
– En effet, Monsieur. L’écriture ou les caractères d’imprimerie sont des obstacles à la pensée.
– Mais pourquoi, sur le dos de ces volumes, des mots, des titres que ne justifie pas le contenu, puisqu’il n’y en a pas ? Dieu, Humanité, Matière, Esprit, le Beau, le Bien, le Juste, le Vrai…
– Monsieur, répondit en se levant l’homme du vieux moulin, c’est que tout cela ne peut se trouver que dans une bibliothèque de papier blanc. »
(Aurélien Scholl, « Le Solitaire, » 1898)
Comme John Bedot ou Maurice Griveau, Albert Lhermite fait partie de ces auteurs oubliés dont la réputation posthume ne repose que sur une seule œuvre littéraire. Albert Lhermite, – de son véritable nom Albert Dupuis (1817-1885), – a été « redécouvert » par la New-Yorkaise Julia Pryzbos, enseignante spécialiste de la littérature française du XIXème siècle ; son recueil Un Sceptique s’il vous plaît, publié fin 1861 chez Lévy frères dans la « Bibliothèque des voyageurs, » a été réédité en 1996 chez José Corti, dans la « Collection romantique » (n° 62). Le recueil original est quasiment introuvable ; contrairement à ce qu’en ont conclu hâtivement certains chroniqueurs contemporains, ce n’est sans doute pas parce que l’ouvrage n’a rencontré aucun succès à parution, mais plus vraisemblablement parce qu’il s’agissait d’une édition à compte d’auteur, à tirage confidentiel et diffusion restreinte, l’auteur ayant certainement acheté une bonne partie du stock pour la distribuer à ses amis. La pratique a été courante chez bon nombre d’éditeurs dès le début du XIXe siècle, et Lévy n’a pas fait exception à la règle.
S’il peut sembler excessif de faire d’Albert Lhermite « un chaînon manquant dans la grande famille littéraire qui va de Laurence Sterne à Calvino ou de Borges à Perec, » il n’en demeure pas moins que son recueil s’inscrit dans la tradition des contes voltairiens, et qu’il se double d’une réflexion originale sur l’art et le statut de la création artistique. Cette interrogation sur les rapports de l’artiste et de son œuvre traverse d’ailleurs l’ensemble des écrits d’Albert Dupuis ; le lecteur pourra s’en convaincre en lisant les quelques textes inédits de l’auteur que nous ferons paraître prochainement dans la Porte ouverte. En attendant, nous vous invitons à redécouvrir cette « Bibliothèque de papier blanc, » ainsi que le plagiat qu’en a tiré Aurélien Scholl sous le titre « Le Solitaire, » et qui était jusqu’à présent passé inaperçu.
MONSIEUR N
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DUPUIS (Albert), littérateur, né à Arras le 2 mars 1817, fit ses études au collège de Lille, et reçut son diplôme d’avocat à Paris le 10 août 1839. Sa santé lui interdisant la carrière du barreau, il revint se fixer à Lille (1841), et s’adonna exclusivement à l’étude et à la littérature. Sous la République, de 1848 à 1850, il occupa les fonctions de juge-de-paix à Lille ; plus tard il accepta le poste de chef du contentieux près de la Compagnie d’assurance le Nord. Admis en 1848 à la Société des sciences et arts, il a publié dans les Mémoires de cette Académie de nombreux travaux, entre autres : Notice sur la vie, les doctrines et les écrits d’Alain de Lille (1849 et 1858) ; Antoinette Bourignon (1853) ; l’Enseignement de la philosophie à Lille (1856) ; Études sur quelques philosophes scholastiques lillois (1858) ; l’Ambassade d’Auger de Bousbecques en Turquie (1862), etc. M. Dupuis a, sous différents pseudonymes, collaboré à la plupart des journaux lillois : l’Artiste, l’Écho du Nord, Lille-Artiste, l’Écho populaire, la Revue du mois, l’Abeille lilloise, la Revue du Nord, etc. Enfin, sous le nom de Lhermite, il a publié chez Michel Lévy (Paris, 1862), un charmant recueil de contes philosophiques intitulé Un Sceptique s’il vous plaît.
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(Hippolyte Verly, Essai de biographie lilloise contemporaine : 1800-1869, augmenté d’un supplément et accompagné de notes historiques et bibliographiques, Lille : Leleu libraire, 1869)
LA BIBLIOTHÈQUE DE PAPIER BLANC
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Un jeune homme avait dévoué sa vie entière à la recherche du basilic, cet animal étrange dont les propriétés sont si merveilleuses. Il avait parcouru le monde entier : plus d’une fois il avait cru saisir ce qu’il convoitait ; mais les passants auxquels il montrait sa trouvaille n’y voyaient qu’une couleuvre, un lézard ou quelque gros limaçon.
Fatigué, vieilli, découragé, il se maria et obtint la place d’administrateur des forêts du pays désert. C’était une contrée où ne se trouvaient que des rochers arides et des marécages couverts de bois épais. Pourtant le seigneur auquel elle appartenait y entretenait des bûcherons et un administrateur chargé de veiller à la coupe des bois.
Une pareille solitude convenait bien à un homme dégoûté du monde. Cependant notre chercheur était à peine arrivé de quelques jours dans cette résidence, lorsque sa femme lui fit remarquer sur un rocher voisin un château à demi ruiné, mais qui semblait encore habité.
« Rassure-toi, dit-elle aussitôt, je me suis informée et je sais que là demeure un vieil original qui se promène toujours seul, ne parle à qui que ce soit, et ne peut troubler en rien ta retraite. »
Un jour, l’administrateur venait d’inspecter une clairière, lorsqu’il entendit des cris qui le firent frémir ; c’était le nom de son enfant prononcé par sa femme, d’une voix que l’angoisse entrecoupait. Il vit aussitôt paraître cette pauvre mère, les vêtements et les cheveux dérangés par la course, le visage contracté ; elle vint tomber dans les bras de son mari en criant :
« L’enfant ! l’enfant !
– Eh bien, où est la petite ?
– Perdue, depuis deux heures. »
Aussitôt les bûcherons furent organisés en bandes ; on battit le bois longtemps, mais sans résultat. Enfin, brisé d’émotions et de peines, le père sondait une mare du voisinage, quand il vit sur le bord sa petite fille, qui revenait en chantant, un gros bouquet dans une main, un panier de pêches dans l’autre.
Oh ! comme il la saisit et courut vite la porter à sa mère ! Combien de doux baisers reçut l’enfant ! de quels linges moelleux on sécha son corps ! dans quel bon petit lit on voulut qu’elle reposât ! Après quelques heures de ces tendresses, on se demanda si on n’aurait pas bien fait de la gronder et de la mettre en pénitence.
« Mais, malheureuse enfant, qu’as-tu donc fait pour nous causer tant de chagrin ?
– J’ai été chez le maître du château là-haut.
– Pourquoi y être allée ? te l’avait-on permis ?
– Ah ! voilà. En cueillant des mûres, j’ai senti la terre s’enfoncer et je suis tombée jusqu’aux genoux dans les marais. J’ai crié fort. Ce monsieur est accouru ; il m’a retirée de la vase, m’a conduite chez lui, a fait un grand feu pour me sécher ; et, pendant ce temps, voulant m’amuser, il m’a lu une belle histoire. Je vais vous la raconter. Puis il m’a donné des fleurs, des pêches, et m’a montré la route qu’il fallait suivre pour revenir ici. Écoutez l’histoire :
– Non, dors, repose-toi, petite.
– Écoutez-moi, ensuite je dormirai.
– Bien sûr ?
– Bien sûr.
– Raconte alors ce que tu as entendu. »
I
LE BEAU
« Il y avait une fois une petite fille qui était bien gentille, un peu coquette, mais bien bonne et bien sage. Seulement, elle ne pouvait supporter la vue des bêtes laides et les écrasait. Elle était assise un jour sous un cerisier quand elle vit descendre des branches les plus hautes un fil auquel pendait une grosse araignée grise. Elle voulut la saisir et la tuer, mais elle se sentit la main retenue ; elle essaya d’allonger l’autre bras sans réussir ; elle chercha à se lever, ses jambes étaient tenues de même ; elle se vit alors tout entière prise dans une toile grande et solide. Elle eut peur, mais tout à coup elle s’aperçut que ses membres s’amincissaient, s’amincissaient, et qu’elle pouvait courir légèrement le long de ces fils. Elle se trouva portée sur des jambes si menues, que les danseuses ont de gros poteaux en comparaison. Un duvet délicat couvrait tout son corps et ses yeux pénétraient dans les plus petits détails de toutes choses. Elle s’admirait elle-même, lorsqu’elle sentit un frémissement dans sa toile ; elle descendit pour mieux voir, et elle recula effrayée en regardant un monstre qui la menaçait. C’était un enfant sans doute, mais tel que les araignées doivent le voir. Des touffes énormes de fils gros comme cent ou mille de ceux que filent les insectes s’entassaient au-dessus d’une peau écailleuse et grossière ; des yeux si gros, qu’ils semblaient des buttes quand ils étaient fermés, des mares quand ils étaient ouverts ; de larges trous dans le visage, voilà ce qu’elle vit, et elle en eut si grand-peur, qu’elle remonta bien vite le long de son fil. Mais celui-ci semblait se prolonger toujours. Elle interrogea une feuille du cerisier : « Petite feuille, petite feuille, savez-vous où est le bout de mon fil ? – Il est, je crois, à ce nuage blanc qui pend sur nous. » Elle monta encore : « Beau nuage, beau nuage, savez-vous où est le bout de mon fil ? – Il est, je crois, dans le soleil qui brille sur le monde entier. » Elle alla jusque-là : « Soleil, soleil, ami des enfants, sais-tu où est le bout de mon fil ? – Il pend, je crois, au firmament. » Elle s’éleva vers le firmament. Là, elle entendit une voix forte qui lui dit : « C’est ici que se fait tout ce qui est dans le monde. Tu as été petite fille et araignée. Sous laquelle de ces deux formes veux-tu retourner sur la terre ? » Elle se mit à pleurer, car elle se rappelait qu’étant petite fille elle avait trouvé l’araignée bien laide, et, étant araignée, la petite fille bien affreuse, mais aussi qu’elle s’était crue bien jolie sous l’une et l’autre forme. Elle ne savait pas se décider. C’est pourquoi elle pleurait.
Tout à coup elle se retrouva sous le cerisier, dans sa jolie toilette et avec son doux sourire d’enfant. Elle admira la belle campagne qui l’entourait, mais elle aperçut encore devant elle l’araignée qui tissait. Elle ferma les yeux et n’en rouvrit qu’un en clignant la paupière pour voir si la vilaine bête était toujours là. Mais quel changement ! Les beautés qu’elle avait vues tout à l’heure étaient disparues, et de nouvelles, mille fois plus petites, plus fines et plus délicates, les avaient remplacées. Elle sut alors que, par un don du bon Dieu, l’un de ses yeux était celui d’une petite fille, l’autre celui d’une araignée. »
– Et ce monsieur a dit qu’on était bien heureux d’avoir ainsi des yeux pour tout voir et tout admirer, ce qui est grand et ce qui est petit, ce qui plaît à l’un et ce qui plaît à l’autre. Il m’a promis, si j’étais bien sage, de m’en donner de pareils.
– Des yeux ?
– Oui, maman, des yeux.
– Et ton histoire est finie ?
– Oui, papa.
– Eh bien, dors à présent.
– Mais, dites-moi, pourquoi ce monsieur lisait-il tout cela sur du papier blanc ?
– Rêves-tu déjà ?
– Non, je vous l’assure. Il lisait sur du papier blanc, et, de temps en temps, il m’en montrait une feuille, comme si c’eût été une image :
– Vois-tu cette araignée, cet arbre, ce nuage, cette étoile ? me disait-il.
Et, à force de regarder, je croyais voir comme il le voulait.
– Maintenant il n’y a plus rien à regarder ; ferme les yeux et dors. »
Le lendemain, l’administrateur des forêts recommanda à sa femme d’aller remercier le maître du château voisin.
« Et tu me laisses aller seule chez un inconnu ? dit-elle.
– La petite a assuré qu’il était si vieux !
– Mais la politesse ?
– Je veux rester dans ma solitude. »
Ce disant, il partit. Cependant, en rentrant le soir, il s’informa avec intérêt du voisin.
« Il est très cérémonieux et froid, mais gai et singulier quand il se livre. Imagine-toi que, poussée par la curiosité, je lui ai demandé qu’il me montrât le livre dans lequel il avait fait la lecture à ma fille. C’est vraiment du papier blanc.
– Réellement ?
– Oui. Intriguée par cette première circonstance, je l’ai supplié de me lire quelque passage. Il m’a conduite alors dans sa bibliothèque pour y prendre, a-t-il dit, quelque ouvrage qui ne fût pas à l’usage des enfants. Là, j’ai vu sur des rayons de nombreux cahiers de papier blanc, enveloppés les uns dans des peaux d’animaux, les autres dans des coupons de soie ou de velours, des fourrures, des écorces d’arbres, de larges feuilles ou même des casiers de métal, d’ivoire, d’albâtre, de nacre et de mille autres matières précieuses. Chaque couverture porte pour étiquette un fruit, une fleur, une perle, un morceau des choses les plus diverses. Ainsi, pour moi qui lui avais demandé un récit à faire peur, il a pris un cahier enveloppé dans une branche de ciguë et marqué d’une goutte de sang.
– Et il a lu dans ce papier blanc ?
– Il a lu dans ce papier blanc.
– Peux-tu te rappeler ce que tu as écouté ainsi ?
– À peu près.
– Dis-le-moi, je te prie. »
II
LE BIEN
Le comte d’Hur, seigneur des bords du Rhin, avait la mie la plus accomplie qui se pût trouver. Douceur, charité, dévouement, toutes ces vertus étaient en elle au plus haut degré, et, sauf la haine vigoureuse que les grandes âmes ont contre les méchants, elle ne portait en son cœur que de bons sentiments. Elle avait dix-sept ans lorsqu’elle entreprit un pèlerinage afin d’obtenir du ciel la guérison de sa grand-mère. En route, elle fut arrêtée par des brigands qui égorgèrent sa suite et conduisirent leur captive devant leur chef. C’était un homme de vigoureuse nature, de mâle et beau visage, mais dont les yeux peignaient la cruauté. Cependant la fille du seigneur parut lui faire une vive impression. Il ordonna qu’elle fût enfermée dans la meilleure chambre du donjon, et on le vit tout le jour rôder autour de cette prison dans laquelle il fit porter les plus belles dépouilles provenant des pillages de sa bande. Le soir même, il revint près de la jeune fille, la trouva agenouillée, en prières, attendit qu’elle se fût levée, et, lui parlant avec douceur, l’autorisa à se promener partout où elle le jugerait bon, à disposer, suivant sa fantaisie, des hommes et des choses qui l’entouraient.
« Vous serez donc aussi libre ici que dans le château de votre père, ajouta-t-il ; seulement, si vous vous absentiez plus d’une heure, je me couperais la gorge avec ce même poignard qui a toujours tenu fidèlement les promesses de grâce ou les menaces de mort dont il a été pris à témoin. »
Sur ces mots, il se retira.
Le plan du brigand était on ne peut mieux concerté. Il avait sainement jugé le caractère de sa captive. Timide comme elle était, elle ne pouvait songer à fuir en mettant à sa poursuite une troupe qui lui eût attribué la perte de son chef. Elle pouvait encore moins se décider à se regarder comme la cause d’une mort sans repentir, d’un suicide !
Elle passa dans le donjon quelques jours, entourée de respects, mais l’âme agitée d’inquiétudes quand elle se demandait quelle conduite elle devait tenir.
Une semaine plus tard, des envoyés du seigneur d’Hur se présentèrent, chargés de traiter de la rançon.
« Je n’en veux aucune, dit le chef de brigands ; la fille de votre maître est libre et peut partir à l’heure même, si elle le veut. »
Ce disant, il se tenait le poignard sur la gorge d’un air si déterminé, qu’on ne pouvait douter de sa résolution.
La jeune fille demanda quelque temps pour réfléchir et pour s’entretenir avec les envoyés de son père. Cependant elle se retira seule et passa toute la nuit en méditations et en prières. Aux premières lueurs du matin elle fit appeler le chef.
« Vous m’aimez ? lui dit-elle.
– Vous devez le savoir, répondit-il. Une femme traitée, dans une troupe d’hommes armés, et surtout dans la mienne, comme vous l’avez été ici, ne peut pas douter de son pouvoir.
– Si le prêtre du bourg voisin nous unissait, me seriez-vous fidèle ? Apporteriez-vous dans ce mariage la résolution, la constance de volonté, le dédain des obstacles intérieurs et extérieurs que vous avez si souvent montrés ?
– Je vous le jure sur ce poignard.
– Eh bien, conduisez-moi devant ce prêtre… Vous hésitez ?
– J’hésite, en effet. Vous, pure et estimée, vous, la fille du comte le plus vénéré de l’Allemagne, vous dont la main a été demandée par des ducs et des princes, vous vous décidez à épouser le bandit le plus redouté de l’Europe, et cela sans amour, je le sais bien. Mais vous vous êtes dit : « Je l’arracherai à ses crimes, je lutterai contre son entourage, ses habitudes et ses passions ; je le ramènerai au bien. On pendra les siens, j’obtiendrai sa grâce et le ferai seigneur de quelque château fort en nos contrées. » En fuyant, vous causiez la perte de mon corps et de mon âme ; en restant, vous exposiez à des périls inconnus votre existence et votre honneur. Entre ces deux partis, vous en avez découvert un troisième. Il vous a séduit par une apparence de vertu et vous avez peut-être pensé que, dans le ciel, ma conversion vous serait plus comptée que les grandeurs auxquelles vous étiez appelée en ce monde. Je vous ai devinée, n’est-il pas vrai ? Eh bien, vous vous êtes trompée. Votre entreprise est impossible, insensée et même sacrilège !
– Oh ! taisez-vous.
– Non, je l’ai dit : sacrilège. De quel droit venez-vous m’arrêter dans la mission que Dieu m’a imposée ? N’est-ce pas lui qui a mis dans mes veines ce sang abondant, chaud, impétueux qui empourpre mon visage et enflamme mon cerveau ? Cet esprit inflexible et que rien n’arrête, ces instincts de cruauté et de destruction qui se sont manifestés chez moi dès l’enfance, en suis-je l’auteur ? Vous me direz de les étouffer ; mais la nature qui me les a donnés m’inspire de les conserver, de les laisser grandir pour faire honneur à son œuvre. Vous voudriez me persuader follement que le Tout-Puissant crée des instruments de ses colères et de ses vengeances, leur donne toutes les qualités du corps et de l’âme nécessaires pour accomplir leur terrible emploi, et ensuite qu’il les punit d’avoir mené à fin l’œuvre à laquelle il les avait spécialement destinés ? Oh ! cela, vous ne me le persuaderez pas, jamais, jamais ! Si j’avais été Attila, j’aurais comme lui ravagé le monde, écrasé l’humanité, détruit ses ouvrages, effacé sa trace en maint endroit ; puis j’aurais comparu sans crainte devant mon juge éternel et lui aurais dit fièrement : « Es-tu content de ton fléau ? »
Car c’est ainsi que vous-même l’avez nommé : le fléau de Dieu, consacrant par ce mot historique la mission divine du géant dévastateur. Ah ! quand vous voyez apparaître un de ces fléaux : la peste, la famine, la guerre, les persécutions, les barbares, vos esprits s égarent, et, au lieu de vous incliner devant des lois que vous ne pouvez connaître, vous cherchez à vous expliquer ces souffrances, vous alléguez l’avertissement, l’épreuve, le châtiment, que sais-je ? J’ai brûlé dans un couvent un bâtiment où se trouvaient mille et mille volumes contenant ces billevesées, travaux énormes destinés à justifier Dieu devant vos étroites intelligences, devant vos mesquins préjugés.
Croyez-le bien, ces sottes distinctions n’existent point pour celui qui nous voit de si haut ; elles n’existaient pas non plus pour l’homme avant qu’Ève notre mère goûtât du fruit défendu, avant qu’elle eût acquis la funeste science du bien et du mal, comme disent vos saintes légendes.
Tout ce que Dieu a fait, préparé ou permis est bien. Si donc, jeune fille, vous voulez vous unir à moi, n’entravez pas ma mission. »
Malgré cette terrible profession de foi, la jeune comtesse conserva-t-elle ses espérances et ses illusions ? Il faut le croire, puisqu’elle alla au bourg voisin épouser le brigand. Mais, au retour, elle tomba dans un parti des gardes de l’empereur ; son mari fut tué et elle se trouva veuve en même temps qu’épouse.
Sa vie fut consacrée au dévouement comme l’avait été sa jeunesse ; mais toute haine, même contre le méchant, était sortie de son cœur. »
« Et c’est là ce qu’il a lu dans un papier blanc ?
– Oui, mon ami.
– C’est étrange !
– Que ne vas-tu trouver ce monsieur ? Il désire beaucoup causer avec toi.
– Hum ! »
Le jour suivant, au lieu de se trouver dans la partie du bois qu’il avait désignée au travail des bûcherons, l’administrateur alla, par pure distraction, vers le vieux château. Il y entra.
Le maître vint au-devant de lui et l’accueillit si cordialement, que l’intimité s’établit bientôt entre eux. Le visiteur ne tarda pas à parler, sans le vouloir, mais il y fut entraîné, à parler de son basilic et des mécomptes éprouvés.
« Cet être merveilleux existe-t-il vraiment, comme les citations des auteurs anciens me le font croire ? est-il purement fabuleux, ainsi que les naturalistes le pensent ? Je voudrais bien connaître la vérité sur ce point.
– Ah ! la vérité ! venez que je vous lise quelque chose à ce propos. Vous qui êtes moins âgé que moi, ayez l’obligeance de prendre là-haut, sur ce rayon, parmi les volumes qui portent des pierres précieuses enchâssées dans leur reliure, celui sur le dos duquel vous voyez briller un morceau de cristal.
– Celui-ci ?
– Précisément.
– Le voici ; mais pourquoi n’y vois-je que du papier blanc ?
– Eh ! mon bon monsieur, lisez-vous jamais autre chose ? Qu’est-ce que le texte imprimé, sinon un sujet de rêverie ? Entrez dans une église et étudiez quelques personnes : les unes ne voient dans leur livre que de petits points noirs ; leur esprit est loin de là, en voyage, en conversation, en affaires ; les autres lisent et relisent sans cesse des mots latins qu’elles ne comprennent pas, tout en suivant le cours des dévotions habituelles ; d’autres enfin s’en inspirent pour la plus grande exaltation. Comment un même ouvrage, la Bible, si vous le voulez, est-il plein d’idées pour celui-ci, lettre close pour celui-là ; si poétique au dire d’Herder, si trivial au rapport de Voltaire ? C’est un magnifique exemplaire des Aldes pour l’un, c’est un livre de piété pour le second, le troisième y apprend une langue morte, le quatrième y étudie les mœurs antiques, et ainsi des autres. Pourquoi l’ouvrage qui vous a tant charmé hier vous laisse-t-il aujourd’hui une impression toute différente ? Vous voyez bien qu’il n’y a dans vos livres, comme dans les miens, que ce que nous y mettons.
– Lisez donc, j’écoute. »
III
LE VRAI
Le philosophe Murthy était bien le meilleur philosophe qu’il y eût au monde. Sa bonté était connue, et tout ce qui gémissait sous quelque oppression venait à lui, certain d’avance de recevoir quelque soulagement. Il avait arraché des victimes à tous les tribunaux, des absolutions à tous les juges, des prisonniers à tous les cachots. Paix aux hommes égarés ! guerre aux opinions erronées ! telle était sa devise, et autant il mettait de zèle à défendre ceux que la peine menaçait, autant il mettait d’ardeur à combattre les idées fausses.
Il traversait un soir la place d’armes pour aller remplir quelque acte d’humanité. Ce lieu le faisait toujours frissonner. Là, sur ces mêmes pavés, le glaive, le bûcher, la potence, avaient exercé leurs ravages. Le sang humain avait coulé et l’œuvre de Dieu avait été mutilée. En songeant ainsi, il leva les yeux et vit attachée à un pilier une forme étrange qu’il ne connaissait pas.
« Qui es-tu ? lui demanda-t-il tout ému, sans savoir si cet être nouveau pour lui pouvait le comprendre.
– Je suis une idée.
– Une idée ! Mensonge que cela ! Les idées sont des abstractions, tout au plus des formes de l’esprit, et nulle d’elles ne peut être visible devant moi.
– Tu me vois cependant. As-tu lu la Caverne de Platon ? as-tu vu là les mortels représentés comme enchaînés dans un antre et voyant passer sur les parois l’ombre des idées qui resplendissent au-dehors ? Je suis une de celles-là, une de ces grandes idées divines dont tu vois la représentation dans les choses d’ici-bas.
Dis-moi, philosophe, as-tu pensé à notre puissance ? N’as-tu pas entendu les martyrs chanter durant leur supplice, et n’ayant cependant qu’une idée pour soutenir leur courage ? N’as-tu pas vu des puissances, des générations lutter contre l’une d’entre nous, sans pouvoir la vaincre ? Et tu veux que ce ne soient pas là des réalités, quand tu appelles ainsi ce ver qui se traîne à tes pieds ! Non, mon ami, le feuillage est quelque chose d’aussi réel que telle feuille de tel arbre. Ton mot d’abstraction n’a pas de sens.
– Eh bien, ma pauvre petite, avant que je te délivre, il faut que je sache si je te dois mon aide. Es-tu une idée fausse ? es-tu une idée vraie ?
– Où te places-tu ? Si tu es à ma droite, je suis une idée vraie ; si tu es à ma gauche, une idée fausse. D’ici, ce clocher te paraît bien petit ; de près, tu le jugeras grand.
– Oui ; mais, ici comme là-bas, il n’a que tant de coudées.
– Eh bien, quand tous les hommes auront accepté la même règle pour mesurer les idées, tu me diras quelle est exactement ma valeur. Jusque-là, mesure les tiennes à ta propre coudée, mais ne la prends jamais pour mesurer celles des autres.
– Et qui t’a placée là ?
– Toi, toi-même. Combien de mes sœurs, dans ta vie d’homme paisible, as-tu ainsi torturées, déchirées, mises au pilori, au chevalet, abreuvées de souffrances et d’humiliations parce qu’elles n’étaient pas les tiennes et qu’en conséquence tu les jugeais fausses. Pendant ce temps, ton voisin agissait de même pour celles que tu avais adoptées. Tu gémissais alors, souffrant dans ce que tu avais de plus sensible, dans la plus impressionnable partie de ton intelligence, dans tes convictions. Tristes luttes, fatales représailles de ce monde !
– Mais j’étais de bonne foi ; te jugeant fausse, je te croyais funeste !
– Ton voisin pensait de même, mais il trouvait faux ce que tu déclarais vrai. Entre les ruines que vous accumuliez tous deux, l’œuvre de Dieu ne pouvait subsister. « Les oiseaux gâtent ma moisson, » dit le paysan. Il les détruit, et les insectes viennent dévorer tout le fruit de son travail, car les êtres qu’il a condamnés, désastreux vis-à-vis des fruits qu’ils mangent, sont nécessaires vis-à-vis des chenilles qu’ils anéantissent. Moi, de même, féconde dans l’esprit de ton voisin, j’aurais pu être dangereuse dans le tien. Veille à tes fruits et à ton intelligence, mais laisse-nous subsister. Celui qui dirige les mondes n’y peut rien maintenir qui n’ait son but. S’il permet que telle idée éclose dans le cerveau de l’homme, c’est en vue d’une destination marquée dans son plan universel qui traite aussi bien l’araignée, le bandit et l’idée fausse que la belle petite fille, la vierge dévouée et les prétendues vérités salutaires. »
Entendant ainsi parler, le philosophe s’inclina et détacha la prisonnière, qui s’éleva radieuse dans le ciel de la pensée, escortée des hymnes de délivrance que chantaient ses fidèles.
« Vous concluez donc de ce récit, dit l’administrateur des forêts, que l’on ne peut atteindre la véritable connaissance des choses, pas plus pour le basilic que pour tout autre objet ? Il me semble cependant que les philosophes ont donné les signes certains auxquels on reconnaît le vrai, le beau, le bien.
– Savez-vous ce qu’on dit aux enfants, quand ils s’efforcent d’attraper à la course les oiseaux de nos jardins ?
– Oui, on leur conseille de mettre un grain de sel sur la queue des volatiles.
– Vous n’ignorez pas non plus ce qu’est le sel en littérature ?
– C’est l’originalité de la pensée, le mouvement et le trait du style.
– Eh bien, les philosophes nous donnent ce grain de sel qu’ils ont préparé, ce principe de vie et de fécondité, clair, pur, transparent, sans tache et sans défaut, règle universelle, principe absolu, critérium souverain. Il ne s’agit plus que de le poser sur le vrai, sur le beau, sur le bien, et nous serons sûrs de posséder parmi nous ces autres habitants du ciel que nous voyons sans cesse planer sur nos têtes. Le jeune disciple part, enivré, plein d’espérance et d’ardeur ; il étudie, il observe, il guette. La vérité est descendue là, sur le bonnet d’un savant, la main est tendue, le sel est prêt, la prise est assurée… mais un maudit sceptique a fait du bruit, tout est disparu.
Croyez-moi, monsieur, dans ces sortes de chasses, ce n’est pas l’oiseau qui est attrapé, c’est le chasseur. »
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(Albert Lhermite, Un Sceptique s’il vous plaît, Paris : Michel Lévy frères, 1862 ; Carl Spitzweg, « Der Bücherwurm, » huile sur toile, c. 1850)
LE SOLITAIRE
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Dans un paysage qui est un véritable décor de théâtre, sur la route de Boissy-la-Rivière, au bord de la Juine, le bicycliste peut voir un moulin démonté, dont une partie tombe en ruines. La roue est sous un hangar vermoulu et les oiseaux viennent faire leur nid entre les palettes qui leur paraissent un asile tranquille et sûr. Un petit jardin inculte précède le logement du meunier depuis longtemps trépassé. Les lierres et les lichens montent jusqu’à la toiture percée à jour par-ci par-là. La grange seule est à l’abri de la pluie ; dans un coin se trouvent un lit de fer, une simple couchette, et les murs sont garnis d’étagères sur lesquelles sont placés trois ou quatre cents volumes.
Là vit seul un homme étranger au pays. Il a acheté le vieux moulin en vente publique pour la somme de quatre mille francs. Une femme du village, aussi vieille que le moulin, lui sert de domestique, lave le linge à la rivière et ne dit mot à qui que ce soit.
Dans l’après-midi d’une belle journée de juin, on entendit des cris sur la route. Le solitaire accourut et trouva une petite fille épouvantée. Une araignée de jardin s’était posée sur elle et l’enfant n’osait pas bouger. L’inconnu saisit l’araignée et la jeta dans un buisson. Mais, comme la petite ne revenait pas de sa terreur :
« Viens, mon enfant ; on va te donner un verre d’eau sucrée avec un peu de fleur d’oranger, cela te calmera… »
La vieille bonne servit l’enfant à qui l’homme dit :
« Je vais te raconter une histoire, puis
tu retourneras chez ta maman.
LE BEAU. — Il y avait une fois une petite fille qui était bien mignonne et bien sage. Cependant, elle ne pouvait supporter la vue des bêtes laides et les écrasait. Elle était assise un jour sous un cerisier quand elle vit descendre d’une branche un fil auquel pendait une grosse araignée. Elle prit sa pantoufle pour écraser la bête, mais elle sentit sa main retenue ; elle chercha à se lever, mais n’y put réussir ; elle était prise dans une toile grande et solide. Elle eut peur, mais tout à coup elle s’aperçut que ses membres s’amincissaient et qu’elle pouvait courir légèrement le long des fils. Un fin duvet couvrait tout son corps et ses yeux pénétraient les plus petits détails de toutes choses. Elle s’admirait elle-même, lorsqu’elle sentit un frémissement dans sa toile ; elle se laisse glisser et aperçut un monstre qui la menaçait. C’était une jeune fille sans doute, mais telle que les araignées doivent la voir. Des touffes énormes de fils gros comme dix mille de ceux que filent les araignées s’entassaient sur une peau écailleuse ; des yeux si gros qu’ils ressemblaient à des buttes quand ils étaient fermés, de larges trous dans le visage, voilà ce qu’elle aperçut. Elle en eut si peur qu’elle remonta le long de son fil. Elle interrogea une feuille de cerisier :
« Petite feuille, savez-vous où est le bout de mon fil ?
– Il est, je crois, à ce nuage qui flotte au-dessus de vous. »
Elle monta encore.
« Beau nuage, savez-vous où est le bout de mon fil ?
– Il est, je crois, dans le soleil qui brille sur le monde entier. »
Elle monta jusque-là.
« Soleil, ami soleil, sais-tu où est le bout de mon fil ?
– Il pend, je crois, au firmament. »
Elle s’éleva vers le firmament. Là, elle entendit une grande voix qui lui dit : « C’est d’ici que sort tout ce qui est dans le monde. Tu as été tour à tour petite fille et araignée. Sous quelle forme veux-tu retourner sur la terre ? »
Elle se mit à pleurer, car elle se rappelait que, petite fille, elle avait trouvé l’araignée bien laide, et que, étant araignée, la petite fille lui avait paru bien affreuse, mais aussi qu’elle s’était trouvée aussi jolie sous l’une et l’autre forme, et elle ne savait quel parti prendre. Tout à coup, elle se retrouva sous le cerisier, dans sa jolie robe et avec son doux sourire. De nouveau, elle aperçut devant elle l’araignée dont elle avait eu si grand peur. Elle la contempla avec bienveillance, admirant la finesse de la toile qu’elle tissait. Elle comprit alors que, par un don spécial, l’un de ses yeux était celui d’une petite fille, l’autre celui d’une araignée.
L’enfant rentra chez elle et raconta tout ce qui lui était arrivé.
« Ce Monsieur, ajouta-t-elle, m’a dit qu’on était bien heureux d’avoir des yeux pour tout voir et tout admirer, ce qui plaît à l’un et ce qui plaît à l’autre. Puis il ouvrait des livres, les uns couverts de cuir, les autres de coupons de soie ou de velours, mais c’étaient tous des cahiers de papier blanc. »
Le lendemain, le père de la petite, qui était inspecteur des forêts, alla remercier le solitaire de l’accueil qu’il avait fait à son enfant.
L’homme du moulin le reçut avec une politesse froide.
« Vous avez raconté, Monsieur, dit
le visiteur, une bien jolie histoire à ma
fillette. En avez-vous une pour moi ? »
L’homme du moulin prit un volume intitulé : LE VRAI… et lut.
« Stenner était bien le meilleur philosophe qu’il y eût au monde. Tout ce qui gémissait sous quelque oppression venait à lui. Il avait arraché des victimes à tous les tribunaux, des absolutions à tous les juges, des prisonniers à tous les cachots. Il traversait un soir la place d’armes pour aller accomplir quelque acte d’humanité. Ce lieu le faisait toujours frissonner. Là, sur ces mêmes pavés, le glaive, la potence, le bûcher avaient exercé leurs ravages. Le sang humain vivait coulé et l’œuvre de Dieu avait été mutilée. En songeant ainsi, il leva les yeux et vit attachée à un pilier une forme étrange qu’il ne connaissait pas.
« Qui es-tu ? lui demanda-t-il.
– Je suis une idée.
– Une idée ? Les idées sont des abstractions, tout au plus des formes de l’esprit, et nulle d’elles ne peut être visible.
– Tu me vois, cependant. As-tu lu la Caverne de Platon ? As-tu vu là les mortels enchaînés dans un antre et voyant passer sur les parois l’ombre des idées qui resplendissent au-dehors ? Je suis une de ces grandes idées dont tu vois la représentation dans les choses d’ici-bas. N’as-tu pas entendu les martyrs chanter durant leur supplice ? Ils n’ont qu’une idée pour les soutenir. N’as-tu pas vu des puissances, des générations lutter contre l’une d’entre nous sans pouvoir la vaincre ?
– Eh bien ! je voudrais savoir, avant de te délivrer, si tu es une idée fausse ou une idée vraie.
– Où te places-tu ? Si tu es à ma droite, je suis une idée vraie ; si tu es à ma gauche, une idée fausse.
– Et qui t’a enchaînée au pilori ?
– Toi-même. Combien de mes sœurs, dans ta vie d’homme paisible, as-tu ainsi torturées, déchirées, mises au chevalet, abreuvées de souffrances et d’humiliations parce que ces idées n’étaient pas les tiennes et qu’en conséquence tu les jugeais fausses ! Pendant ce temps, ton voisin agissait de même pour celles que tu avais adoptées. Tu souffrais alors dans ce que tu as de plus sensible, dans tes convictions.
– Mais j’étais de bonne foi ; te croyant fausse, je te croyais funeste.
– Ton voisin pensait de même, mais il trouvait vrai ce que tu déclarais faux. »
Le philosophe Stenner s’inclina et détacha la prisonnière, qui s’éleva radieuse dans le ciel de la pensée.
« À votre avis, reprit l’inspecteur des forêts, le vrai n’existe pas, si ce qui est vrai pour l’un peut ne pas l’être pour l’autre?
– Tout n’est qu’hypothèse, la matière même ! Je vois votre étonnement, et cependant si quelque médecin écrivait un livre intitulé : l’Esprit, une hypothèse, beaucoup de gens trouveraient ce titre très intelligible. Tel est l’effet de l’habitude ; on trouve naturel qu’on révoque en doute l’immatérialité de l’âme, parce qu’on ne peut ni voir ni sentir au moyen d’organes matériels ce qui est immatériel. Il y a des gens qui ne croient pas au déluge parce qu’ils ne se sont pas noyés dans ce cataclysme, et le bon Malebranche dit qu’il y a beaucoup de médecins qui doutent de l’existence réelle et distincte de l’âme parce qu’ils n’en ont pas encore disséqué. Mais lorsqu’un médecin ose mettre en question la réalité de la matière parce que l’esprit, qui n’a ni mains pour palper, ni œil pour voir, ni oreilles pour entendre, ne peut l’apercevoir immédiatement, on crie à l’absurdité. Cependant, il n’y a pas plus d’absurdité d’un côté que de l’autre. Des deux côtés, on se fonde sur la même raison, l’incompréhensibilité, de façon que, si cette raison prévalait, si l’on ne pouvait admettre ce qui est incompréhensible, il n’y aurait ni esprit ni matière. On sait que, dans le dernier siècle, l’Anglais George Berkeley, frappé des progrès du matérialisme, exposa avec une rare sagacité les difficultés qui s’opposent à l’admission d’un monde corporel et prétendit positivement qu’il n’y avait de réellement existant que les esprits. Il se fondait sur la proposition incontestable que l’âme ne perçoit que des idées, et que les sens, loin de nous apporter la connaissance des objets extérieurs tels qu’ils sont, ne nous fournissent que les idées de leurs qualités.
La matière, une hypothèse ? demandent avec indignation le physicien et le métaphysicien. Qu’est-ce donc qui remplit l’espace, ce qui sert de substance aux formes ? Qu’est-ce donc, ajoute le vulgaire, que le sol qui nous porte ? qu’est-ce que le bois, le fer, que façonnent tant de mains industrieuses ? quels sont les aliments qui sustentent notre vie ? le corps lui-même qu’ils nourrissent ? Que devient ce que nous voyons de nos yeux, ce que nous touchons de notre main ?
La matière est l’idée de la substance, a dit un écrivain allemand, le substratum des phénomènes de la nature, un simple être de raison, et, par conséquent, une erreur.
– Monsieur, reprit l’inspecteur, je ne m’étonne plus que d’une chose. Vous avez ouvert deux ou trois volumes de votre bibliothèque, et il m’a semblé que c’étaient des cahiers de papier blanc ?
– En effet, Monsieur. L’écriture ou les caractères d’imprimerie sont des obstacles à la pensée.
– Mais pourquoi, sur le dos de ces volumes, des mots, des titres que ne justifie pas le contenu, puisqu’il n’y en a pas ? Dieu, Humanité, Matière, Esprit, le Beau, le Bien, le Juste, le Vrai…
– Monsieur, répondit en se levant l’homme du vieux moulin, c’est que tout cela ne peut se trouver que dans une bibliothèque de papier blanc. »
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(Aurélien Scholl, « Le Solitaire, » in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, quinzième année, n° 5223, vendredi 23 septembre 1898 ; Carl Spitzweg, « Das Abendbrevier, » huile sur toile, c. 1845)