Le hasard réunit parfois des coïncidences bizarres. Il se trouva récemment que, dans une soirée, j’avais assisté à une séance de vision de l’invisible par l’application des rayons X à l’examen de mon propre squelette et ensuite consacré deux bonnes heures à photographier au télescope un astre invisible pour nos yeux, perdu dans les profondeurs étoilées. J’étais sous l’impression de ce fait que les progrès de la science, – les seuls vraiment, qui existent dans l’humanité, car au fond notre race est encore aussi sauvage et aussi barbare qu’aux temps de Darius et de Xerxès, – je songeais, dis-je, que les progrès de la science ont considérablement agrandi la sphère de nos conceptions et nous font vivre intellectuellement dans un univers merveilleux, lorsque, quelques minutes avant minuit, je m’endormis dans mon fauteuil au moment où je commençais à lire un article de la Revue des Deux Mondes intitulé, je crois : « La Faillite de la science. »
Il me sembla alors que, de l’intérieur de mon corps aux yeux fermés, je voyais très clairement ce qui se passait autour de moi. Un être dont la stature me rappela celle du Jupiter dont les pèlerins baisent le pied à Saint-Pierre-de-Rome en croyant honorer le prince des apôtres, était assis devant moi et m’adressait quelques questions.
« J’habite la planète Mars, me disait-il, et je suis très ignorant des choses de la Terre. Cette après-midi, en passant au-dessus de l’Atlantique, j’ai aperçu de magnifiques navires, chefs-d’œuvre de l’industrie, occupés par des hommes qui m’ont paru très beaux. Savez-vous à quelles œuvres ces bâtiments flottants sont destinés ? Sans doute ils vont à la recherche de découvertes nouvelles sur les océans et les terres lointaines ?
– Non, fis-je, leur but est de se détruire mutuellement, de se couler à fond et de noyer ou tuer tous les hommes qui les conduisent.
– Ah ! répliqua-t-il, ce que vous dites-là est digne d’attention. Ces hommes sont costumés avec élégance et portent au côté un objet à brillante poignée…
– Une épée, un sabre. C’est pour s’éventrer les uns les autres.
– Et j’ai remarqué d’énormes tubes métalliques encastrés dans…
– Oui, des canons. Ils doivent lancer de formidables obus, destinés à mitrailler les hommes et à brûler les navires.
– Et pourquoi ces êtres s’en vont-ils ainsi armés les uns contre les autres ?
– Ils ne le savent pas au juste. Ils aiment se battre. C’est un exercice, et cela fait passer le temps. Le prétexte, c’est une petite île, une fleur ravissante qui appartenait à l’Espagne et que les États-Unis veulent sans doute prendre à leur tour pour agrandir leur domaine.
– Ah ! sur votre planète, on prend comme cela les choses ?
– Oui, tenez, il y a vingt-huit ans, l’Allemagne a pris à la France deux fort belles provinces.
– Sur votre planète, on se laisse prendre ainsi ?
– La loi du plus fort. Comment pourrait-on résister ?
– Mais si les insulaires dont vous parlez ne voulaient pas plus appartenir à l’Amérique qu’à l’Espagne ?
– On ne leur dit pas encore qu’on veut les prendre, au contraire. On assure aider à les affranchir de la tutelle de l’Espagne. Mais quelques-uns d’entre nous pensent que si le sort des armes donne gain de cause aux Américains, les Cubains appartiendront à l’Amérique. On n’a pas demandé aux habitants de Strasbourg, de Mulhouse, de Metz, de choisir. Ils ont été incorporés de force au territoire allemand.
– Et comment s’appelle votre race ?
– La race humaine.
– En quoi diffère-t-elle des autres espèces vivant sur la Terre ?
– En ce que l’homme est un animal raisonnable.
– Qui dit cela ?
– Lui.
– Je m’en doutais. Est-il triste ou gai, cet animal raisonnable ?
– Plutôt gai. Généralement, on se bat au son d’une très belle musique.
– Comment dites-vous ? On se bat. Il n’y a donc pas que les navires ?
– Non, tous les hommes sont soldats. Ils appartiennent tous à des administrations et ils paient tous très cher pour entretenir cet état de choses. Un homme qui refuserait d’aller tuer son voisin serait considéré comme un lâche.
– Ma parole d’honneur, votre race est unique au monde. Mais j’entends un son mélancolique qui ne manque pas de charme.
– C’est la cloche d’un couvent voisin qui appelle à la prière.
– Un couvent ?
– Oui. Ce sont des hommes réunis pour ne rien faire.
– Des hommes et des femmes ?
– Séparés. Ceux-ci sont des Capucins. Ils marchent nu-pieds et ont les jambes sales. Tout à l’heure, vous entendrez la cloche des Carmélites, plus argentine. C’est un couvent espagnol, et demain une cérémonie est annoncée pour demander au bon Dieu l’extermination des Américains.
– Au bon Dieu ?
– Mais oui. C’est le même que le Dieu des armées. Tous les ans à Berlin, depuis 1871, l’empereur et les généraux remercient le Créateur d’avoir répandu le sang de deux cent mille Français. Et si vous connaissiez notre histoire, vous sauriez que, pendant tout le règne de Napoléon, les cathédrales n’ont pas cessé de retentir de Te Deum célébrant nos victoires.
– Il y a longtemps que cela dure ?
– De temps immémorial. Avant Napoléon, nous avions eu Louis XIV. Avant Louis XIV, l’Angleterre et la France n’ont pas cessé de se battre. Un peu plus haut dans l’histoire, les croisés sont allés à Jérusalem, naïvement convaincus que la terre du Christ devait être chrétienne. Plus loin encore, nous avons eu Charlemagne, Clovis, Attila, sans compter les autres, Gengis-Kan, Tamerlan, etc.
L’humanité, bonne mère, égorge quarante millions de ses enfants par siècle, lorsqu’ils ont vingt ou vingt-cinq ans, douze cents par jour régulièrement, et quand par hasard elle s’arrête un jour, il n’y a rien de perdu : ce sont deux mille quatre cents qui attendent leur tour pour le lendemain. On aime bien cela. C’est même l’occupation favorite des habitants de notre planète, et c’est la plus glorieuse. Les champs de bataille s’appellent du reste, dans toutes les langues, des champs d’honneur.
– Ce que vous m’apprenez là est tout à fait curieux. Je ne me doutais pas de ce genre d’occupations. Souvent, sur Mars, on parle des habitants de la Terre et ce n’est pas ainsi qu’on se les imagine. Votre planète est si belle de loin, brille d’un si splendide éclat dans notre ciel du soir ! Nous l’appelons la Déesse de la beauté et de l’amour. Je ne regrette pas mon voyage, mais lorsque je vais raconter cette conversation, on ne me croira pas.
– Comment ? La guerre n’existe pas chez vous ?
– Pour qui nous prenez-vous donc ?
– Mais lorsqu’une nation déclare la guerre à une autre ?
– Nous n’avons pas de nations. Nous sommes une humanité.
– Vous n’avez jamais eu de nations ?
– Aux temps préhistoriques, dit-on, lorsque nous n’étions pas encore dégagés de l’animalité. Mais, c’est si ancien qu’on ne s’en souvient plus. Vraiment, ce que mes amis vont rire ! Vous êtes tout à fait drôles.
– Rire de nous ?
– Oh ! oui. Nous qui vous croyions sérieux et intelligents.
– Et sur votre monde, à quoi s’occupe-t-on, si l’on ne se bat pas ?
– À travailler utilement, à jouir de la vie, à étudier la nature, à admirer ses merveilles, à résoudre les grands problèmes de la création, à contempler l’immense univers au milieu duquel nos destinées se déroulent. Nous nous trouvons heureux sans tuer personne et nous n’avons pas d’autre ambition que celle du progrès général de l’humanité. »
À ce moment, je m’éveillai ; mon voisin de Mars avait disparu, et il me sembla que si les habitants de la Terre devenaient instruits et éclairés, ils seraient plus heureux, plus tranquilles et plus sages qu’ils ne l’ont été depuis le commencement du monde.
*
(Camille Flammarion, in Le Petit Marseillais, journal politique quotidien, trente-et-unième année, n° 10924, vendredi 29 avril 1898 ; repris dans L’Avenir du Tonkin, quinzième année, n° 1040, samedi 4 juin 1898. Ce texte a été développé pour trouver place dans les « Contes philosophiques, » in La Revue, vingt-deuxième année, volume LXXXX, 1er avril 1911 ; il a été ensuite repris en volume dans le recueil éponyme, Paris : collection « Vérité, » Éditions de la Revue, 1911. Nous donnons ci-dessous la seconde version ; les illustrations, de Pierre Falké et de Marcel Capy, sont extraites du numéro de La Baïonnette, consacré à « la Guerre vue des autres Planètes, » quatrième année, n° 175, 7 novembre 1918)
CONVERSATION AVEC UN MARSIEN
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J’avais consacré une partie de la journée à prendre des photographies du paysage entourant l’observatoire de Juvisy, à l’aide d’un objectif en pierre, en quartz, ces objectifs étant transparents pour les rayons ultra-violets, et j’avais obtenu des images toutes différentes de celles que connaissent nos yeux, montrant, par exemple, un homme sur la route qui ne portait pas d’ombre, rappelant Virgile aux enfers à côté de Dante, et le héros du roman de Pierre Schlemihl. On sait que, pour ces objectifs, le verre est aussi opaque qu’un mur. C’est là un autre monde. En revenant au laboratoire, j’avais fait une étude de radiographie dans laquelle j’avais examiné en détail mon propre squelette, nettement visible à travers la chair et les vêtements, et, le soir venu, à l’heure du paysage de la planète Mars au méridien, j’avais attentivement observé au télescope et dessiné les curieuses configurations martiennes, dont les variations sont si fréquentes. Ce jour-là aussi, de nombreux aéroplanes, venus du champ d’aviation voisin, avaient plané au-dessus de ma tête. Les merveilleux et rapides progrès de la science contemporaine se représentèrent à mon esprit, et je fus frappé du sentiment que la seule valeur de l’homme est sa valeur intellectuelle et morale, que les titres et la fortune ne signifient rien, que la science représente le véritable progrès de l’humanité (car la race humaine est encore, en elle-même, aussi barbare et aussi incohérente qu’au temps de Darius et de Xerxès) ; puis, m’étant assis et ayant pris en main un vieux numéro de la Revue des Deux Mondes, qui se trouvait là, je commençai la lecture d’un article de son directeur, M. Brunetière, intitulé La Faillite de la science, et ne tardai pas à m’endormir.
Il me sembla alors que, de l’intérieur de mon corps aux yeux fermés, mon âme voyait clairement ce qui se passait autour de moi. Un être, dont la stature me rappela celle du Jupiter de bronze à Saint-Pierre de Rome, était assis devant moi, symétriquement à moi-même, et me questionnait.
« Je suis un habitant de Mars, me disait-il, et je suis très ignorant des choses de la Terre. Cet après-midi, passant au-dessus de la mer, j’ai aperçu de magnifiques navires, chefs-d’œuvre de l’industrie, occupés par des hommes paraissant sérieusement affairés. Savez-vous à quelles œuvres ces bâtiments flottants sont destinés ? Sans doute ils vont à la recherche de découvertes nouvelles sur les océans.
– Non, répliquai-je, ce sont des escadres de diverses nations ; ces bateaux vérifient leur valeur navale, et ils ne sont construits que dans le but de s’accoster quelque jour avec les escadres similaires et de voir noyés, fusillés ou sabrés, tous les hommes qui les conduisent.
– Ah ! fit-il. Dans un port, j’en ai compté plus d’un cent, armés, de toutes parts, de formidables tubes de fer.
– Oui. C’est le célèbre port de Kiel. Ces tubes sont des engins de mort. Il y a, en ce moment, trois cents navires de premier rang, dont la construction a coûté plus cher que tous nos appareils scientifiques, et qui n’attendent que le moment de s’entre-canonner et de s’engloutir.
– S’entre-canonner ?
– Se lancer des boulets, se mitrailler, s’éventrer, faire descendre les équipages avec leurs palais au fond des eaux.
– Comme c’est curieux ! Ces hommes sont costumés avec élégance et portent au côté un objet à brillante poignée.
– Une épée, un sabre. C’est pour verser leur sang mutuellement.
– Et il y a des étendards de toutes couleurs qui flottent au soleil.
– C’est pour se reconnaître dans le combat. Ce sont les couleurs ennemies les unes des autres.
– Les autres ?
– Ils ne le savent pas au juste. C’est une vieille habitude, et, comme on dit, l’habitude est une seconde nature. L’espèce humaine terrestre est divisée en plusieurs sections rivales, que l’on appelle des nations, séparées par des frontières. De temps en temps, on remarque, dans ces nations, des héros éloquents qui les soulèvent et les excitent, et ils partent en guerre contre leurs voisins. Ils appellent cela l’amour de la patrie, la gloire, l’honneur. Dans tous les pays, on aime à se battre, et c’est là, assure-t-on, un exercice salutaire. Les armées sont costumées ; sans cela, ces exercices n’auraient aucun intérêt. Ce serait vulgaire.
– J’admire votre mentalité. C’est vraiment délicieux. Mais donne-t-on au moins des prétextes à ces jeux meurtriers ?
– Ce n’est pas indispensable. La loi est d’égorger quarante millions d’hommes par siècle, douze cents par jour régulièrement, et quand, par oubli, l’humanité s’arrête un seul jour, il n’y a rien de perdu : ce sont 2.400 victimes qui attendent leur tour pour le lendemain. L’habitude en est prise. C’est l’occupation favorite des habitants de notre planète, et c’est la plus glorieuse pour elle. Les champs de bataille s’appellent, dans toutes les langues, des champs d’honneur.
– Il y a longtemps que vous vous amusez ainsi ?
– De temps immémorial. Nous avons vu, naguère, une lutte sanglante entre les Russes et les Japonais, pour une frontière discutée ; quelques années auparavant, une autre entre les Américains et les Espagnols, à propos d’une île charmante que l’on appelle Cuba ; il y a quarante ans, un malfaiteur prussien du nom de Bismarck a lancé la France et l’Allemagne l’une contre l’autre, fait assassiner deux cent mille hommes, détruit dix milliards ; il y a cent ans, un nommé Napoléon avait fait de toute l’Europe un superbe champ de bataille sur lequel cinq millions d’hommes sont tombés ; avant Napoléon, nous avions eu Louis XIV et les guerres incessantes entre la France et l’Angleterre ; plus haut dans l’histoire, les croisés sont allés à Jérusalem, naïvement convaincus que la terre du Christ devait être chrétienne ; si vous pouviez lire nos histoires, vous y verriez briller aux premiers rangs les noms de César, Alexandre, Charlemagne, Attila, Tamerlan, Gengis-Khan, héros tonitruants de cette tuerie perpétuelle ; à l’aurore même de l’histoire, les poètes ont chanté la guerre de Troie, dont une jolie femme a été le prétexte, et la statistique universelle établit que, depuis cette guerre de Troie, l’humanité, dans son ensemble, n’a pas joui d’une seule année de paix assurée, d’une seule année sans guerre, soit internationale, soit civile. C’est ce qui fournit le total de quarante millions d’hommes par siècle, victimes de cette combativité. Ainsi, actuellement, plus de quarante ans après la guerre bismarckienne, il meurt encore des victimes de cette guerre ; nous avons eu, à Paris, un siège pendant lequel les privations et la faim ont causé beaucoup plus de morts que les obus ; il y a plus d’un demi-siècle, une autre guerre entre la Russie et la France, dont la Turquie était le prétexte, a fait 800.000 victimes, dont les neuf dixièmes sont morts dans les hôpitaux. Et cætera… Je pourrais vous en raconter indéfiniment.
– Et, sans doute, tout cela coûte très cher ?
– Assurément. On n’arrive pas à pouvoir payer, et, pour s’entretuer convenablement, les nations se sont déjà endettées, à l’heure actuelle, de 105 milliards… Ce chiffre ne vous dit rien, parce que vous ne connaissez, sur Mars, ni notre numération, ni notre argent. Mais nous, nous savons ce que cela veut dire. Les soldats coûtent à nourrir, à vêtir, à loger, 23 millions par jour, qui doivent être fournis par les travailleurs… Tous les ans, nos contributions s’accroissent.
– Vous ne sauriez croire combien vous m’intéressez ! Comment s’appelle votre race ?
– La race humaine.
– En quoi diffère-t-elle des autres espèces vivant sur votre planète ?
– En ce que l’homme est « un animal raisonnable. »
– Qui dit cela ?
– Lui.
– Je m’en doutais. Est-il triste ou gai, cet animal ?
– Plutôt gai. Ainsi, par exemple, dans tous les pays, les militaires ont une excellente musique.
– De mieux en mieux. Vous êtes véritablement stupéfiants. N’avez-vous pas une réunion d’hommes chargés de faire des lois et d’amener chez les peuples un état différent de celui-là ?
– Si. Nous avons dans la capitale de ce pays, et dans toutes les capitales, une Chambre de députés.
– À quoi s’occupe-t-elle ?
– À augmenter perpétuellement toutes les dépenses et tous les impôts.
– Décidément, vous êtes exquis. Mais quels sont tous ces édifices dont Paris semble peuplé et qui portent de hauts clochers et des tours ?
– Ce sont des églises.
– Il m’a semblé, en traversant la péninsule à l’Ouest, y avoir entendu des cloches innombrables.
– Oui. C’est l’Espagne. Justement, on célèbre en ce moment la fête de Pâques et l’on y chantait sans doute des Te Deum au Dieu des armées.
– Alors, tout le monde est d’accord ?
– Oui, dans tous les pays, le bon Dieu est le même que le Dieu des armées. Tous les ans, à Berlin, depuis 1871, l’empereur et les grands dignitaires remercient le Créateur d’avoir répandu le sang des Français, et si vous connaissiez notre histoire, vous sauriez que, pendant tout le règne de Napoléon, les cathédrales de France et d’Italie n’ont pas cessé de retentir de Te Deum, célébrant nos plus sanglantes victoires. Il y a aussi, dans tous les pays, des milliers de couvents, où des communautés d’hommes seuls et de femmes seules vivent sans rien faire, le travail leur paraissant une invention inutile.
– Et chaque sexe isolé, dites-vous ?
– Oui. C’est une privation, et ils s’imposent toutes les mortifications imaginables, convaincus de faire plaisir au Père éternel. Ainsi, les Capucins vont à peu près nu-pieds par les froids les plus vifs et les boues les plus sales, les Carmélites se meurtrissent les chairs par le cilice, les dévots russes se donnent des coups de fouet, les derviches tourneurs tournent en rond jusqu’à l’étourdissement, etc., etc.
– Décidément, vous êtes une race extraordinaire.
– Vous paraissez surpris, mon cher voisin ?
– Oui, plutôt. Je ne me doutais pas de votre état mental ; il est excessivement curieux, et je vous assure que je ne regrette pas mon voyage. Souvent, sur Mars, on parle des habitants de la Terre (nous sommes si voisins !) et ce n’est pas ainsi qu’on se les imagine. Votre planète est si belle, et brille d’un si splendide éclat dans notre ciel du soir ! Nous l’appelons la Déesse de la beauté et de l’amour. Il nous semblait que vous deviez être intelligents. Lorsque je vais raconter cette conversation à mes compatriotes, ils ne me croiront pas.
– Pourquoi ? La guerre n’existe donc pas chez vous, ni le patriotisme, ni les dépenses nationales, ni les espions, ni la politique, ni les religions rivales, ni les couvents ?
– Pour qui nous prenez-vous donc ?
– Mais lorsqu’une nation déclare la guerre à une autre ?
– Nous n’avons pas de nations ; nous sommes une humanité.
– Vous n’avez jamais eu de nations ?
– Aux temps préhistoriques, dit-on, lorsque nous n’étions pas encore dégagés de l’animalité. Nous avions, en effet, autrefois, des gouvernements qui, sous prétexte de patriotisme, n’étaient occupés qu’à opprimer les peuples. Les impôts avaient pris des proportions formidables, sous le poids desquels les citoyens succombaient. Il fallait, comme vous le dites, nourrir, loger, vêtir, armer les soldats. Les gouvernements de chaque pays faisaient peur aux habitants en attribuant aux pays voisins des projets de conquête auxquels les habitants de ces pays étaient complètement étrangers. Car jamais les cultivateurs, les ouvriers, les industriels, les savants, les citoyens d’un pays, à quelque carrière qu’ils se consacrent, n’ont rêvé conquête. Ce sont les gouvernants seuls qui font battre les hommes entre eux, après avoir prêché la haine des voisins et exalté le patriotisme des sujets.
Aussi avait-on commencé par montrer que chaque pays a sa valeur, que partout les citoyens ne demandent que la paix, la tranquillité, la liberté des trafics et des échanges, l’accroissement du bien-être par le commerce universel, et qu’ils ne songent à voler aucun territoire. Le sentiment patriotique consista, dès lors, uniquement à chercher le progrès intellectuel, moral et matériel de son pays, et non pas à écraser son voisin. Tandis que l’ancien patriotisme des gouvernements était grossier en préconisant la violence, nuisible en troublant les relations internationales, honteux en faisant de l’homme un gladiateur versant son sang pour son maître, immoral en substituant l’esclavage à la dignité humaine, le nouveau brille sur nos contrées comme les rayons d’un même Soleil fécondant l’univers.
Mais avec le progrès marsien, toutes ces divisions nationales elles-mêmes ont disparu, les frontières se sont effacées, et c’est si ancien qu’on s’en souvient à peine. Vraiment, chez vous, on est bien en retard et mes amis vont sourire de votre état de prétendue civilisation.
– Rire de nous ?
– Oh ! oui. Nous qui vous croyions sérieux et intelligents !
– Et sur votre monde, à quoi s’occupe-t-on ?
– À travailler utilement, à jouir de la vie, à étudier la nature, à admirer ses merveilles, à résoudre les grands problèmes de la création, à chercher à comprendre le Créateur, à contempler l’immense univers au milieu duquel nos destinées se déroulent. Nous consacrons nos ressources à des œuvres fécondes qui agrandissent notre savoir ou notre bonheur, et nous sommes tous trop riches, n’imaginant aucune dépense destructive. Nous nous trouvons heureux sans tuer personne, et nous n’avons pas d’autre ambition que celle du progrès général de l’humanité. »
À ce moment, je m’éveillai ; mon voisin de Mars avait disparu, et il me sembla que si les habitants de la Terre devenaient instruits et éclairés, ils seraient plus heureux, plus tranquilles et plus sages qu’ils ne l’ont été depuis le commencement du monde.
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