C’est bien connu, Monsieur N a toujours eu un faible pour les auteurs excentriques et les écrits improbables. C’est pourquoi il est particulièrement heureux de mettre en ligne aujourd’hui cette fantaisie cynégétique haute en couleur, mettant en scène le combat incongru et délicieusement anachronique d’un mégathérium et d’un diplodocus… carnivore !
Pour me rendre à mon bureau, l’après-midi, j’emprunte quelquefois la rue du Hoggar. Ces jours-là, je suis en avance, car la rue du Hoggar n’est pas la ligne droite qui conduit de ma villa à mon travail, oh non ! Elle allonge le chemin d’un bon demi-kilomètre.
C’est une petite rue tranquille où se trouvent quelques cafés d’habitués, et aussi deux bars à la mode où les vedettes du sport, et même les étoiles de cinéma, de passage dans notre ville, ne dédaignent pas de faire une apparition.
On boit dans ces bars les petits vins exotiques, les liqueurs étrangères, dont les livres des grands voyageurs vous ont mis la saveur à la bouche depuis longtemps. On y boit aussi de ces cocktails « maison » inédits – du moins, c’est le barman qui l’affirme – et qui ne sont pas piqués des vers. Ça, je vous le promets !
On y rencontre des visages connus… par les journaux. J’y ai vu Simone Berriau, Pierre Blanchar, et même Harry Baur, le fameux acteur, lors de son dernier voyage au Maroc. On voisine avec des vedettes ; on marche dans leur sillage ; on respire leur parfum. Les reflets de la gloire, quoi !
Et puis, j’y rencontre souvent Perdrichoux.
Quand il n’est pas assis sur un des hauts tabourets – or et nickel – de « l’Atlantic, » je suis à peu près certain de le trouver de l’autre côté de la rue, sur un tabouret tout aussi haut, mais rouge et or, en train de questionner interminablement le barman du « Pacific. »
Perdrichoux est un ancien camarade de collège. Je l’avais perdu de vue depuis longtemps, lorsque l’année dernière, en me promenant, je tombai nez à nez avec lui au détour d’une rue.
Nous étions dans les parages de la rue du Hoggar. Il me prit le bras et m’emmena au « Pacific. » Là, devant deux cocktails préparés spécialement pour la circonstance, – xérès, gin, brou de noix et extrait de muscade, – il me raconta sa vie durant les quinze dernières années. Il avait couru le monde entier, ayant été, tour à tour, employé dans une grande Compagnie de Navigation ; Chef de comptoir sur la Côte d’Afrique ; Directeur de Plantations à Java ; et finalement hôtelier à Shanghaï. Entretemps, chargé de mission par une de nos grandes firmes cinématographiques, il avait, pendant deux ans, parcouru le Sénégal, le Soudan, la Côte d’Ivoire, les Territoires du Tchad, la Haute Égypte et l’Éthiopie, filmant les animaux sauvages à l’état de nature, pêchant, chassant et ramenant, en fin de compte, une caravane chargée de films, vues, photos, dessins, croquis inédits, et d’une collection considérable d’articles du pays : cuirs travaillés, bois et ivoires sculptés, métaux ouvragés, décorés, forgés, repoussés : tous modèles choisis suivant un goût très sûr, échangés sur place contre la viande de ses coups de fusil, et vendus à Paris pour une somme de près de 500.000 francs !
Perdrichoux, à quarante ans, était plusieurs fois millionnaire ; il habitait Casablanca depuis deux ans, ne faisait absolument rien, et était resté célibataire.
« J’ai vu tant de cocus dans le monde, que je ne me suis jamais décidé à faire les frais d’une unité supplémentaire ! »
Ainsi proclamait-il à haute voix, pendant que j’avalais deux bonnes gorgées de la mixture noirâtre que j’avais dans mon verre ! Dame ! Je n’ai pas les mêmes raisons que lui d’être tranquille.
« On a beau faire le malin… il arrive quelquefois de ces choses !… »
J’aime beaucoup sa compagnie, parce qu’il est franc, – il est même Franc-Comtois, pardon ! – très gai ; il a beaucoup vu au cours de ses voyages et il possède une verve endiablée ; sur ce sujet, il rendrait des points à un Marseillais véritable, ce qui le peint d’un trait.
Solide, musclé, il a pratiqué – et pratique encore avec succès – de nombreux sports, même parmi les plus violents. Il est toujours à l’affût des dernières nouvelles du tennis, du polo ou du golf, ainsi que du rugby, de la boxe et du Catch as catch can.
Il discute à en perdre le souffle sur les chances de Marcelin-le-Râblé, dans son match contre le champion russe Mémétoff. Il cite les performances passées de son favori ; il compare poids, taille, musculature, et vous fait de ces calculs de probabilités qui étonneraient Blaise Pascal lui-même, s’il était encore de ce monde.
Quand il entame un sujet au « Pacific, » il y en a pour une heure au moins, et les habitués renouvellent immédiatement leurs consommations et font cercle autour de lui.
Il parle posément, sans emphase, sans bluff, sans effet de manches ni de jabot, dans un français châtié et populaire à la fois, et on l’écoute, charmé, convaincu par sa précision, sa logique et ses conclusions aussi simples qu’inéluctables.
Mais il est un sujet sur lequel il est intarissable : la chasse. Car naturellement, ayant beaucoup chassé, il continue et chassera jusqu’à son dernier souffle.
Quand il est sur une piste de phacochère, de rhinocéros ou de gorille, on passerait une après-midi à l’écouter, – sans omettre de remplir son verre de temps en temps, – et il m’est arrivé plusieurs fois, ces dernières semaines, d’entrer en retard à mon bureau, pour avoir prêté l’oreille trop longtemps au récit de ses prouesses.
Les qualités de narrateur qu’il peut déployer sur un sujet quelconque, sont décuplées lorsqu’il s’agit de son sport favori. Là, il est réellement maître, et un maître incontesté. En a-t-il roulé, de ces antilopes, depuis la Reeds Buck jusqu’à la grande Bubale ? Et combien d’animaux sauvages, parmi les plus gros et les plus dangereux, sont tombés devant son « express, » foudroyés, la plupart du temps ? Mais aussi, comme tous les grands aventuriers, il lui est arrivé quelques « coups durs. » Le plus typique est celui de ce buffle qui, blessé légèrement, se précipita sur lui et qu’il manqua royalement à cinq mètres, il l’avoue sans honte.
Après l’avoir renversé, l’animal cherchait à le percer de ses cornes ; mais le chasseur, sentant le danger, avait jeté son fusil et se cramponnait sur le sol, à plat ventre, pour laisser moins de prise aux cornes de l’animal, qui sont, comme chacun sait, relevées de la pointe. Le buffle, furieux, tournait autour du corps étendu à terre et marcha si malencontreusement sur le fusil qu’il fit partir le coup, et se foudroya lui-même d’une balle en plein cœur !
Perdrichoux, racontant son histoire ce soir-là, était descendu de son tabouret et, mimant les déplacements désordonnés du buffle autour d’un chasseur imaginaire étendu à terre, m’avait marché sur le pied avec une telle force – comme le fauve, sans doute – que je poussai un cri de douleur involontaire et faillis me trouver mal, mettant tout l’auditoire en gaité, parce que chacun avait cru que « cela faisait partie du programme ! »
Perdrichoux, lui aussi, riait de ses trente-deux dents et ne s’arrêta que pour commander deux « cocktails muscade » qui me mirent pour une semaine l’estomac dans un état aussi piteux que le pied !
Ah ! le buffle de Perdrichoux, je m’en rappellerai !
À part quelques petits incidents comme celui-ci, assez rares d’ailleurs, je puis dire que l’atmosphère, au bar du « Pacific, » où il débite plus volontiers qu’en face ses aventures, est toujours empreinte de la plus grande cordialité, et même de la plus chaude sympathie. Son cercle d’amis est important et il augmente tous les jours. Il est heureux ! Le patron du bar aussi, car ses affaires prospèrent. La gaité flotte partout dans l’air, et un solide optimisme vous envahit dès que vous avez poussé sa porte automatique, et ne vous quitte plus désormais.
*
Et pourtant, tout cela a failli s’écrouler l’autre jour. Toute cette bonne vie bien gaie, bien facile, a été compromise par une chose aussi bête qu’imprévisible.
Perdrichoux a fait un rêve. Oh ! mais un de ces rêves affreux, terribles, un véritable cauchemar qui l’a rendu malade pendant une douzaine de jours, au cours desquels le nom de Ber Réchid a été prononcé à plusieurs reprises par des représentants éminents de la Faculté !
Voilà où peut conduire l’abus des fortes sensations ! On va en Afrique chasser la grosse bête. Pendant des années, on prend l’habitude de risquer sa peau en maintes occasions. La tension nerveuse s’accroît, et crac, un beau jour, – à longue échéance quelquefois, – on sent la terre manquer sous ses pas. Le potentiel nerveux, petit à petit, sans que l’on s’en doutât, a perdu de son intensité. Cette réserve de force que nous possédions en nous-même et qui donnait son influx à toutes nos actions, à toutes nos pensées, qui animait toutes nos fibres, a été fortement entamée, et il suffit d’un rien, d’une émotion un peu forte, pour que, minuscule gravier dans les rouages compliqués de notre subconscient, la machine humaine si bien conçue, si précise, ne devienne, sous l’effet du hasard aux lois incertaines, une dépouille sans vie, sans direction, sans aucune valeur sociale ni matérielle.
Quand je songe que mon ami que j’admirais, plein de force, de vigueur, d’intelligence, – et qui est redevenu tel après cette douloureuse épreuve, Dieu merci, – a failli terminer son existence à Ber Réchid et nous priver, jusqu’à la fin de ses jours, de sa présence familière et réconfortante, je frémis de peur et je mesure mieux la profondeur de l’abîme que nous côtoyons durant toute notre existence et dans lequel nous finirons par tomber un jour !
*
Je veux vous conter en détail cette chose singulière, ce rêve imprévu et imprévisible, qui faillit causer la catastrophe dont je viens de vous parler. J’en tiens toutes les particularités de la bouche même de mon ami, qui me le conta lui-même alors qu’il était encore sous l’impression de la peur intense qui l’avait étreint au cours de cette nuit tragique.
Mais, auparavant, je veux vous relater un petit incident de rien du tout, une petite circonstance dramatique, qui est, selon moi, à l’origine de toute l’affaire.
*
Depuis une semaine, je n’avais pas vu mon ami. De l’« Atlantic » au « Pacific, » mes pas m’avaient porté plusieurs fois, sans résultat. Les deux barmen, consultés, ne purent donner aucune explication de son absence. Sa dernière apparition au « Pacific » datait de cinq jours. Il paraissait même plus en verve que d’habitude et il raconta, ce soir-là, une aventure de chasse à l’éléphant dont le côté tragique tint ses auditeurs en haleine jusqu’à la fin. Les deux nègres qui l’accompagnaient avaient été tués par le monstre qui, après les avoir transpercés de ses longues défenses, les lançait en l’air à tour de rôle et finit par les piétiner avec une rage accrue par la douleur que lui causait sa blessure à l’épaule gauche, broyée d’une balle de son fameux Express 405.
Cette fin brutale de deux pisteurs émérites – question de race et de couleur mises à part – qui l’avaient accompagné depuis Dakar jusqu’au lieu de l’accident, – dans les parages du Tchad, – avait semblé faire renaître en lui, au cours du récit, la peine qu’il avait certainement éprouvée au moment de leur mort, et lorsqu’il quitta le bar, vers minuit, Perdrichoux semblait avoir perdu sa gaité habituelle.
Cette impression se fit jour par la suite dans l’esprit du barman qui me raconta sa soirée, et elle m’explique suffisamment, maintenant, l’état morbide dans lequel se trouvait mon ami, état qui favorisa l’éclosion de ce rêve affreux dans lequel faillit sombrer sa raison.
Une semaine entière s’écoula. Chaque jour, j’étais venu aux nouvelles et, chaque fois, la même phrase, aussi creuse que laconique, m’avait été lancée au visage : « État stationnaire ! »
Dieu ! Ce que cette infirmière avait pu m’agacer avec ces deux mots et sa façon de les prononcer en me toisant des pieds à la tête ! Une femme qui n’entendait peut-être rien à la médecine et qui prononçait « psychiatre » en ouvrant une bouche grande comme ça !
Sans le respect que j’ai toujours eu pour le sexe auquel appartint ma mère, je crois que je lui aurais dit ses quatre vérités, et sans mettre de gants, encore !
Mais je songeais aussi à la santé de mon ami et, au lieu de me mettre en colère, je souriais bien gentiment et remerciais avec effusion dans l’espoir d’attendrir ce Cerbère.
Ma diplomatie fut d’ailleurs récompensée lorsque le huitième jour dans l’après-midi, je fus admis le premier auprès de Perdrichoux, qui avait été descendu dans un fauteuil du salon.
En le voyant, j’esquissai un mouvement de recul. Quoi ! C’était là ce gaillard enjoué que je n’avais vu depuis douze jours ? J’avais devant moi un être morne, abattu, le regard vague, sans couleur, qui me tendit une main molle en essayant d’y joindre un pauvre sourire. Quel changement en si peu de temps !
Je ne voulus pas montrer ma désillusion à mon ami. Je pris, au contraire, un air enjoué, blagueur. Je le complimentai même sur sa bonne mine, et j’y ajoutai encore quelques autres mensonges de même espèce, de ceux que l’on a coutume d’employer tous les jours vis-à-vis de ses semblables, et qui rendent la vie plus facile, plus simple, alors que la vérité pure sépare, éloigne et engendre la discorde.
Mes paroles semblèrent produire sur lui une réelle impression. Après un instant de conversation, il paraissait définitivement tourné vers l’optimisme. Je crus le maintenir dans cette voie en abordant la question « chasse. »
Aux premiers mots, il me regarda, passa la main droite sur son front, comme pour chasser une idée obsédante, et m’interrompit :
« C’est bien à cause de la chasse que je suis sans forces dans ce fauteuil. »
Je protestai de mon mieux, lui affirmant, comme un instant plus tôt, que sa santé n’était altérée en rien, que ni son visage, ni sa prestance ne pouvaient faire supposer qu’elle le fût en tout cas, et qu’une semaine de repos suffirait à lui rendre ces forces qui paraissaient lui faire défaut en ce moment.
Cependant, le fait d’attribuer à la chasse son invalidité actuelle avait éveillé ma curiosité, et je questionnai doucement :
« Je ne vois pas en quoi la chasse…
– Ah, tu ne vois pas ? Tu ne peux pas voir, naturellement ! Si tu avais été comme moi, à cinquante centimètres de la gueule grande ouverte d’un diplodocus enragé, tu ne parlerais pas comme tu le fais !
– Un diplodocus enragé ? Voilà du nouveau ! Où et quand as-tu rencontré cette bestiole jurassique ?
– Ah ! Cela t’intéresse ? Il y a de quoi d’ailleurs. Ta curiosité sera satisfaite ; sois patient. »
Ayant sonné son infirmière, il lui demanda de nous laisser seuls jusqu’à l’heure du thé.
« Tu comprends, je ne veux pas qu’elle entende un seul mot de ce que je vais te raconter. Elle le répéterait au docteur, et comme celui-ci est un psychiatre réputé, je ne couperais pas au voyage de Ber Réchid.
– Tu voudrais me faire croire…
– Que les aliénistes voient des fous partout, parfaitement. Méfie-toi de la déformation professionnelle. C’est une maladie qui tend à se généraliser et, malheureusement, il n’existe encore aucun sérum pour en limiter les ravages. »
En voyant Perdrichoux parti sur le chemin des boutades faciles, je me pris à espérer et ne doutai plus que sa guérison fût complète.
Cependant, ma curiosité naturelle était en éveil et, tout doucement, je le ramenai sur la piste du gibier préhistorique mentionné un instant auparavant.
Ayant allumé sa vieille pipe de bruyère, bien calé dans son fauteuil, il reprit :
« Tu sais que j’ai toujours eu un faible pour les sciences naturelles. Tu n’as pas oublié le « Père Camichel » et ses leçons de géologie, de paléontologie, voire de cosmographie. Tu as encore dans la mémoire les comparaisons pittoresques qu’il trouvait pour faire pénétrer dans nos cervelles de quinze ans les premiers rudiments de l’histoire du Monde, de la Terre et de ses évolutions successives. Tu possèdes encore certainement, dans quelque repli caché de ta cervelle, un tableau noir format réduit, sur lequel le générateur de ta pensée trace quelquefois les mots de nébuleuse, de constellation, de planète, de radiations solaires, de roches ignées, de sédiments calcaires, etc.
Comme moi, tu ne peux pas avoir oublié le verbe abondant et coloré de notre vieux « Prof » décrivant la vie animale et végétale aux premiers âges de la Terre et, comme moi, tu as dû, sans effort, te représenter ce que pouvait bien être notre planète à cette époque antédiluvienne.
J’avoue que l’étude de cette étape particulière de l’évolution terrestre a toujours remué en moi des fibres d’une sensibilité étrange dont la Nature m’a abondamment doué. Mes désirs secrets ont toujours tendu mon esprit vers l’origine de notre monde et ses premiers habitants, dont les restes furent étudiés par les savants. J’avoue hautement ressentir pour le grand Cuvier une admiration qui laisse loin derrière elle celle que peut m’inspirer un verbeux politique ou un foudre de guerre dont les décorations traduisent plus souvent les amitiés que le mérite personnel !
Ces réflexions sur mes goûts personnels sont peut-être inutiles. Tu les connais depuis longtemps. Si j’attire à nouveau ton attention sur ce sujet, c’est pour te montrer que, contrairement à beaucoup d’idées et de projets du jeune âge qui ne tiennent pas longtemps devant les difficultés de la vie, cette soif de connaître, de savoir, ce besoin de remonter jusqu’aux sources mêmes de la Genèse, sont en moi plus impérieux encore qu’à l’époque où nous faisions côte à côte notre premier thème latin et où tu portais à Marcelle – dans la ville haute, tu te souviens – mon premier billet doux ! »
Cette évocation des amours de Perdrichoux pour la brune Marcelle, et mes attributions de facteur bénévole – j’étais externe, tandis que mon ami était gardé à vue six jours de la semaine par un pion inflexible – amena sur mon visage une douce hilarité que mon ami faillit prendre pour un désaveu de ses principes. Je le rassurai aussitôt et lui appris en même temps que Marcelle s’était mariée par la suite avec un ingénieur I. E. G., et que, cela aussi, c’était de l’histoire ancienne !
Il poussa un « Ah ! » incrédule, mais n’insista pas et continua en ces termes :
« La chasse aux grands fauves, et surtout la capture des éléphants, – pas toujours sans danger, j’en sais quelque chose, – qui restent les plus gros animaux existants, permet à l’observateur de faire des remarques qui lèveront, après étude et comparaisons, un coin du voile mystérieux qui nous cache, et nous cachera sans doute longtemps encore, les détails et les circonstances les plus intimes de la vie des grands monstres disparus. »
Cette allusion, en parlant des éléphants, à l’aventure racontée au « Pacific, » me confirmait à cet instant, et à l’insu de Perdrichoux, que cette chasse tragique était pour beaucoup dans l’origine de sa « maladie, » comme je l’avais supposé dès le début, après le récit de Prosper le barman.
Je ne fis cependant aucune remarque et le laissai continuer, admirant la régularité des nuages de fumée qu’il tirait de sa pipe, consciencieusement bourrée de « Virginian Selected. »
« Placé comme je le fus, pendant de longs mois, au cœur de la brousse sauvage, je devais être amené fatalement à comparer les espèces que je voyais évoluer sous mes yeux avec celles que le « Père Camichel » nous avait si souvent et si minutieusement décrites dans son cours très poussé de « Paléontologie comparée. » J’avais donc, malgré moi, mais tacitement consentant, le cerveau constamment imprégné de ces noms aux consonances étranges : mastodonte, stégosaure, ichtyosaure, dinornis, ptérodactyle, diplodocus, etc., etc., monstres fabuleux des premiers âges, à jamais disparus de la surface du globe, et dont les squelettes aux proportions fantastiques attestent l’inépuisable fantaisie du Créateur !
Chaque fois que j’abattais un animal de la catégorie « gros gibier, » je n’avais de repos que mes porteurs ne l’eussent débarrassé de toute sa viande pour me permettre d’étudier le squelette et de lui trouver un parrain parmi ses ancêtres à jamais disparus.
J’amassais donc notes sur notes, dans l’espoir que cette documentation précieuse me servirait un jour à sortir de l’oubli des millénaires quelques êtres parmi les plus bizarres restés énigmatiques au seuil de notre frivole vingtième siècle.
Jusqu’au début de cette année, ces matériaux épars, soigneusement classés, reposèrent dans le coin le plus tranquille de ma bibliothèque. Mais dès que je fus installé définitivement dans ma nouvelle villa, ayant réglé toutes mes affaires en cours, et tirant profit des loisirs que ma fortune venait de me donner, je me mis résolument au travail, bien décidé à publier, avant la fin de l’année, un livre qui ferait sensation dans le monde de l’étude et du savoir.
Hélas ! Trois fois hélas ! L’homme propose et les événements nous indisposent !
Je me rends mieux compte, maintenant, de la précarité de cette vie d’aventures que j’ai menée deux années durant, pour ne parler que de la période passée au centre de l’Afrique. Par ses alertes et ses dangers continuels, par l’extraordinaire tension nerveuse imposée à tout l’organisme pendant des mois, elle avait tari mes réserves vitales et allait tout doucement, sans heurt, sournoisement, me conduire à la catastrophe finale.
Ce que c’est que de nous tout de même ! »
À cet endroit de son récit, Perdrichoux s’arrête, le regard plongeant par la fenêtre, par-delà l’horizon, par-delà les siècles révolus ; la pipe de travers sur la lèvre pendante, il songe…
Je me garde d’interrompre sa rêverie.
Et je songe, moi aussi, à tout ce qu’il vient de me dire : à tous les détails et circonstances de son récit, bien dans sa manière habituelle. S’il n’omet rien, il n’invente pas non plus et ne saurait grossir le résultat pour épater son interlocuteur.
Brusquement, sa pipe s’échappe de sa bouche. Ramené à la réalité par cet incident minime, il se penche et la ramasse, cependant que, de ses lèvres, sort un soupir angoissé.
« Je m’excuse de mon absence involontaire, mon cher vieux, souffle-t-il ; mais lorsque, comme moi, l’on sort d’une aventure pareille, on a de la peine à se ressaisir et à rassembler les fils conducteurs de sa personnalité.
Je te disais donc que, pris d’une ardeur nouvelle, je m’étais lancé à corps perdu dans la rédaction de mon traité de « Paléontologie raisonnée et descriptive, » titre que j’entendais donner à mon ouvrage.
Les jours s’écoulaient dans une fièvre… antédiluvienne, pourrais-je dire. Je ne vivais qu’entouré de pachydermes fantastiques, de sauriens démesurés et d’oiseaux-reptiles aux proportions fabuleuses. Des créatures, à l’aspect aussi étrange que menaçant, peuplaient les heures que je passais enfermé dans mon bureau. Pendant les instants de repos que je m’accordais, surgissaient, dans ma cervelle fatiguée, des êtres difformes, tronqués, dégingandés, qui me regardaient avec d’étranges yeux fixes, et me posaient des questions comme celle-ci :
« Alors, c’est bien vrai que je suis un « Acrobaticus Polymorphus » ? »
Et je voyais alors une face grimaçante, simiesque, qui s’avançait à hauteur de mon visage, et j’entendais un rire sardonique, hallucinant, un rire qui tenait à la fois du pet de casoar et du glapissement de la hyène, et qui engendrait un drôle de frisson le long de ma mœlle épinière !
J’ouvrais les yeux, je me secouais : je m’étais tout bonnement endormi dans mon fauteuil en lisant le journal !
Joseph, mon domestique, s’était aperçu du changement qui s’opérait en moi et, paternel, m’avait dit :
« Monsieur travaille trop. Les livres useront Monsieur ; il vaut mieux les laisser. »
Conseil judicieux, sans doute, mais qui ne fut pas suivi.
D’ailleurs, mon travail avançait rapidement. Les chapitres s’ajoutaient aux chapitres. Bien pénétré de mon sujet, j’écrivais dix pages par jour, le tout accompagné de croquis, de dessins, de tableaux descriptifs, comparatifs, récapitulatifs, comme doit en contenir tout ouvrage qui se respecte.
Ce labeur acharné durait depuis six mois. Je n’avais mis personne au courant, dans la crainte des journalistes, des cinéastes, des chasseurs d’autographes et de tous les importuns qui sont la rançon de la notoriété. Bien mieux, je n’avais pas interrompu mes visites au « Pacific » et tous les habitués de l’endroit, toi compris, croyaient que je n’étais qu’un riche oisif, amateur de cocktails, de bons mots et de sport à outrance !
Et c’est au moment où je mettais la dernière main à mon livre, – j’avais commencé le dernier chapitre deux jours auparavant, – que je fis ce rêve affreux, terrible, ce cauchemar sans nom à la suite duquel les neurologistes marocains les plus éminents trouvèrent en moi un champ d’expériences propre à compléter leurs données déjà si embrouillées sur l’instabilité de la matière cérébrale humaine !
Me voici donc parvenu au moment psychologique de mon récit, moment précieux dont l’interprétation affirmera ou infirmera la valeur que je donne à mon rêve : à savoir qu’il fut la « matérialisation » des désirs innés en moi, et dont la réalisation s’accomplit en dehors de toute volonté et dans la plus secrète indépendance spirituelle. »
Passant sa main, doigts écartés, dans ses cheveux rejetés en arrière, Perdrichoux, enfin, se décide à entrer dans le vif du sujet autour duquel il tourne depuis une bonne heure.
« Ce soir-là, je quittai le « Pacific » vers minuit, d’humeur assez sombre mais nullement inquiet. Pressé par un cercle d’amis, j’avais dû leur raconter, avec force détails, une chasse à l’éléphant dont le dénouement tragique m’avait chargé l’esprit de réminiscences dont je me serais volontiers passé.
Arrivé chez moi, je me couchai et, aussitôt, je glissai dans un sommeil que j’eus la naïveté de croire réparateur comme tant d’autres. Je me rappelle que la sensation d’évanouissement que j’éprouvais en perdant peu à peu conscience de ce qui m’entourait, était si douce que je croyais glisser dans un bain de parfums, en même temps que j’étais attiré par d’invisibles mains de femmes, délicates au toucher et tendrement volontaires.
Les événements ont quelquefois de ces inconsciences sournoises et traîtresses qui semblent une émanation directe de l’esprit du mal acharné à notre perte !
Puis, sans transition, j’étais transporté sur un lit de fougères arborescentes, telles qu’elles devaient exister dans la forêt antédiluvienne. L’air était d’une douceur idéale ; léger, fluide, odorant, il apportait avec lui des senteurs balsamiques inconnues de mon odorat. On le sentait pénétrer en soi lentement, noyant les plus infimes ramifications bronchiales d’une force revivifiante et communiquant à mon corps tout entier une euphorie dont je n’avais plus éprouvé les effets depuis de longs mois.
Autour de moi, la plaine immense couverte de grandes herbes, de roseaux, de bambous, d’une teinte verte uniforme, ondulait sous la brise qui creusait à sa surface des vagues profondes comme celles de la mer.
De l’éminence où j’étais placé, mon regard embrassait une extraordinaire étendue de plaines, de forêts, de lacs, de montagnes, dont les sommets se détachaient en sombre dans une atmosphère vaporeuse, instable, baignant toutes choses d’une lumière bleutée, blafarde, qui donnait au paysage un aspect étrange et irréel de monde fantastique.
Aucun être vivant ne semblait animer cette luxuriante nature, mais je ne devais pas tarder à faire connaissance avec les monstres, invisibles jusque-là, qui peuplaient cette terre non encore évoluée.
Après avoir empli mes yeux de cette vision surnaturelle, je me dirigeai vers l’orée d’une forêt que j’apercevais dans le lointain.
Surprise ! Le premier pas que je fis me porta à une dizaine de mètres de mon point de départ ; à la deuxième foulée, je franchis le double de cette distance, puis, enhardi par ce début inattendu, je forçai l’allure et mon corps, projeté dans l’espace comme par une catapulte invisible, bondissait au-dessus des herbes, décrivant des courbes de plus de cent mètres d’ouverture. J’aurais été chaussé de bottes de sept lieues que le résultat n’eût point été sensiblement différent.
En quelques minutes, j’atteignis la forêt et, là, ma surprise se changea en un émerveillement indescriptible. Moi qui, au cours de près de dix années de vie errante, ai parcouru les forêts vierges du Laos, de Sumatra, de Bornéo, puis celles d’Afrique et, en particulier, la plus belle de toutes, celle du Gabon, je n’avais jamais rien vu d’aussi grandiose.
Imagine des arbres gros à la base comme ces tours de donjon des anciens châteaux-forts, profilant à trois cents mètres dans le ciel une cime en forme d’immense panache ! Sous ces dômes opaques, où pénétrait difficilement la lumière, s’entrecroisaient des lianes de toutes grosseurs, serpents géants reliant ensemble les troncs gigantesques et balançant, à l’extrémité de leurs longues tiges flexibles, des fleurs énormes, semblables à des roses gargantuesques, aux couleurs métalliques et au parfum entêtant et mortel.
Des fourmis géantes, grosses comme des rats, escaladaient à la file les troncs enchevêtrés, tombés et pourris, et formaient des colliers mouvants autour des branches mortes. Des mouches énormes emplissaient l’air de leur bourdonnement incessant ; des araignées larges comme des parapluies ouverts se tenaient immobiles au centres de leurs immenses toiles ; des oiseaux-reptiles, semblables à de gigantesques chauves-souris, volaient lentement dans cette lumière blême et je sentais à chaque instant passer un frisson dans ma chair lorsque leurs ailes silencieuses me frôlaient insidieusement.
Depuis un long moment déjà, je me promenais parmi les arbres géants, ouvrant les yeux, écoutant les moindres bruits, les plus mystérieux frôlements, marchant avec circonspection et calculant au plus juste la portée de mes pas, lorsque, tout à coup, éclata tout près de moi un cri formidable, et si bizarre en même temps, que je sentis mon sang se glacer dans mes veines.
Cherche à te représenter un cri qui tiendrait à la fois du ricanement démoniaque de la hyène, du rugissement du lion et du sifflement du serpent, et ceci ne sera encore qu’un pâle reflet de ce que j’entendis. Peux-tu imaginer ce que tu éprouverais si tu étais, comme moi, tombé brusquement à la surface d’une Terre sur laquelle nous avons souvent discuté ensemble à l’époque du bachot et que tu foulerais là, sous tes pas incertains ; une Terre peuplée uniquement de monstres gouvernés par les seules lois de la force brutale et de la cruauté ?
Mes pensées ne vagabondèrent pas longtemps ; une réalité terrible les accapara bientôt : là, tout près de moi, dans les fourrés inextricables formés par les lianes, un être monstrueux se tenait caché. M’avait-il vu ? Avait-il connaissance de ma présence par l’ouïe ou l’odorat ?
Adossé à un tronc lisse où perçaient de vagues aspérités, une sorte de hêtre gigantesque, je retenais ma respiration ; une sueur froide me couvrait le visage, et je sentais une peur invincible s’infiltrer en moi.
Brusquement, à quelque distance, un autre cri aussi effrayant, mais plus sourd, répondit au premier. J’avais devant moi, à n’en pas douter, deux monstres ennemis qui se provoquaient et qui allaient me donner le spectacle d’une bataille jamais entrevue par aucun œil humain.
Trente secondes à peine s’écoulèrent. Soudain, entrouvrant le fouillis de la végétation qui le dissimulait, dans un bond effrayant, un être étrange, monstrueux kangourou de 25 mètres de long et de 5 mètres de hauteur, se précipita hurlant et soufflant vers son adversaire. Je respirai : le tonnerre venait d’éclater ; la foudre n’était pas pour moi. Rassuré, et en même temps poussé par ma curiosité naturelle, je me lançai sur les traces du monstre.
En trois bonds, je fus au bord d’une clairière, large d’environ deux cents mètres, où les deux antagonistes s’étaient arrêtés et se mesuraient du regard avant de se précipiter l’un sur l’autre. Le sol sablonneux, dégagé en son milieu de toute végétation, me permettait de les voir en entier et de reconnaître au premier coup d’œil le diplodocus et le mégathérium, deux des plus formidables brutes à jamais sorties de la main du Créateur.
Creusant le sol de ses deux grandes pattes antérieures et rejetant la terre à 30 mètres derrière lui, sa queue monstrueuse balayait convulsivement l’espace à droite et à gauche et couchait les arbustes comme de simples fétus. Il avait replié son long cou, comme un cygne gigantesque, et sa tête de serpent s’avançait, onduleuse et traîtresse, laissant passer entre une quadruple rangée de dents aigües des sifflements de mauvais augure. Tel était le diplodocus.
L’autre monstre ne le cédait en rien en horreur au premier. Imagine un corps de crocodile de quinze mètres de long, monté sur des pattes torses de chien basset, mais des pattes de deux mètres, terminées par des ongles de 20 centimètres de longueur, et capables d’écraser entre elles un bœuf de forte taille, comme tu le ferais d’une mouche entre le pouce et l’index.
Avec cela, une mâchoire de trois mètres de longueur, garnie de dents propres à broyer des os comme la cuisse ! Si tu prolonges ce corps bâti en force, par une queue charnue en forme de cône tronqué qui permet à l’animal de s’arc-bouter pour prendre appui, ou de s’en servir comme d’une massue pour abattre son adversaire, tu auras une image à peu près exacte de mégathérium, ou de son proche parent, que j’avais là sous les yeux, à cent mètres tout au plus.
Ce dernier, trapu, ramassé sur lui-même, – toutes proportions gardées, – sûr de sa force, opposait l’énormité de sa masse à la structure allongée et à la mobilité de son adversaire. Il s’avançait cauteleusement en poussant de sourds rugissements, ouvrant, par intervalles, sa large gueule où les canines mettaient de longs éclairs sinistres.
Tout cela ne dura guère plus de trente secondes. Soudain, les deux monstres se précipitèrent l’un sur l’autre en hurlant.
Dépeindre l’horreur d’une telle rencontre est impossible. Il faut l’avoir vue. Il faut avoir été placé comme je l’étais pour comprendre ce que c’est que la force bestiale dans toute son horreur et sa puissance. Je t’assure que, pendant quelques minutes, je me sentis bien petit en face de ce spectacle titanesque.
Le sol tremblait, les herbes, les buissons, les arbres mêmes, se courbaient sous les furieux coups de massue de la queue du diplodocus. L’air retentissait de sifflements, de cris rauques et de hurlements de douleur, et, de ma vie, je ne reverrai spectacle plus sinistrement grandiose que celui de ces deux affreuses créatures s’entre-déchirant de leurs pattes crochues et de leurs mâchoires monstrueuses.
Cependant, le diplodocus semblait perdre du terrain. Il reculait de plus en plus devant son adversaire qui le harcelait sans répit. Mais ce n’était sans doute qu’une tactique qui allait lui permettre de trouver le point faible de celui-ci, car, brusquement, faisant volte-face, il balaya le sol de sa terrible queue. Le mégathérium, plus lent, ne put éviter le choc. Il oscilla sur ses pattes et fut renversé sur le dos. Avant qu’il ait eu le temps de se relever, une terrible mâchoire lui avait ouvert les entrailles, attaquant la peau là où elle n’était pas protégée. Un terrible hurlement de douleur, des pattes gigantesques qui battent l’air, une énorme masse qui s’immobilise, et ce fut tout : le mégathérium était mort.
Le vainqueur poussa un long cri de triomphe qui se répercuta d’échos en échos, et s’abattit à ses côtés.
Je le crus mort. Une stupide curiosité me poussa alors plus avant. Je voulais voir de près les deux monstres. J’étais arrivé à une vingtaine de mètres du diplodocus. Immobile, sa queue énorme, noirâtre, allongée à terre comme un arbre rugueux et conique, la tête, paupières fermées, reposant à plat sur le sol entre ses deux pattes antérieures, il s’était affaissé sans mouvement. Je m’étais arrêté une seconde pour le contempler.
Soudain, dans une brusque détente, sa queue balaya le sol devant moi. La bête, d’un bond, s’était levée et me regardait.
Mes cheveux se dressèrent sur ma tête et je criai de toutes mes forces en m’enfuyant vers les grands arbres où mon instinct me poussait à chercher le salut.
Peine perdue ! Au troisième bond, la bête est sur moi. Mon pied heurte une racine. Je tombe sur le dos. Au-dessus de ma tête, une gueule monstrueuse s’ouvre ; langue garnie de crochets, des dents acérées brillent sinistrement. Je veux crier, appeler. Aucun son ne sort de ma bouche. Je vois la mort venir. Une mort affreuse, horrible, inévitable. Puis, brusquement, cette horreur se referme sur moi. Je sens l’ivoire des canines traverser mon corps et tous mes os craquent d’un seul coup dans cette gueule immonde qui m’engloutit. »
*
« Le jardinier de la propriété voisine, monté sur un escabeau, taillait ses arbres. Par-dessus la clôture, il vit un homme en chemise qui courait comme un fou dans le jardin et me reconnut. Je brandissais le poing vers un être imaginaire et je proférais des paroles incohérentes.
Il entendit, paraît-il, distinctement :
« Oh là ! Oh ! Monsieur Cuvier ! Je les tiens tous ! Ils sont là dans la cave, enfermés à double tour ! Tous les mégathérium et les diplodocus de la Terre ! Ah ! Ah ! On va bien rire maintenant ! »
Est-il possible que j’aie tenu pareil langage ? Et dans un accoutrement semblable ?
Je me méfie de ce jardinier. En affirmant cela, il assouvit peut-être une vieille rancune née un jour déjà lointain, alors que, le voyant avec insistance piétiner dans l’erreur, je lui démontrai, preuves en mains, qu’il n’était pas possible de confondre le pou du rosier avec le pou de caleçon, ce dernier, de toute antiquité, arborant sur le dos une croix de Malte parfaitement dessinée ! Il ne m’a jamais pardonné cette incursion dans ses plates-bandes !
Peut-être, après tout, est-il exact que je me sois donné en spectacle comme il le prétend ? Dès le moment où je fus happé par le monstre, ma mémoire cessa d’enregistrer les faits, et rien de ce qui se passa dans les dix jours qui suivirent n’est présent à mon esprit. C’est d’ailleurs pendant cet intervalle que le nom de Ber Réchid fut prononcé dans mon entourage. Averti de cela par la suite, je n’omets jamais maintenant, à l’énoncé de ces trois syllabes fatidiques, de toucher du bois, et du bois dur si possible ! »
*
Les dernières paroles de Perdrichoux se confondirent avec l’éclosion d’un sourire qui illumina un instant tout son visage. Je le regardai à la dérobée, et j’eus, d’un seul coup d’œil, la certitude que le spectre de Ber Réchid était loin. Un peu de pâleur, certes, persistait sur ses joues, et ses yeux, légèrement cernés, accentuaient la fatigue de son visage, mais ils avaient retrouvé leur ancienne clarté et ce regard droit qui les caractérise.
Perdrichoux est sauvé et il reprend si bien goût à la vie, qu’il me frappe tout à coup sur l’épaule en s’écriant :
« Et le thé, que nous avons oublié de prendre ? »
Puis, pour réparer cet oubli, il sonne son domestique et, dix minutes après, sur la terrasse, nous sommes attablés devant des tasses fumantes, un énorme Plum Cake et une montagne de « crackers, » comme seuls savent en fabriquer les Anglais.
Cette fin de journée est splendide. La lumière, tamisée par les mimosas du jardin, nous arrive presque horizontalement d’un astre descendant vers le Nadir. Dans les pins de la colline d’en face, les dernières cigales se sont tues. L’air est doux, léger, embaumé. Il fait bon vivre, et comme on doit mieux apprécier, après le danger, par contraste, les douceurs de l’existence !
J’exprime tout haut ma pensée devant Perdrichoux, et j’ai l’immense plaisir de lire dans son regard une approbation… muette, et pour cause : il est si bien occupé avec une énorme tranche de cake, que ses paroles auraient trop d’obstacle à surmonter pour sortir !
Je note, avec satisfaction, le retour de son appétit et, chez un homme d’action comme lui, c’est un baromètre infaillible de la santé morale autant que physique.
De sérieuses brèches ont été faites dans le cake, et la montagne de crackers est réduite à un petit mamelon de rien du tout. Allons, tant mieux !
Je m’apprête à prendre congé de Perdrichoux, lui renouvelant mes sentiments d’indéfectible amitié, et lui donnant rendez-vous pour le jeudi suivant au « Pacific. »
Il me reconduit jusqu’à la porte. Au moment de lui serrer la main, résumant mes impressions sur sa santé, je lui conseille de renvoyer son infirmière, et j’ajoute insidieusement :
« N’as-tu pas remarqué son cou ? On dirait celui du diplodocus ! »
À cette évocation inattendue, le rire de Perdrichoux sonne comme une explosion de gaieté réconfortante et durable, et je suis déjà à plus de cinquante mètres de la villa, que je l’entends encore me crier :
« Ah ! Ah ! Rosalie a un cou de diplodocus ! Et dire que je ne m’en étais pas aperçu ! Ah ! Ah ! Elle est bien bonne ! Je vais la faire engager au Muséum ! »
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(Charles Duboz, « Chasseurs et chassés, » in Bulletin cynégétique du Maroc, ouvrage périodique des chasseurs, onzième et douzième années, n° 44, 45, 46 et 47, mai, août, novembre 1939 et mars 1940)