J’ai été interviewer ce matin M. Finoreil, l’éminent président de l’Institut astronomique, dont le nom et les travaux sur la planète Mars sont bien connus dans le monde scientifique.
« Vous me voyez en proie à une émotion intense, » me dit M. Finoreil.
Le savant était dans son lit, un énorme bonnet de coton sur la tête, et il désignait avec volupté une tasse de chocolat.
« Oui, je viens de causer pendant une heure avec un de mes collègues de l’Institut Martien ; j’en suis encore abasourdi ; et cela, grâce à mon bonnet de coton… En effet, redoutant les coryzas nocturnes qui, selon moi, préparent à l’encéphalite léthargique, j’ai coiffé hier au soir le bonnet du roi Yvetot, bien connu dans l’histoire. Remarquez qu’au-dessus de mon bonnet se dressent de menus fils en forme d’antennes ; c’est par ceux-ci que m’est arrivée cette nuit la plus intéressante des communications.
Vous savez que la T. S. F. est une invention bien française, qui a donné de magnifiques résultats pendant la guerre ; mais vous ignorez sans doute que si autrefois, pour se payer une station réceptrice capable de capter des radios d’une origine éloignée, il fallait posséder une antenne verticale d’une certaine hauteur, aujourd’hui, grâce à la découverte des cadres radiogoniométriques, et surtout à celle des amplificateurs mis au point par notre radiotélégraphie dès 1916, la T. S. F. s’est perfectionnée, et est devenue plus pratique que le téléphone, car cet instrument reste souvent sourd à nos appels, tandis que la T. S. F. répond toujours. »
Et M. Finoreil me montra sur sa table de nuit une sorte d’appareil ressemblant à une machine à écrire, appelé radiogoniomètre, grâce auquel il peut, nuit et jour, recueillir tous les câblogrammes hertziens.
« Or, continua M. Finoreil, cette nuit, je fus réveillé par une brusque secousse de mon bonnet de coton ; il s’agitait de droite à gauche, se dressait en obélisque, retombait comme une saucisse dégonflée… puis une voix vibrante, avec un léger accent du Nord retentit à mon oreille.
« Est-ce à M. Finoreil que j’ai l’honneur de parler ?
– À lui-même… Qui êtes-vous ?
– Mon cher collègue, je suis le président de l’Institut astronomique de la planète Mars…
– Je la connais, dis-je… c’est une galéjade qu’on me fait perpétuellement au téléphone ; laissez-moi dormir…
– Ce n’est pas une plaisanterie… causons… Croyez que je suis bien heureux de constater que vous m’entendez… je perçois distinctement votre parole…
– Mais d’où vient, monsieur et cher collègue, que vous parliez si bien le français ?
– Je vois que vous ne savez rien de nous… mais, nous, depuis bien longtemps, nous vous voyons et entendons… Apprenez que notre planète est en avance sur la vôtre de cinq à six siècles, surtout au point de vue scientifique. Apprenez que la Nature, dépourvue d’imagination, a construit toutes les planètes sur le même type, et que la seule différence qui existe entre elles est leur degré de civilisation. Il y a des années et des années que nous avons développé chez nous vos inventions récentes, telles que la vapeur, l’électricité ou l’aviation. Nous fîmes circuler nos premières locomotives l’an 1610 de votre ère, le jour même où, chez vous, Henri IV était poignardé dans son carrosse par l’infâme Ravaillac…
– Eh quoi, vous connaissez notre histoire à ce point ?…
– Dans nos Universités Martiennes, l’étude de la langue et de l’histoire de France est obligatoire, comme celle du latin et du grec.
Nos enfants apprennent votre histoire, comme les vôtres étudient celle d’Alexandre ou de César : nous avons un journal « futurier, » qui, chaque matin, paraît sur 321 pages, car nous ne manquons pas de papier, et qui nous donne les photos hertziennes, prises la veille sur tous les coins de votre Terre…
– C’est inouï !…
– Non ! très simple… mais il fallait la trouver, comme l’œuf de votre Christophe Colomb.
Notre journal représente d’ailleurs, sous la rubrique « Étranger, » tout ce qui se passe d’intéressant dans les planètes voisines. Nous ne les atteignons pas toutes, à cause de leur éloignement : il y a évidemment des millions d’astres que nous ne connaissons point, pas plus que vous. La Terre étant la plus voisine, nos clichés sont excellents ; les planètes naissent, vivent, meurent… (nous sommes presque tous mortels). Telle planète découverte récemment par nos objectifs en est encore à l’époque des herbivores. Nous montrons au cinéma des diplodocus, au lieu de conduire nos enfants au Jardin des Plantes, et des antédiluviens monstres se promenant sous les arbres, six fois plus haut que votre tour Eiffel. Cette planète qui attend son déluge inévitable répond au nom de Métella, et n’a que quinze mille ans d’existence. Mais revenons à vous, monsieur et cher collègue, car votre vie quotidienne nous intéresse énormément. Votre histoire ressemble tout à fait à la nôtre…
– Mais, interrompis-je, en ce cas, vous pourriez alors, d’après votre passé, nous prédire l’avenir et nous donner de précieux conseils qui nous éviteraient bien des tâtonnements.
– Il est vrai… mais à quoi bon ? Et à qui l’expérience des autres a-t-elle jamais servi ? Vous nous traiteriez de radoteurs, et d’ailleurs, comme dit Calchas dans la Belle Hélène, il y a la Fatalité !… Rien à faire contre la Fatalité !… Néanmoins, vous pourriez noter quelques remarques : ainsi, alors qu’en 1525 votre roi François Ier, mal embarqué dans son affaire italienne, perdait la bataille de Pavie, nous étions en proie aux horreurs d’une guerre infiniment plus terrible que votre dernière. Un peuple barbare, épris de Kultur, et visant à l’hégémonie sur la planète Mars, bouleversa notre paix. Nous nous battîmes pendant sept ans pour le triomphe du droit et de la liberté. Mais cette guerre, après la victoire chèrement achetée, nous causa tellement de malheurs et de ruines que, d’un universel accord, nos peuples ont à jamais renoncé à de nouvelles batailles ; songez donc qu’avec les progrès réalisés, nos artilleurs avaient trouvé le moyen, à l’aide de volcans artificiels, de faire sauter cent kilomètres carrés de terrain ; des cyclones à gaz inventés par un de nos ingénieurs devaient détruire un département entier, et nos avions monstres pouvaient chacun transporter mille grenadiers porteurs de bombes incendiaires. Devant de telles perspectives, notre Société des Nations a aboli l’usage de la poudre ; on a pendu quelques chimistes et cela a suffi pour encourager les autres à ne plus travailler que pour le bien-être de l’humanité.
– Et vos canaux ? demandai-je… Sont-ce des signaux à notre usage ?
– Vous plaisantez. Nous n’avons pas été assez sots pour dépenser des milliards pour construire des signaux que votre myopie ridicule vous eût empêché de distinguer. Nous avons lu avec intérêt vos ouvrages, notamment vos douze volumes sur la Vie dans la planète Mars. Rien de plus faux et de plus saugrenu ; vous parlez de Mars comme un aveugle, critique d’art, décrirait un panorama cubiste… Ce n’est qu’un tissu d’absurdités. Je vous le répète, les Martiens ont exactement la même forme, les mêmes mœurs, la même histoire que la vôtre, avec cette différence que vous êtes en 1920, et nous en l’an 2420. Quant à nos canaux, leur origine est très simple. En 1682, alors que votre roi Louis XIV révoquait si sottement l’Édit de Nantes, nous venions de consommer notre dernière tonne de charbon. Nous eûmes recours à la houille blanche ; nous avons capté l’eau de mers, utilisé la force des marées, desséché un océan (rendu depuis à la culture maraîchère) et amené, à l’aide de canaux gigantesques, la force hydraulique dans le plus humble des villages riverains. C’est plus tard que l’humanité martienne, ainsi chauffée et éclairée, a fini par être nourrie électriquement. Oui, après la sanglante guerre de 1525, la vie chère avait atteint de telles proportions, qu’un savant dont le buste figure dans toutes nos mairies a inventé la nourriture électrique à l’aide des courants à haute tension. Nos restaurants à 1fr. 95 ont, depuis des années, remplacé vos rôtisseries et vos grill-rooms.
– Eh ! quoi, demandais-je, vous avez renoncé aux douceurs de la table, à la saveur de la poularde truffée, de l’aspic de foie gras et du cassoulet de votre Castelnaudary ?… Ingrats…
– Non, non ; nous avons gardé la saveur en supprimant les déchets. Notre Conservatoire gastronomique condense en pilules électriformes le goût et le parfum des mets les plus délicats. Cela était d’autant plus nécessaire que, depuis la guerre fameuse, il était devenu impossible de trouver une cuisinière… Tenez, j’ai mangé ce matin un excellent repas : truite meunière, côtelettes d’agneau purée, pointes d’asperges, une aile de dinde farcie, écrevisses, dessert… Et je n’ai en rien surchargé mon estomac, car tous ces plats auraient tenu dans un gousset de montre…
– Prodigieux ! Dites-moi, après votre guerre de 1525, avez-vous eu des Bolchevistes ?
– Des millions ! Mais, par un procédé dont nous ignorons le secret, nos aïeux déportèrent tous ces révoltés dans un astre éloigné. Ces dangereux individus, selon leur tradition, mirent le feu à cet astre, qui brûle encore, et brûlera longtemps… C’est d’ailleurs celui qui vous chauffe : c’est le soleil…
– Bien pour le soleil… Mais que savez-vous de la lune ?
– Astre éteint, monsieur. Cette planète n’a pas sa pâle face de Pierrot pour avoir passé toutes ses nuits dehors ; elle a vécu. Née des milliers d’années avant nous, avant nous elle est morte. Nous nous sommes amusés d’ailleurs en lisant les fantaisies de votre Jules Verne et de Wells : ces auteurs n’en connaissaient guère plus que vous, mais ils avaient l’humour en plus…
– Encore une question, qui intéressera beaucoup Mme Finoreil : quid des femmes, de leurs toilettes ? Se promènent-elles, comme nos Amélies, toutes nues ? Dansent-elles la Valse Hésitation ?… »
… Un éclat de rire formidable me réveilla, monsieur. C’était ma femme, Mme Finoreil elle-même, qui entrait dans ma chambre, une tasse de chocolat dans les mains. Elle m’appela trois fois : « Hector ! Hector ! Hector !… mais réveille-toi donc !… » J’avais rêvé, monsieur, j’avais rêvé !… »
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(Henriot [Henri Maigrot], « Chronique à la plume et au crayon, » in La Liberté, journal de Paris, indépendant, politique, littéraire & financier, cinquante-cinquième année, n° 21670, samedi 7 février 1920)