V

 

« Quelqu’un de raisonnable, » avait dit Gambertin.

À quatre lieues à la ronde, il n’y avait d’hommes vraiment judicieux que les instituteurs et les curés. Le pauvre hameau ne possédait pas d’école, mais une église s’y élevait sous les espèces d’une grange clochetée d’un pigeonnier. Son vieux desservant était décédé depuis peu, et le nouveau sortait du séminaire. Gambertin le savait par hasard, s’inquiétant peu des affaires du monde présent.

« Je n’aime pas beaucoup les ecclésiastiques, dit-il ; leurs idées ne sont les miennes en rien. Mais celui-là est jeune ; faute de savoir la vie, il est encore sincère. Allons trouver ce jeune pasteur. »

L’abbé Ridel nous accueillit avec une joviale déférence, le regard droit, et sans mettre les mains dans ses manches.

Nous causâmes de ses paroissiens.

« D’excellentes âmes, dit-il, mais hantées de terreurs diaboliques. Ce n’est pas Dieu qui les attire, c’est l’enfer qui les fait reculer vers le ciel, et cela est tout simple. Car Satan, ils ne le voient pas ; aucun simulacre ne le représente ; alors, ils l’aperçoivent partout. Tandis que Dieu, c’est la statue peinte de la croix ; non pas une image représentative, mais une idole, Dieu lui-même ; il est là et non ailleurs ; il est là sans force… sans danger pour eux… Oh ! l’inconnu, de quel pouvoir il est doué ! »

Ces paroles s’accordaient étonnamment à notre propre situation. Gambertin me fit, de la paupière, un signe, et l’abbé Ridel prit une place dans notre estime.

« Ne voulez-vous pas, insinua Gambertin, reprendre dans la paix de la campagnes vos études favorites ? approfondir la branche scientifique ou littéraire dont vous préfériez, au séminaire, le travail ?

– J’espérais me livrer à l’archéologie, répondit le prêtre avec un sourire résigné ; mais je me dois tout entier à mes brebis ; j’apprends la médecine. Le docteur habite loin, et l’hiver, par la neige, il voyage difficilement. D’ailleurs, faire de l’archéologie dans ce pays dénué de tout monument…

– Oui, l’archéologie, mon ami, une assez belle chose… c’est la paléontologie des maisons… elle commence où l’autre finit… » – Il enfla son débit : « Je suis un paléontologue, monsieur le curé.

– Je le sais, monsieur le comte.

– Paléontologue…, c’est vous dire que je n’ai pas l’étoffe d’un marguillier…

– Pourquoi donc ? je ne vois pas l’incompatibilité…

– Hein ? s’exclama Gambertin. Comment voulez-vous que je croie à la création du monde en sept journées, quand je touche du doigt la preuve qu’il s’est constitué lentement par des accumulations millénaires ?

Comment admettre l’apparition subite d’un couple humain surgi, tout adulte, au milieu de forêts déjà vieilles à leur naissance et couvertes de fruits mûrs aussitôt que fabriquées, lorsque toutes mes trouvailles me démontrent l’irrespirabilité de l’atmosphère primordiale, l’âge transformant l’individu, et l’évolution métamorphosant les races ?

Enfin, pourquoi cette longue inaction de Dieu depuis… l’origine de l’éternité, si je puis m’exprimer ainsi ?… Et votre déluge soi-disant universel qui, dans la réalité, s’est localisé autour du mont Ararat ?… Et l’arche de Noé, monsieur le curé, l’arche de Noé ?…

– Monsieur le comte, à une époque où l’on ne croyait pas la science indispensable au bonheur, saint Augustin vous eût répliqué : « Les miracles ne peuvent provenir que d’un Dieu. Leur existence démontre la sienne, et leur grandeur prouve sa toute-puissance. » Mais saint Augustin ne suffit plus aux modernes, à ces hommes si améliorés, n’est-ce pas ? depuis qu’ils sont instruits. Aujourd’hui, les exégèses commentent la Bible pour la satisfaction de tous.

– Ah ! ah ! monsieur « le médecin malgré lui, » vous avez « changé tout cela » !

– Du tout, mais les textes de Moïse touchant la cosmogonie ne sont pas révélés ; ils sont inspirés seulement. Donc, toutes les interprétations privées en sont permises là où l’Église ne s’est pas prononcée.

Élohim, dit la Genèse… »

Et le curé entreprit une docte discussion que je ne puis me rappeler, nonobstant mon désir de la reproduire. Satanée mémoire !… En tout cas, je me souviens qu’elle se prolongea et que Gambertin, afin de ne pas l’interrompre. emmena l’abbé Ridel déjeuner au château.

Pour moi, malgré la hantise du mystère qui nous avoisinait, je suivis le débat avec une sorte d’émotion, dans l’espoir que la Science allait enfin, par de tangibles évidences, justifier l’assertion du dogme surnaturel. Mais j’étais toujours de l’avis de celui qui parlait, et, pour conclure, mon indécision croissait à mesure que, dans les deux sens, abondaient les arguments. En résumé, les antagonistes étaient à peu près d’accord sur la pluralité des points, mais, en remontant l’histoire du monde, et arrivés au problème de savoir d’où sortaient les premières cellules, Gambertin déclarait :

« Jusqu’ici tout s’explique par la Science ; donc, elle éclaircira ce phénomène comme les autres, quand elle disposera de moyens d’investigation assez puissants. »

Et le curé, après avoir combattu la théorie de la génération spontanée, répondait :

« Pourquoi donc attendre l’avenir incertain quand la volonté productive de Dieu satisfait nos inquiétudes si simplement ? »

Ils me parurent tourner, en sens inverse l’un de l’autre, dans un cercle vicieux, et cela avec d’autant plus d’acharnement qu’ils avaient un auditeur.

Un reproche du curé, cependant, était fondé. Avisant la bibliothèque, il fit remarquer à Gambertin le choix trop partial de ses livres :

« Voilà, dit-il, des biologistes et des philosophes : Spencer, Hæckel, Darwin, Diderot, Voltaire même, et Lucrèce, ce darwiniste de l’antiquité… Mais je ne vois pour nous défendre qu’une Bible sans commentaires et une Histoire Sainte enfantine… Que faites-vous de Quatrefages, de… »

Gambertin l’interrompit fort civilement et lui répondit, mal à propos selon moi, qu’il n’avait cure non plus de livres écrits en chinois, parce qu’il n’entendait pas cette langue.

La dispute l’avait excité. Jugeant que son irritation pouvait l’entraîner à de regrettables véhémences, je montrai d’opaques nuages noirs qui encombraient le ciel depuis si longtemps désert.

Le curé voulut rejoindre le village avant la pluie.

« Eh bien, dit Gambertin après son départ, il n’a pas semblé nous prendre pour des fous.

– Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir là-dessus, lui repartis-je. Regardez. »

La pluie commençait de tomber à torrents.

Elle ne cessa que le lendemain.

À la vue des frondaisons moins poudreuses et des champs ragaillardis, Thomas et sa femme emplirent le château de leur joie criarde. Je pense que toute la population fit semblable concert et ainsi célébra la pluie fécondante.

Pour nous, c’était la pluie révélatrice, et nous la bénissions plus que personne.

Sans avoir l’air d’y toucher, comme des flâneurs, pour n’éveiller nulle attention de la part des Thomas, nous approchâmes du bosquet de catalpas.

La boue n’avait pas été foulée, et l’hypothèse d’un oiseau reprit la prépondérance. Mais, comme nous rôdions aux alentours, l’aspect du platane attira notre attention : il avait souffert le sort des catalpas. Ses branches étaient dénudées jusqu’à la hauteur de ceux-ci, et le tronc présentait les éraflures caractéristiques. Au pied de l’arbre, le sol humide et piétiné nous montra l’empreinte d’un pied d’oiseau gigantesque.

Cela n’écartait pas absolument la présomption en faveur d’un oiseau, plus grand que de coutume ; et je songeai avec terreur à l’aigle rock de Sindbad le marin. Mais j’eus l’idée de suivre la piste.

Par endroit, la voie se brouillait, comme si, après le passage de l’animal, on eût traîné un sac pesant.

« Serait-ce le sillage de la queue ? dit Gambertin. Il ne serait guère profond. Les iguanodons ne marchaient donc pas à la façon des kangourous, en prenant un point d’appui sur leur appendice caudal  ?… Quel casse-tête ! »

Le hasard vint à notre aide.

Couché par le vent, un peuplier s’inclinait, soutenu dans sa chute par un chêne et formant ainsi un portail oblique. L’animal avait passé dessous ; mais, là, indiquées seulement deux fois, des traces de mains plates s’imprimaient au milieu des autres, révélant un pouce très long et très effilé. En se baissant, la bête avait, une seconde, marché à quatre pattes.

Nous n’en pouvions alors douter : il n’y avait pas plus d’oiseau que de criquets ; le visiteur nocturne était bel et bien un iguanodon.

Pas une parole ne fut prononcée, mais cette certitude, pourtant prévue, arrêta soudain notre poursuite. Effaré de l’aventure, je me laissai tomber assis dans la boue.

« Pas de ça, Dupont, me dit Gambertin. Il s’agit de suivre ces pas jusqu’à la bauge du saurien. »

La colère me ranima :

« Qu’est-ce que vous chantez ? Vous voulez vous mesurer avec cet alligator qui a un sabre à chaque pouce ? Dans quel but ? Il est visible que ses empreintes se dirigent du côté de la montagne, et même droit vers la caverne ! Elle est sortie de la caverne, entendez-vous ? Et maintenant, rentrons, et vivement ! Je ne me soucie pas d’une rencontre… à faire frémir. »

Gambertin, stupéfait de ma fureur, se laissa emmener sans plus de résistance.

Quelle que fût l’horreur de tout cela, je me sentais plus rassuré de voir le mystère s’éclaircir.

Quand nous fûmes dans la bibliothèque, Gambertin s’écria :

« Dupont, je vous remercie ; vous m’avez empêché de commettre une imprudence. Mais voilà le plus beau jour de ma vie ! Que de doutes il va dissiper !…

Pourtant, une chose me surprend, fit-il en changeant de ton. L’autre nuit, nous avons vu un oiseau ; ses ailes battaient de temps en temps…

– Souvenez-vous, dis-je. Cette forme touchait à l’ombre des bois. Nous aurons pris pour un oiseau la tête de l’iguanodon agitant ses oreilles…

– Des oreilles à un dinosaures ! Elle est bien bonne ! Ce sont plutôt des feuilles secouées, car c’est sûrement la tête que nous avons distinguée. Vous avez raison. Quant aux bouquets intacts… j’avoue n’y rien comprendre. »

Une idée me frappa.

« Dites-moi, Gambertin, cette bête n’est pas grande pour son espèce ?

– Non. D’après ses traces, elle doit atteindre la taille du squelette de l’orangerie.

– Donc, repris-je, notre voisin… serait jeune ?

– Mais, en effet… sapristi…

– Cela justifierait les touffes… il me semble. Sa croissance lui aurait permis de brouter de plus en plus haut… Quand il ne mangeait pаs tout, c’est qu’il était encore trop petit pour toucher du bec le sommet des arbres…

– C’est une solution, mais elle contredit justement une hypothèse qui naissait en moi.

– Laquelle ?

– Je pensais aux crapauds trouvés, dit-on, pleins de vie au milieu d’un caillou… Les sauriens sont frères des batraciens ; ces reptiles jouissent d’une longévité exceptionnelle, et je concluais que notre iguanodon avait pu rester enfermé dans un rocher que le tremblement de terre aurait brisé… Seulement, il en serait sorti plus qu’adulte, donc énorme ; à moins que l’exiguïté de sa prison n’eût empêché son développement, ou bien que le manque d’aliments et la raréfaction de l’air ne l’eussent atrophié… »

Il réfléchit, puis :

« Non, ce n’est point cela, dit-il ; ce qui est possible pour des années ne saurait l’être pour des siècles, à plus forte raison pour des durées cent fois séculaires. La vie a des limites reconnues, si considérables soient-elles dans certains cas. Dès la naissance, les êtres commencent à mourir…

– Alors ?

– Alors, je m’y perds… Ces animaux, après tout, étaient si différents de ceux d’aujourd’hui !

– Ne m’avez-vous pas dit, fis-je tout à coup, que les animaux antédiluviens et les plantes avaient entre eux des affinités plus ou moins accentuées, en proportion du temps qui les séparait de l’origine commune ?

– Oui.

– À l’époque secondaire, ces affinités…

– Devaient encore être fort appréciables.

– Eh bien, attendez moi une seconde. J’ai la vague sensation d’avoir trouvé quelque chose. Quoi ? Je ne sais au juste, mais j’ai trouvé quelque chose. »

Et je sortis en trombe.

Le temps de le raconter, et je revins, agitant comme un drapeau vainqueur le numéro de La Poularde.

« Lisez ! m’écriai-je en désignant l’article « Couveuse égyptienne. »

Gambertin lut soigneusement.

« Eh, eh ! fit-il quand il eut terminé ; j’entrevois en effet une lueur. Mais raisonnons. Et du calme ! »

Il assujettit son lorgnon.

« Se basant, d’une part, sur l’histoire des grains de blé d’Égypte qui ont germé, dit la réclame, après une longue inertie ; d’autre part, sur la similitude lointaine de la graine végétale et de l’œuf animal, un monsieur a construit une couveuse telle que des œufs de poule peuvent y séjourner trois mois sans que la germination commence.

Voyons par quels moyens.

Les grains de blé trouvés dans une pyramide étaient restés quatre mille ans ou presque :

1° Sans lumière,

2° En contact perpétuel avec une grande masse d’air,

3° Soumis à une température constante inférieure à celle du dehors,

4° Dans un air sec, préservé par d’épaisses murailles de l’humidité que le Nil débordant occasionne chaque année.

La couveuse n’a qu’à suivre l’exemple de la pyramide. En effet :

1° Elle est obscure,

2° On doit y renouveler l’air, car un œuf qui ne respire pas pendant quinze heures défuncte,

3° Des thermomètres et des chaufferettes y sont adaptés pour permettre d’y maintenir facilement une température de + 30°, inférieure à celle de la couvaison, c’est-à-dire ni assez basse ni assez élevée pour faire mourir le germe, et néanmoins pas assez haute pour qu’il se développe,

4° Des bassins remplis de potasse caustique absorbent l’humidité atmosphérique.

Voilà donc notre graine dans sa pyramide et notre œuf dans sa couveuse à même de vivre un temps donné sans se modifier, d’une vie sourde et ensommeillée, peu alerte, il est vrai, mais aussi peu exigeante.

Que faudra-t-il pour déterminer le réveil, la mise en marche vers la véritable vie, vers la naissance ?

Du jour ? Il n’est pas indispensable. Au contraire, le grain dans la terre et l’œuf sous la poule n’en ont pas besoin.

De l’air ? Pas plus qu’avant.

Il faut plus de chaleur, – l’œuf demande même un degré fixe.

Quant à l’humidité inutile pour la couvaison normale d’un œuf, il est nécessaire de la produire en grande quantité dans le cas d’une couvaison retardée, car le germe est alors desséché. La graine, elle, en toutes circonstances, a besoin d’eau pour germer.

Donc, quelque temps d’un deuxième régime fondé sur ces principes, – le temps d’une germination ou d’une couvaison habituelle, – et le blé verdira et le poussin piaillera.

Il nous reste maintenant à appliquer à notre cas cette théorie ingénieuse, mais nouvelle pour moi, je l’avoue.

Étant donné que la vie d’une tige de blé issue d’un grain dure une année environ, et qu’on a réussi à retarder cette vie de quatre mille ans, – âge reconnu de la pyramide, – cette existence est donc retardée de quatre mille fois sa durée.

Pour un œuf de poule, à cause de la dissemblance, les chiffres baissent considérablement (pour cinq années d’existence normale, trois mois de retard au plus).

Mais nous avons comme sujet un iguanodon, c’est-à-dire une vipère dont la contexture est encore végétale, en quelque sorte, et dont l’être se place dans le temps à égale distance entre notre époque et celle de la gélatine originelle. De ce fait, il était de moitié plus végétal que les bêtes d’aujourd’hui.

Admettons donc, en faisant cette part des différenciations acquises par l’éloignement de l’ancêtre commun, admettons qu’un œuf d’iguanodon – œuf autant que graine – ne puisse dormir que durant un laps de temps non plus quatre mille fois, mais seulement deux mille fois plus long que l’existence normale de la créature.

Mais combien d’années vivait un dinosaurien ?

Ces animaux, plus grands du triple qu’un éléphant, pouvaient apparemment vivre trois fois plus longtemps. Or, il y a des pachydermes âgés de deux cents ans, paraît-il.

D’un autre côté, les dinosaures faisaient partie de la classe des reptiles dont, comme je vous ai dit, la longévité est paradoxale.

Cette particularité s’ajoutant à la première, je ne crois pas exagérer en disant que, s’ils n’eussent été que gigantesques, les dinosauriens auraient vécu au moins cinq cents ans, – ce qui ne fait pas même trois vies d’éléphants additionnées, – mais ils étaient aussi des reptiles, et cela doublait peut-être le chiffre ; cependant, je veux être raisonnable et n’ajoute que deux siècles au lieu de cinq.

Ils atteignaient donc l’âge de sept cents ans au bas mot.

Or, nous pouvons retarder la germination de leurs œufs de deux mille fois la durée de leur vie réelle, ce qui nous permet de faire attendre ces œufs un million quatre cent mille années.

– Est-ce suffisant ? dis-je, un peu ébloui.

– C’est trop. Le milieu de l’époque secondaire, d’après l’épaisseur des couches, est à un million trois cent soixante mille années seulement de notre siècle.

À présent, je me demande comment l’œuf de notre iguanodon a pu se trouver dans les conditions requises et pour ne pas mourir et pour éclore tout à coup.

– D’abord, fis-je, il faudrait connaître la température de la couvaison pour son espèce.

– Ces bêtes-là ne couvaient pas, dit sévèrement Gambertin ; comme la plupart de leurs parents, sauf l’iguane pourtant, ils abandonnaient leurs œufs à l’air libre. D’ailleurs, eussent-ils couvé, que cela ne changerait rien à notre donnée. Animaux à sang froid, ils adoptaient la température ambiante.

– Et elle s’élevait ?…

– Partout à 50°, je vous l’ai dit, comme celle de la zone torride. Ces animaux à sang froid étaient donc plus chauds que nous.

Si je rapporte à notre problème les indications du journal, le point thermométrique du sommeil pour l’œuf de l’iguanodon doit osciller entre 40 à 45°. Il a fallu qu’une cause enveloppât d’air moins chaud que l’atmosphère générale cet œuf à peine pondu…

– Parbleu, l’éboulement ! m’écriai-je.

– C’est possible. L’avalanche, par le hasard que vous savez, a laissé, sous les blocs, des vides. L’œuf aura été préservé par ce miracle, – c’en est un en vérité, car un léger choc eût brisé cet œuf sans coquille. Tout au fond des galeries, une température constante des coulées de lave ; il y faisait obscur, l’air se renouvelait par les corridors. La couveuse était parfaite.

– Mais l’éclosion ?

– Oh ! cela, c’est tout simple. Les laves en fusion tentèrent, l’autre jour, une éruption. Vous vous rappelez qu’alors, dans la caverne, l’humidité se produisit, et la chaleur augmenta jusqu’à devenir égale et même supérieure à celle du dehors ; puis elle se maintint constante, vers 50 degrés probablement. L’œuf supporta d’abord l’exagération ; puis cette persistance, aidée sans doute par l’évaporation du ruisseau, fit germer cette graine animale ou cet œuf végétal, comme vous voudrez. »

Il n’y avait rien à contester, le calcul infaillible nous donnait la solution irréfutable. Il fallut bien nous rendre à l’évidence fantastique et accepter que 2 et 2 ne fissent plus que 4, puisque cela nous était prouvé par A + B.

Je ressentis toutefois une délicieuse quiétude : je savais.

Gambertin continua :

« L’iguanodon pourra vivre jusqu’aux premiers froids ; la chaleur exceptionnelle de cette année le lui permet. Un été tempéré le tuerait. Mais il aime les marécages, la sécheresse lui fera du tort ; par bonheur, elle s’atténue ; et puis tout me porte à croire qu’il trouvera la baignoire et l’abreuvoir essentiels dans le ruisseau souterrain. Et c’est heureux, car il doit exiger beaucoup d’eau ; la vieille citerne, je parie que c’est lui qui l’a bue, d’où la transpiration de Saurien qui suait de terreur à l’aspect du monstre.

Maintenant, pourquoi ne le rencontre-t-on pas en plein jour ?… Ah ! j’y suis. Ses yeux sont organisés pour soutenir l’éclat d’une lumière douce, émanée d’un soleil sombre et tamisée par les brumes. Notre clarté l’aveugle. Il ne supporte que celle de la nuit, de l’aube et du crépuscule. »

Je pris la parole :

« Devinez-vous ce qui l’a poussé à venir si loin de la caverne ? Pourquoi n’est-il pas resté prudemment sous les bois d’alentour ?

– Il cherchait des feuilles assez tendres pour son jeune bec. Il a marché jusqu’aux catalpas ; puis, quand ce bec fut durci, il s’est attaqué au platane. Vous avez constaté vous-même sa première tentative contre cet arbre.

Je ne vois plus à présent rien d’impénétrable dans toute cette histoire… Et vous, Dupont ? »

Mais je saisis brusquement son bras :

« Gambertin, lui dis-je, s’il y en avait plusieurs ?

– Ils mourraient tous dans quelques semaines, à l’automne. Mais il est seul.

– Qui vous le démontre ?

– Suivez-moi bien :

Si, par extraordinaire, plusieurs œufs avaient été préservés miraculeusement de l’avalanche, et s’ils avaient eu le destin de l’œuf de notre iguanodon, ils seraient venus à éclore en même temps que lui, puisque les conditions de germination eussent été les mêmes pour tous et qu’elles ne se sont pas reproduites à des époques diverses. Ces bêtes écloses, éprouvant les mêmes appétits, guidées par l’instinct, auraient accompli des actions semblables. Elles seraient venues en nombre manger nos catalpas, or…

– Mais, observai-je, s’il ne s’agissait pas d’iguanodons, mais d’autres dinosauriens, – que sais-je ? de compsognathes, par exemple ?…

– Dans ce cas, leur présence se serait manifestée d’une façon ou d’une autre, soyez-en persuadé. Cependant, c’est forger gratuitement des objets de frayeur. Songez donc aux mille nécessités qui durent se réaliser pour produire de nos jours la naissance d’un iguanodon ! Il serait insensé de supposer qu’un pareil concours de circonstances s’est multiplié… »

Le raisonnement me parut défectueux. Cependant, mes craintes, j’en convenais, ne reposaient sur aucune base sérieuse, et la certitude excitait trop l’intérêt pour me laisser rêver à des contingences.

Au surplus, Gambertin m’entraîna dans un autre ordre d’idées. Il avait résolu de prendre vivant l’iguanodon, et nous cherchâmes un moyen de l’attirer dans la grange vide et de l’у enfermer.

Gambertin proposait un plan toutes les dix minutes ; il était aussitôt déclaré impraticable. Pour moi, je ne pus lui soumettre aucun projet de stratagème, ne me reconnaissant nulle propension à chasser l’anachronisme.

Ce fut le 20 juillet, vers minuit, que nous vîmes l’iguanodon. Nous étions à la fenêtre du corridor, au deuxième étage, celle d’où l’on découvrait les bois.

L’animal traversait la pelouse pour aller à la citerne. À moins qu’il n’utilisât le ruisseau de la caverne, il devait souffrir du manque d’eau, car la chaleur empirait de façon inquiétante, et les orages, pourtant assez rapprochés, ne parvenaient pas à la vaincre.

Contrairement à l’avis des naturalistes paléontologues, l’iguanodon avait des oreilles – de cheval, ou plutôt d’hippopotame. Il déambulait lourdement, d’une allure solennelle et baroque à la fois, la queue traînante, et, plutôt qu’à un vrai dragon, il ressemblait à l’une de ces carcasses tendues de toile que revêtent les figurants de féerie ; ses jambes se mouvaient tout à fait comme les nôtres et semblaient trop courtes pour un si gros corps ; quant à ses bras, ils ballaient, en bras de mannequin, stupidement.

L’être était géant, balourd et grotesque.

Nous restions cois.

Tout à coup, Gambertin, très agité, se mit à faire :

« Pssttt ! Pssttt ! Pssttt ! » comme pour appeler un chat.

Je lui collai brutalement ma main sur la bouche.

Le monstre, arrêté, nous regardait, ses deux pouces terribles en avant. Puis il fit volte-face et s’enfuit avec le dandinent d’un pingouin, en agitant ses bras comme cet oiseau agite ses moignons d’ailes.

« Voyez, voyez, s’écria Gambertin, la tendance vers l’essor ! Il voudrait voler… et cette aspiration étirera ses doigts… et ses fils planeront…

– Gambertin, Gambertin, qu’avez-vous fait ? »

Mon ami me jetait des regards singuliers.

« J’ai voulu rire, me dit-il enfin. Il n’y a rien à craindre d’un herbivore…

– Mais ses pouces ?

– Bah ! ils ne m’atteindraient pas au deuxième étage, à une fenêtre que je puis quitter en une seconde…

– C’est vrai, mais quelle… »

Un cri strident m’interrompit, d’une violence, d’une férocité inouïes. C’était bien le grincement de roues contre des rails qui m’avait tant impressionné pendant un dîner, mais cette comparaison ne pouvait plus s’y appliquer. Si les cataclysmes hurlaient, ils jetteraient de tels cris, qui déchirent le calme comme un éclair fend la nuit. D’après moi, l’animal avait rugi près de la caverne, au moment d’y rentrer.

Avec une impatience craintive, le tympan meurtri, nous attendions qu’il recommençât.

Ce fut en vain.

Gambertin murmura :

« Je n’avais jamais supposé qu’une gorge d’iguanodon pût produire un semblable son. Avez-vous remarqué cet accent de colère ? Il n’est pas content, je pense, de ma petite farce… Car c’était une plaisanterie, je vous assure. Nous ferons bien de prendre des précautions désormais… »

La situation nous énervait au point qu’une porte s’ouvrant nous fit sursauter. Thomas et sa femme accouraient en chemise, épouvantés par le cri.

Gambertin, plongé dans ses réflexions, semblait ne pas les voir. Fort troublé moi-même, j’eus beaucoup de peine à les apaiser.

« Retournez vous coucher, leur dis-je ; nous ne courons aucun danger. Les porcs échappés se battent probablement, et le silence a renforcé leur clameur. C’est fini, vous n’entendrez plus rien. Seulement, ne vous risquez pas sous bois de quelque temps ; ces porcs sont enragés sans doute. Il vaut mieux les éviter. »

Enfin, les époux se décidèrent à partir.

Resté à la fenêtre, Gambertin fouillait l’ombre du regard.

« Allons, dis-je, venez vous reposer. »

Et je lui posai la main sur l’épaule. Mais, sans se déranger, il me donna un grand coup de pied dans les jambes. D’une voix posée, il se parlait à lui-même :

« Il faut que je le capture. Ne fût-ce qu’un jour, il faut que je puisse l’étudier vivant. Ensuite, il sera bon de le disséquer… J’en ferai la description… un beau volume avec mon nom, dans la bibliothèque, entre Darwin et Cuvier…

– Gambertin… » suppliai-je.

Il se retourna.

« Imbécile ! Vous n’êtes pas fichu de trouver un piège ! Marchand de vélocipèdes, imbécile, sous-homme !

– Gambertin, venez ! Je trouverai le piège, c’est une affaire entendue. J’ai déjà une idée, vous verrez, une trappe… Demain, je vous en démontrerai le système, si vous avez dormi bien sagement. »

À force de promesses, je réussis à l’emmener, puis à le coucher.

L’aventure tournait au tragique.

Les jours suivants, j’exerçai sur mon hôte une étroite surveillance.

Redoutant pour lui les flammes du soleil, je le retins au château par tous les moyens, et j’eus soin, surtout la nuit, de lui éviter toute chance d’entrevoir l’iguanodon. Nous dissertions du monstre, mais avec tranquillité, et les propos de Gambertin dénotaient l’esprit le plus sensé. Je crus à une attaque fugitive. D’ailleurs, la destinée vint à mon secours. Je m’aperçus bientôt que mes précautions nocturnes ne servaient à rien : l’iguanodon avait disparu. L’eau des orages montait dans la citerne ; plus de cheval trempé de sueur ; plus d’arbres dévorés ; plus de cris ; plus de traces après la pluie.

Quelques jours passèrent.

Tout faisait croire au départ, à la mort peut-être de l’animal.

Il eût été dommage, tout de même, de ne pas profiter de cette unique occasion et de négliger l’autopsie du dernier dinosaurien, le seul survivant de l’époque secondaire. La crainte, s’il mourait à notre insu, que son cadavre devint la proie des rapaces, me fit proposer à Gambertin d’aller, moi seul et de jour, aux nouvelles du côté de la grotte. Je l’avoue, la mort de la bête me semblait certaine. La réponse de Gambertin me surprit et me charma, car elle prouvait sa guérison.

« Gardez-vous-en bien, me dit-il. Si cette absence cachait une ruse ? – Les yeux de l’iguanodon se sont peut-être accoutumés au soleil moderne. Et qui vous assure de sa mort ? Les conditions de climat sont au contraire plus propices que jamais à son existence : la chaleur se maintient tropicale et, de temps à autre, il pleut… Le monstre est capable d’avoir établi ses quartiers près d’une mare lointaine, dans la forêt… De plus, il est jeune, plein de force, susceptible même de lutter contre une ambiance défavorable… Vous m’objecterez que le germe était vieux et que l’animal a vécu assez longtemps au sein de l’œuf pour que son organisme naissant fût déjà celui d’un vieillard… Mais, à notre dernière entrevue, il paraissait en excellente santé, souple, robuste… et grandissant avec une singulière rapidité.

Reste donc l’hypothèse d’une mort violente, que j’écarte tout de suite, personne, – heureusement, Seigneur ! – personne, ni chasseur ni bûcheron, ne parcourant les bois depuis qu’ils sont infestés de porcs… Thomas a répandu la fable des cochons enragés, et maintenant les campagnards ont tellement peur, que les uns ne laissent pas sortir leur troupeau, tandis que les autres, plus arriérés, en ont fait le sacrifice et, quand leurs porcs veulent rentrer à la ferme, ils les chassent vers les bois, dans la crainte de la rage !

– Singulier procédé…

– Dame, ils croient au diable, qui, pour eux, est tout mal : sécheresse et inondation, soif et hydrophobie ; en expulsant leurs cochons soi-disant contaminés, donc possédés, ils se débarrassent en même temps du démon… Ce sont de pauvres hommes, Dupont, des gens du moyen âge… Il ne faut pas se rabaisser à leur niveau en commettant d’inutiles imprudences. Aussi, croyez-moi, demeurez ici. L’automne, qui s’approche, tuera sans merci l’iguanodon. Alors, quand le thermomètre aura marqué le degré de sa mort, nous nous mettrons en campagne.

– Oh ! mon vieux Gambertin, vous voilà donc tout à fait raisonnable ? »

Il me toisa d’un air stupéfait :

« Ne l’аі-je donc pas toujours été ? »
 

(À suivre)

 
 

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(Maurice Renard, in La Revue française hebdomadaire, dix-septième année, n° 35 et 36, 27 août et 3 septembre 1922)