VESTIAIRE, BUFFET, ETC.
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Un jeune écrivain, M. Gustave Le Rouge (rien du roman de Gaboriau) corrige en ce moment les épreuves d’un manifeste dans lequel, dit un de nos confrères, il émet une idée peu banale. Il s’agit de fonder le « Vestiaire des arts et des lettres. »
M. Le Rouge considère que poètes et artistes pauvres ont peu d’argent à sacrifier aux frais de toilette et que, minablement vêtus, ils risquent parfois d’être mal reçus là où ils se présentent.
D’autre part, M. Le Rouge sait que les riches n’usent pas leurs habits jusqu’à la corde.
Pourquoi, demande-t-il, ces privilégiés de la fortune ne donneraient-ils pas les costumes qui ont cessé de leur plaire aux jeunes écrivains et aux jeunes artistes moins favorisés du sort ?
L’idée de M. Le Rouge, comme on voit, est neuve et tout à fait pratique. Peut-être n’est-elle pas assez développée, ni suffisamment corsée.
On pourrait aussi fonder le « Buffet des arts et des lettres. » Beaucoup de gens riches ne torchent pas leurs plats jusqu’à l’émail et ne mangent pas leur pain rassis. Il y aurait d’amples récoltes à faire sur les reliefs de leurs festins, sans compter les bouts de cigare, pour le dessert.
Il y a encore le « Logement des arts et des lettres. » Des rentiers laissent inoccupées leur maison de ville, l’été, et leur maison de campagne, l’hiver. On pourrait bien y loger les poètes et les peintres, en garni, gratuitement.
Enfin, le « Voyage des lettres et des arts » s’occuperait de réunir tous les billets de retour en chemin de fer, toutes les correspondances d’omnibus inutilisées, etc.
On pourrait même constituer un petit « Prêt hebdomadaire des lettres et des arts, » en recueillant les napoléons démonétisés, les sous étrangers, les pièces du pape et des républiques sud-américaines. Avec un peu d’adresse, peintres et poètes arriveraient bien à écouler quelques-unes de ces monnaies délaissées par les gens à leur aise.
Ce serait en un mot tout un vaste système de « mécénisme » à organiser. Et comme les dons excéderaient vite la consommation, les peintres et poètes pourraient transformer leurs parts en bons, qu’ils vendraient aux indigents.
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(« Ryp, » in La République française, journal du soir, vingt-septième année, nouvelle série, n° 1268, lundi 3 mai 1897 ; illustration de couverture d’Hermann-Paul pour Le Rire, journal humoristique, troisième année, n° 132, samedi 15 mai 1897. Sur le même sujet, voir l’article « Un Manifeste de Gustave Le Rouge » que nous avions déjà publié sur La Porte ouverte)
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(« L’Âge d’or des artistes, » caricature de Radiguet à propos du manifeste de Gustave Le Rouge, parue dans Le Rire, journal humoristique, troisième année, n° 132, samedi 15 mai 1897)
Le Vestiaire des Arts
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La misère a inspiré à un groupe de poètes une idée originale si elle n’est pas bien pratique, celle de fonder le vestiaire des arts et des lettres. Les promoteurs de cette idée ont été frappés par cette pensée qu’un poète mal mis est le plus souvent mal reçu par les éditeurs ou par les directeurs de revue ; les garçons de bureaux des journaux, eux-mêmes, ne sont pas sans insolence pour le pauvre poète qui se présente avec son pantalon effiloché et la redingote élimée. On voudrait que les élégants qui jettent leurs habits de fine coupe au moindre pli, fissent cadeau de ces défroques au « vestiaire » où les poètes et les artistes à leurs débuts viendraient se vêtir sans bourse délier.
C’est une idée bizarre, et c’est pour cela que je vous la signale ; mais je ne crois pas qu’elle puisse être réalisée. Voyez-vous un poète rêvant à la lune et allant se procurer une redingote de M. le duc de X… ou se vêtir du pantalon qui aurait cessé de plaire au brillant M. Z…, le fils du millionnaire ?
Je ne veux pas dire que le métier de poète enrichisse son homme ; mais cette mendicité pour un veston ou un pardessus a quelque chose qui blesse, et vous pourrez peut-être constituer votre « vestiaire, » mais vous n’amènerez pas les jeunes gens de délicatesse et de cœur à fréquenter ce « décrochez-moi ça. » Que vous donniez cent sous ou un pantalon, ce n’en est pas moins une aumône, et les poètes ou les artistes, même à leurs débuts, ne doivent pas tendre la main, en sollicitant, de concurrence avec la valetaille, les dessertes de vos cabinets de toilette.
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(J. B., extrait de « Lettre parisienne, » datée du 3 mai, à Paris, in Stamboul, journal quotidien, politique et littéraire [Constantinople], vingt-neuvième année, n° 106, mardi 11 mai 1897 ; repris anonymement, « Çà et là, » dans Le Petit Moniteur, vingt-huitième année, n° 138, mardi 18 mai 1897)