KRANTZ
 
 

« Nous nous croyons libres. Le sommes-nous ? Les actes que nous accomplissons, avec la certitude de n’obéir qu’à notre volonté, ne sont-ils que le résultat de poussées, de suggestions, d’ordres tyranniques émanés de despotes insaisissables ? Peut-être avons-nous affaire à des despotes beaucoup plus forts que nous, et plus intelligents. L’humanité n’est peut-être que leur bétail, – un bétail dont ils se nourrissent. Quand nous souffrons, quand nous sommes malades, pourquoi ne l’auraient-il pas décidé, pour nous prendre de l’énergie, du fluide ou je ne sais quoi, et réparer ainsi leurs propres pertes physiologiques ? Quand nous mourons, serait-ce qu’ils nous tuent ? »
 

Nous reprenons aujourd’hui l’exhumation des contes oubliés de Maurice Renard avec la publication de trois récits appartenant au merveilleux scientifique : « Gardner et l’invisible, » « Eux » et « L’Œil fantastique. » Leur filiation est explicitement établie par Maurice Renard dans la dernière nouvelle du cycle, avec la mention des morts tragiques de Gardner et de Chambrun, les deux principaux protagonistes des textes précédents. Selon l’indication même de l’auteur, elles formeraient donc une sorte de triptyque sur le même thème : celui des Invisibles, ces terrifiantes créatures que nos sens sont impuissants à percevoir, et qui gouvernent peut-être l’Humanité à son insu. Ces trois variations n’avaient encore jamais été réunies jusqu’à présent.
 

MONSIEUR N

 
 
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GARDNER ET L’INVISIBLE

 

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Gardner habitait maintenant une jolie maison à Nogent, au bord de la Marne. J’allai le voir dès le début de mon séjour à Paris. Notre dernière rencontre datait de deux ans. Il me reçut avec un enthousiasme où je distinguai une pointe de fébrilité. Cela me surprit, car j’avais toujours connu en Gardner le plus flegmatique des chimistes.

Vieilli ? Changé plutôt. Gardner était à présent un personnage saccadé, agité et presque bavard, avec des yeux où brillait une ardeur distraite. L’air occupé d’autre chose. Si bien qu’une de mes premières paroles fut :

« Au moins, Gardner, je ne vous dérange pas ? »

Il me prit les mains.

« Vous, mon cher Krauss ? Une pareille pensée ? Je vous jure que votre visite est la chose que je pouvais souhaiter le plus au monde, vous entendez ?

– Trop gentil ! dis-je en souriant.

– Ne répondez pas comme cela. Je ne vous ai pas dit une politesse banale, Krauss… »

Il me tenait aux épaules et plongeait son regard dans mes yeux. Puis, se séparant de moi brusquement, il se mit à marcher en tous sens, se rongeant les ongles, se frottant la face sans ménagements, et parfois s’arrêtant devant la grande baie vitrée qui donne sur la rivière et ses arbres magnifiques.

Il s’immobilisa tout à coup et me fixa de ses prunelles qui semblaient toujours ne vous regarder qu’accessoirement.

« Krauss… Vous êtes le meilleur homme que j’aie rencontré dans ma vie. L’ami le plus sûr. Il faut que quelqu’un sache ce que je fais. Ce sera vous. »

Je ne répondis rien et m’efforçai de prendre une attitude grave et digne. Il réfléchit encore pendant trois ou quatre minutes, ce qui est très long en réalité, et il se décida, en faisant un nouveau geste nerveux :

« Ah ! Tant pis !.. Voyez-vous, Krauss, j’hésitais sur la façon de vous confier mon secret. Devais-je vous parler à haute voix, ou bien écrire, ou bien employer quelque autre procédé ? Plus j’y réfléchis, plus je crois qu’il est inutile d’y réfléchir, puisque je ne sais rien d’eux, rien de leurs sens ni de leur savoir, et que peut-être ils lisent dans ma tête toutes mes pensées.

– Hum ! fis-je. De qui s’agit-il, mon cher Gardner ?

– Venez, Krauss. »

Il me fit traverser son laboratoire, qui offrait un admirable et incompréhensible spectacle. C’était une vaste salle lumineuse, remplie de choses inconcevables, de dispositifs mystérieux, de reflets cristallins, de feux rouges, de petits bruits d’ébullition et de fuite de gaz, d’odeurs inquiétantes. Puis, par un étroit escalier montant, Gardner m’amena dans une chambre plus spacieuse encore, qu’il éclaira au moyen d’une forte lampe à arc, car elle était obscure comme un caveau.

D’un geste bref, avec un coup d’œil d’une extrême vivacité, il me désigna, sortant du mur, une série de tubes munis de robinets et qui donnaient à même l’espace. Ces tubes semblaient préparés pour fournir du gaz à des appareils de chauffage. Gardner me dit rapidement qu’ils communiquaient avec le laboratoire.

J’étais de plus en plus étonné et même impressionné de l’instabilité de ses regards ; il ne cessait de les promener de haut en bas et de droite à gauche, comme un malade, sujet à des hallucinations, interroge le vide avec la crainte des fantômes qui peuvent s’y former. Une intense préoccupation avait ressaisi Gardner ; il fit, pour la troisième fois, un geste brusque, d’incertitude, d’anxiété, et ce fut à voix basse, la bouche contre mon oreille, qu’il m’exposa l’étrange conception de son entreprise :

« Krauss, après tout, je vous dirai la chose aussi vite que possible ; c’est plus prudent. Écoutez, Krauss : c’est ici que le monde invisible doit apparaître pour la première fois à des yeux humains.

– Le monde invisible ? » murmurai-je, stupéfait.

Il secoua la tête, d’impatience.

« Allons, dit-il, vous savez bien que nos cinq sens sont impuissants à nous faire percevoir tout ce qui existe. Des sens, il en faudrait probablement des milliers pour avoir une perception totale du monde. Nous sommes donc entourés d’une quantité de choses et d’êtres que nous ne voyons pas, que nous n’entendons pas, que nous ne sentons d’aucune manière, parce qu’ils sont invisibles, silencieux, impalpables, etc. Voilà le mystère au milieu duquel nous vivons et qui n’est pas niable. Depuis cent ans, la science a découvert assez de choses, assez d’êtres jusqu’alors insoupçonnés, pour que nous soyons certains de n’être pas sur terre aussi seuls qu’il paraît. Des compagnons invisibles nous environnent. Ils nous croisent sans bruit, ils nous traversent peut-être, ils sont mêlés à notre existence sans que nous nous en doutions. Leur présence n’est, sans doute, pas sans effet sur la nôtre. Sans eux, nous ne serions pas ce que nous sommes, de même que, sans les microbes et les radiations, nous aurions un genre de vie tout à fait différent. Une possibilité terrible, ce serait que, parmi ces invisibles, il y en eût qui fussent nos maîtres…

– Comment !

– Oui, Krauss. Nous nous croyons libres. Le sommes-nous ? Les actes que nous accomplissons, avec la certitude de n’obéir qu’à notre volonté, ne sont-ils que le résultat de poussées, de suggestions, d’ordres tyranniques émanés de despotes insaisissables ? Peut-être avons-nous affaire à des despotes beaucoup plus forts que nous, et plus intelligents. L’humanité n’est peut-être que leur bétail, – un bétail dont ils se nourrissent. Quand nous souffrons, quand nous sommes malades, pourquoi ne l’auraient-il pas décidé, pour nous prendre de l’énergie, du fluide ou je ne sais quoi, et réparer ainsi leurs propres pertes physiologiques ? Quand nous mourons, serait-ce qu’ils nous tuent ?

– C’est effrayant ! balbutiai-je.

– Or, continua-t-il, j’ai trouvé le moyen de rendre visible momentanément tout ce qui ne l’est pas normalement. Dans cette salle close, que je ferai envahir par un mélange gazeux, tout ce qui est invisible m’apparaîtra. Je verrai, Krauss, comme je vous vois, ce que nul homme n’a jamais vu : les êtres qui sont au-delà de nos sens, leurs corps, leurs mouvements. Ce sera le commencement d’une lutte immense, en tout cas d’une ère d’observations illimitée.

Quand je dis que j’ai trouvé… Non. Il me faut encore huit jours, et tout sera au point. Quel triomphe, alors ! À moins que…

– Achevez ! Que craignez-vous ?

– Vous le savez bien, maintenant, Krauss. Vous ne seriez pas si blême…

Êtes-vous très occupé à Paris ? reprit-il plus froidement. Vous serait-il possible de venir me voir tous les jours ? Je vous en aurais de la reconnaissance, mon ami. En auto, le voyage est court.

– C’est entendu… Mais dites-moi, Gardner, ces êtres, ces monstres enfin, quel aspect selon vous ?…

– Chut ! fit-il. Nous n’avons que trop parlé. Si notre pensée muette leur est fermée et s’ils comprennent notre langage, ce que je viens de vous dire m’a trahi. »

Je le regardai comme je n’avais jamais regardé personne. J’éprouvai la vibrante fierté de me trouver en face d’un prodigieux surhomme. Et puis, sans transition, son visage constamment aux aguets me troubla…

Je le quittai sur une impression de perplexité.

Le lendemain et le surlendemain, j’allai le revoir. Il ne me souffla plus mot de ses recherches, mais elles nous passionnaient tous deux, et les regards que nous échangions en disaient long.

Le jour d’après, il me reçut en prononçant ce simple mot, d’un ton frémissant :

« Trouvé. Ce sera pour demain. »

Mais, à l’aurore, Gardner, frappé d’apoplexie, était mort.

Hasard ? Surmenage ? Exécution ? Mort, voilà ce qui est certain.

Dans une enveloppe cachetée, avec une lettre où le savant envisageait l’éventualité de sa fin, il me livrait la formule compliquée qui devait faire surgir pour lui tout ce que la nature nous a caché jusqu’à présent, et il me donnait des indications pratiques si minutieusement rédigées que je me décidai à tenter moi-même l’expérience extraordinaire.

Il est possible que je ne prenne pas toutes les précautions voulues pour manipuler les substances chimiques. Il est possible que je ne me garantisse pas convenablement des émanations, des vapeurs et des rayons. Toujours est-il que, depuis avant-hier, mes yeux me font très mal, et ma vue baisse avec rapidité. L’oculiste que j’ai consulté demeure indécis sur la cause de ces troubles, mais il ne m’a pas dissimulé que s’ils persistent, je puis devenir aveugle en quelques heures.

– Mon pauvre Gardner, pardonnez-moi. L’inconnu m’épouvante. Je renonce.
 
 

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(in Le Matin, « Les Mille et un matins, » n° 16694, 3 décembre 1929)

 
 
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EUX

 

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Ils avaient une fort belle installation à Passy.

Florine traversa le jardinet très soigné qui, de sa pelouse nette et de ses hortensias, séparait le petit hôtel et le pavillon des laboratoires. Midi venait de sonner. Les deux préparateurs de Philippe sortirent du pavillon. Ils saluèrent Mme Chambrun avec un empressement respectueux, visiblement interdits à l’aspect, familier mais inattendu, de tant de grâce et d’élégance. Elle répondit d’un joli sourire bienveillant, et se dirigea vers l’escalier dans l’ombre du couloir.

Tout en haut, une porte bâillait sur une salle de vastes dimensions. C’était un ancien atelier de peintre ; mais, maintenant, des rangées de cuves chimiques et des batteries d’appareils électriques en faisaient un lieu de science – redoutable, certes.

« Tiens ! dit Florine. Tu as changé la porte. C’est à cause des courants d’air ? Celle-ci, en effet… »

Elle fit jouer le vantail garni de caoutchouc, qui se fermait à l’étouffée, avec une exactitude rigoureuse.

Philippe Chambrun se mit à rire. Il était bien tel que les journaux le montraient de temps à autre : grand, osseux, l’œil vif et bon, le front large, surmonté de cheveux rebelles qui s’envolaient drôlement. Toutes sortes de taches bariolaient sa blouse blanche. Il versait un liquide bleuâtre dans un ballon de verre qu’il élevait pour y mieux voir.

Sans cesser de rire, il déposa les verreries, se dévêtit de ses glorieuses souillures et s’approcha de sa femme, qu’il prit aux épaules pour la contempler avant de l’étreindre.

Elle avait très précisément vingt-trois ans. Lui, quarante. Et ils étaient mariés depuis dix-huit mois.

Florine le regarda en dessous, boudeuse, et grogna :

« Je sais bien que ce n’est pas à cause des courants d’air.

– Alors, c’est à cause de quoi ? » dit-il, la tête penchée malicieusement de côté.

Et tout à coup – ce qui ne s’était encore jamais produit – le féminin fit des siennes. Le caprice posséda Florine. Elle se dégagea et, quinteuse :

« Tu te moques de moi… Laisse ! Laisse-moi !… Pourquoi ne veux-tu pas me dire ce que tu fais ? Me crois-tu incapable de comprendre ?

– Oh ! Florine ! reprocha-t-il.

– Ou de garder un secret ? »

Déconcerté, il l’examinait, cherchant à s’expliquer…

« Allons ! Florine, mon enfant chérie, ce n’est pas sérieux ! Quelle mouche te pique ? »

Il y a des jours où les femmes les plus raisonnables ne sont que de fantasques petites filles. Celle-là, si tendre d’habitude, si sage, en vérité, se mit brusquement à pleurer. Un autre que Philippe – moins savant peut-être – eût compris quelle sorte de dépit faisait couler ces larmes. Il ne vit pas qu’on les pleurait sur soi-même, parce qu’on se jugeait stupide, odieuse et lamentable. Il crut aux paroles, puisqu’on ne les rétractait pas. Et il fut bouleversé de voir sa petite Florine si singulièrement malheureuse.

Il réfléchit. Son visage devint extraordinairement grave et pensif.

« C’est bien. Je te dirai. Es-tu contente ?

– Oui, fit-elle avec un sourire exquis, en s’essuyant les yeux. Et je te jure de garder ton secret. Car c’en est un, n’est-ce pas ?

– Un secret. Oui, vraiment, un étrange secret, » murmura-t-il.

Et il commença de marcher de-ci de-là, sans plus rien dire, l’air perplexe.

« Enfin, reprit-elle en désignant les appareils, tout cela… »

Mais lui, au moment de parler, semblait saisi de crainte.

« Pas ici ! Pas ici ! Ce sera plus prudent, sans doute… »

À son tour, Florine le regarda curieusement.

« Voyons, Philippe, nous sommes seuls ! Tes préparateurs sont partis… Ne sommes-nous pas seuls, Philippe ?

– Sait-on jamais ? » dit-il d’un ton bizarre.

L’inquiétude gagnait Florine. Elle ne se sentait plus en sûreté dans ce laboratoire – et elle en était péniblement ébahie.

« Viens, reprit Philippe plus tranquillement. Je pense que tu venais me chercher pour déjeuner ?

– Oui… »

Pendant le repas, elle n’osa l’interroger. Il continuait à se taire. Il rêvait, réfléchissait, plissait les paupières parfois, comme pour suivre dans l’espace la courbe imaginaire de sa pensée. Puis ses regards revenaient à Florine, et, dans une détente, il lui souriait, absorbé cependant.

Une fois, il dit, pendant une absence du domestique qui les servait :

« Mes préparateurs… ils ne savent rien. Je n’ai rien confié jusqu’ici. À personne. Et il est à remarquer que j’ai travaillé en paix, ce qui prouve, semble-t-il… semble-t-il…

– Quoi ? fit-elle.

– Rien ! » répondit-il en fronçant les sourcils.

Elle eut la sensation qu’il redoutait encore qu’on les écoutât, et elle proposa, tandis qu’un frisson désagréable la faisait tressaillir :

« Do speak english ! »

Il haussa les épaules et retomba dans le silence. Un peu plus tard, il reprit, en fixant sur elle un regard troublé :

« … Modifier l’atmosphère du laboratoire. Voilà. En opérer la transformation au point de vue de… »

Il s’arrêta, un doigt sur la bouche, les yeux furtifs.

« Je n’y suis pas du tout, avoua-t-elle.

– Évidemment. Tu ne peux pas comprendre comme ça ! Écoute, nous allons… Dispense-moi de commentaires… Nous allons prendre l’auto, faire une promenade, une grande promenade. Nous rentrerons dans la soirée, tard.

– Bien, » dit-elle.

À maintes reprises, elle s’était déjà dit qu’il vaudrait certainement mieux renoncer à connaître le secret des recherches de Philippe. Cependant, elle ne fit rien pour revenir là-dessus. Non pas qu’elle voulût pousser les choses plus avant afin de savoir s’il fallait soupçonner un dérangement de cette splendide intelligence, – une telle pensée ne l’avait qu’effleurée une seconde, – mais elle était la proie d’une curiosité passionnée, qu’il lui fallait assouvir.

L’auto faisait facilement des moyennes de 70. À cinq heures, M. et Mme Chambrun s’installaient sous une tonnelle, au bord de la Loire, pour le thé.

« 230 kilomètres, dit Philippe, c’est quelque chose. La précaution, pourtant, est peut-être tout à fait inutile… Enfin !… après tout, il est sans doute préférable que je ne sois plus seul avec ce secret. S’il s’agit de mon agrément, la chose, en tout cas, est certaine. »

Mais il paraissait aussi inquiet qu’à Paris, touchant les conséquences d’une explication.

« Je vais tâcher de te faire comprendre le plus rapidement possible. Avec le moins de mots. Ne parle pas. Écoute-moi en silence. Agis exactement comme s’il était certain qu’on nous épiât. »

Il resta alors, plusieurs minutes, préoccupé, à délibérer, et finalement, tira de sa poche l’une de ces petites ardoises portatives desquelles on efface en un clin d’œil, par le va-et-vient d’un volet, les mots qu’on y a tracés. C’est ainsi qu’il écrivit, morceau par morceau, ceci, que Florine lut, au fur et à mesure, derrière l’écran de sa main.

« Nos sens. Faibles. Peu nombreux. – Ne peuvent nous faire percevoir qu’une infime partie de la nature. – Il serait absurde de penser que, seuls, existent les choses et les êtres que nous voyons et palpons. – Gros à parier que nous vivons mêlés à une multitude d’êtres invisibles et impalpables. – S’ils existent, quels sont-ils ? Mystère. – Peut-être ne se doutent-ils pas, eux, de notre existence. – Mais peut-être, au contraire, ont-ils sur nous toutes sortes d’influences. – On peut même supposer (c’est le pire) qu’ils nous gouvernent à notre insu. – Que c’est à eux que nous devons parfois (ou toujours) ce qui nous arrive, même nos maladies. – Que, quand nous mourons, ce sont eux qui nous tuent. »

Florine, toute pâle, ouvrit la bouche.

« Chut ! » fit-il en coupant l’air d’un geste sec.

Et il écrivit de nouveau :

« Je crois qu’ils ne lisent pas dans notre pensée, parce que… – parce que, alors, j’ai lieu de croire qu’ils auraient troublé mes travaux. Mais… – Mais, s’ils existent et s’ils sont intelligents, entendent-ils, comprennent-ils nos paroles ? – Lisent-ils notre écriture ? »

Il effaça très vite cette dernière phrase, sous l’influence d’un réflexe, regarda profondément Florine et continua :

« Dans quelques jours, je pense aboutir, – But : emplir le laboratoire de certaines émanations. – En modifier l’air de telle sorte que l’invisible cesse de l’être. – Que ce monde caché apparaisse. – Qu’on puisse l’étudier, l’observer du moins, le photographier. – S’il existe. – Comme je le crois.

– Il n’existe pas ! protesta Florine, révoltée. Non ! ce n’est pas possible !

– Silence, maintenant, recommanda Philippe. Plus un mot. Je te promets de t’appeler dès que j’aurai obtenu un résultat.

– Mais… comment les imagines-tu ? Sous quelle forme ?

– Toutes les hypothèses sont permises… »

Elle était sous l’empire d’un malaise intolérable.

« Non ! Non ! répétait-elle, agitée d’une angoisse. Une chose pareille !…

– Nous verrons, nous verrons ! conclut-il avec un sourire. Et maintenant, nous pouvons rentrer. »

Ils firent quelques pas dans la campagne pour se reposer de l’auto. Le paysage était charmant sous le beau soir d’été. Une brise très douce, caressante, passait au long du fleuve.

« Le vent m’effraie, à présent, dit Florine. On dirait quelqu’un qui vous frôle et qu’on ne voit pas. »

Philippe s’égaya :

« Comme ça, dit-il, c’est plaisant.

– Je ne trouve pas. »

Et, tragique, elle sondait l’espace, en agrandissant les yeux, pareille à celle qui s’avance dans les ténèbres, à tâtons.

Ils revinrent à l’auto. On fit le plein d’essence, et Philippe reprit le volant.

Ils se turent d’abord, puis, après une quinzaine de kilomètres, elle pensa tout haut :

« Si loin. Était-ce bien nécessaire ?

– Je ne sais pas, te dis-je. Je ne sais rien… Eh ! comme la nuit vient vite ! Quelle heure est-il donc ? »

Il alluma les phares.

« Que fais-tu ? » lui dit-elle.

Immédiatement, il stoppa, surpris de l’accent qu’elle y avait mis.

« Quoi ? demanda-t-il, anxieux.

– Il fait encore très clair, et tu viens d’allumer les phares…

– Ah ! ah ! fit-il, étrangement sévère. Je trouvais aussi qu’ils éclairaient… qu’ils éclairaient mal… »

Il éteignit les projecteurs et se passa la main sur les yeux.

« Je ne comprends pas ce que j’ai… Une ombre. Il me semble que la nuit vient. Cela va se passer… probablement…

– Tu travailles trop. Tu te fatigues les nerfs, la vue…

– Hum ! Oui. Peut-être.

– Que veux-tu que ce soit ? » lui demanda-t-elle, brusquement impressionnée par son attitude.

L’idée – l’idée poignante – lui faisait battre le cœur à grands coups.

« Conduis, dit-il d’un ton bref. Mets-toi aux commandes. Ce soir, je… je n’ai pas confiance en moi. Je craindrais une défaillance de mes yeux. »

C’est ainsi qu’ils regagnèrent Paris, très tard dans la nuit. Rentrés, elle l’entoura de ses bras :

« Comment te sens-tu ? Souffres-tu ?

– Nullement. Rien d’autre que cette ombre sur les choses, toujours. »

Elle hésita. Puis, quand même :

« Davantage ?

– Non… »

Il mentait et elle n’en douta pas.

Philippe déclara avec une placidité affectée :

« J’irai voir l’oculiste demain.

– Bien entendu, dit-elle. À la première heure ! »

Ils ne dormirent ni l’un ni l’autre. À l’aube, Florine s’enquit :

« Eh bien ? »

Il avoua qu’un brouillard plus épais s’étendait devant lui. Puis il se livra, longuement, à des considérations sur l’atavisme. Sa mère avait eu les yeux faibles. Un de ses arrière-grands-pères était devenu aveugle.

« Du reste, comme Florine l’avait dit la veille, ces fatigues, n’est-ce pas… »

Songeuse, elle l’écoutait qui cherchait à son mal des causes ordinaires, pour la rassurer, lui donner le change.

« À tout prendre, se dit-elle, il y a des coïncidences incroyables… »

Il voulut se rendre seul chez l’oculiste, à qui Florine avait téléphoné. Elle n’insista pas pour l’accompagner.

Une heure plus tard, il revenait, joyeux, exultant.

« Guéri ! Guéri, mon amour ! Ce n’était rien du tout. Quelques gouttes d’un collyre, une application d’électricité, et me voilà comme avant.

– Mais qu’est-ce que tu avais, Philippe ? Le diagnostic ?

– Vague. Très vague. J’ai idée qu’on m’a traité au petit bonheur. Qu’importe ! Me voilà guéri, c’est le principal.

– Le docteur ne t’a pas recommandé d’éviter le surmenage ?

– Si… confessa Philippe. Mais cela ne m’empêchera pas de continuer ce que tu sais. Étions-nous bêtes, cette nuit, dis ? Avouons-le : nous croyions tous les deux que…

– Je le crois encore, figure-toi.

– Allons donc ! railla-t-il. La meilleure preuve de notre erreur, c’est que la médecine des hommes a fait cesser, tout net, cet obscurcissement.

Elle dit avec lenteur :

« En es-tu sûr ? Es-tu bien sûr que c’est la médecine des hommes ? »

Ceci le désorienta.

« Mais… fit-il, moitié indécis, moitié moqueur. Il me semble !

– Nous ne le saurons jamais, poursuivit Florine de la même voix lente et posée.

– Ça, par exemple ! Voyons ! Ai-je renoncé à mon entreprise ? Ai-je fait serment d’abandonner mes travaux ? Donc, les invisibles n’avaient aucune raison de me gracier !

– Tu n’as rien fait de tout cela. Mais moi… Il faut me pardonner, Philippe, parce que je t’aime infiniment, parce que, vois-tu, pour moi, toutes les découvertes du monde et toute la gloire ne comptent pas, au regard de ta santé, de ta vie…

– Ma vie n’est pas en jeu, dit-il précipitamment. Mais explique-moi…

– Ta vie n’est pas en jeu ? C’est une question. Suppose… Fais-moi l’amitié de supposer, un instant, que ce qui s’est passé leur est imputable, qu’ils l’ont voulu ainsi… Eux

– Mais, Florine…

– Permets-moi d’achever. Ne serait-ce pas là un avertissement ? Un premier avertissement ?

– Soyons logiques. Dans le cas que tu supposes, il faudrait admettre – j’insiste – qu’ils considèrent mon offensive comme arrêtée.

– Elle l’est, Philippe.

– Comment cela ?

– J’ai tout brisé dans le laboratoire, pendant ton absence. »

Le silence fut.

Philippe se mordait les lèvres.

« Ah ! ah ! fit-il enfin. Ah ! ah !

– Me pardonnes-tu ?

– Grands dieux ! ma chérie, dit-il distraitement. Qu’est-ce que je ne te pardonnerais pas ! »

Il l’embrassa de bon cœur. Mais elle lui trouva un masque douloureux, blafard, où la peau semblait plus tendue.

« Je… Je vais aller voir ça, dit-il.

– Veux-tu de moi ? »

Il l’embrassa encore.

« Pas la peine. D’ailleurs, il n’est pas loin de midi. Le temps de me rendre compte, et je redescends. »

Il se retourna sur le seuil et lui fit un signe d’amitié, d’entente parfaite, accompagné de son sourire le plus affectueux.

« Merci, » dit Florine.

Là-haut, il poussa la porte neuve, aux joints hermétiques.

Les deux préparateurs, consternés, ramassaient des débris, au milieu d’un chaos qui rappelait les visions de la guerre.

Il les aida, sans prononcer une parole, et, quand midi sonna et qu’ils s’en furent allés, il continua, seul, machinalement, à déblayer… Il rêvait, en besognant. L’air se peuplait, pour son imagination, de créatures prodigieuses qui glissaient, voguaient comme font les bêtes au fond de la mer. C’étaient des formes translucides. Il y en avait de toute taille. De minuscules. D’immenses, beaucoup trop énormes pour que le laboratoire les contînt en entier. Elles y passaient cependant, nuageuses, aériennes ; car ni les murailles, ni aucun objet matériel n’étaient de nature à leur faire obstacle. Elles traversaient tout, comme font les ondes électriques, comme si leur substance eût été composée d’ondes. Seulement, elles n’étaient visibles que dans le cube d’air du laboratoire, préparé scientifiquement pour cela même.

C’était un rêve féerique. Et les yeux du savant brillaient.

« Bah ! dit-il. Qui ne risque rien… »

Il regarda ce qu’il tenait : un commutateur que le marteau de Florine avait arraché d’une dynamo.

Philippe, dans le tas, retrouva la dynamo. Mais la pièce, faussée, ne s’y ajustait plus.

Il calcula à voix basse :

« Six mois et cent mille francs. Cette fois, par exemple, plus un mot ! Florine ne saura rien. »

Florine montait l’escalier, inquiète de ce qui pouvait bien le retenir plus longtemps qu’il n’avait dit.

Elle le trouva par terre, étendu, sans mouvement Le médecin ne put le ranimer. Il attribua la mort à une congestion, la congestion au surmenage, et dit que les troubles visuels de la veille au soir constituaient un symptôme dont l’oculiste, très malheureusement, n’avait pas su comprendre la gravité.

Ce qui ne démontre absolument rien.
 
 

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(Maurice Renard, in La Revue des Vivants, organe de la génération de la guerre, n° 8, 1er août 1934)

 
 
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L’ŒIL FANTASTIQUE

 

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Pendant plusieurs années, j’ai habité avec mon frère. Nous occupions un logement de deux pièces avec débarras, dans une vieille maison aujourd’hui détruite qui se trouvait en plein quartier Latin, au haut d’une rue étroite, courte et montante. Alfred était employé de banque et moi je faisais mon petit bonhomme de chemin au ministère.

Alfred n’aimait pas la banque, mais il disait : « Autant ça qu’autre chose. » Je ne vois, d’ailleurs, pas quelle profession l’aurait contenté. Il était fait pour posséder un laboratoire, une bibliothèque et pour y travailler tout son saoul sans rendre de comptes à personne. Ma chambre, à moi, était toujours en ordre ; si vous aviez vu la sienne! Encombrée de monceaux de livres et de toutes sortes d’instruments.

Alfred était toujours en train de combiner un appareil quelconque. Il faut vous dire que si une idée peut passionner un homme, c’est bien celle qui l’obsédait. Mon frère s’était mis en tête que la nature est peuplée d’une quantité d’êtres que nous ne pouvons pas percevoir, parce que nous n’avons que cinq sens et qu’il en faudrait d’autres pour prendre connaissance de ces créatures. Voilà l’idée d’Alfred. L’existence de ce monde ne faisait plus de doute pour lui, mais il s’efforçait avec acharnement d’en obtenir la preuve, c’est-à-dire, n’est-ce pas, d’arriver à voir, ou toucher, ou entendre ce qui était resté, jusqu’ici, invisible, impalpable et silencieux.

Aussi, dès qu’il disposait de quelques minutes, Alfred se plongeait dans ses études et ses expériences. Nous avions loué ce logement à cause du voisinage de sa banque. À midi, vous l’auriez vu remonter le boulevard en courant ! Il déjeunait d’un ou deux croissants trempés de café, au milieu de son capharnaüm, sans s’arrêter de bricoler. Le soir, nous dînions ensemble, au restaurant ; là, quand je parlais, presque toujours il m’écoutait mal, perdu dans ses idées, impatient de rentrer chez nous pour y travailler de nuit, jusqu’à des heures impossibles. Ou bien il me mettait au courant de ses travaux, de ses espérances, de ses déboires ; et alors, avec quelle passion !

Longtemps il tenta de faire apparaître le monde invisible. Je veux dire que longtemps il chercha par quels procédés, chimiques et autres, il pourrait bien traiter l’espace, afin que l’invisible qu’il renferme devînt visible. Puis il aborda le problème sous un angle tout différent. Mais, à cette époque, je lui avais déjà exprimé certaines craintes qui m’étaient venues en lisant un article de journal.

« Sais-tu que tu n’es pas le premier, Alfred ?

– Je le sais très bien, dit-il. Mais quelle importance ?

– Et moi, repris-je, je sais très bien pourquoi tu ne m’as jamais parlé de tes devanciers : un nommé Gardner et un nommé Chambrun. C’est qu’ils sont morts d’une drôle de façon. Regarde-moi, Alfred, ne détourne pas la tête. On dit que les invisibles les ont tués, comme ils étaient à la veille, l’un et l’autre, de violer leur mystère…

– Mais non, dit Alfred avec tranquillité. Il s’agit de simples coïncidences. Aucune preuve. Gardner et Chambrun sont morts très naturellement. D’ailleurs, admettons le contraire. Et après ?

– Méfie-toi, dis-je seulement. Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais pas assez compris que les invisibles – si invisibles il y a – nous distinguent peut-être, eux, et que peut-être ils nous contrôlent. »

Je dus me contenter, pour toute réponse, d’un sourire énigmatique.

Tantôt, j’estimais que mon frère était la proie d’une innocente manie, comme peut-être l’avaient été ce Gardner et ce Chambrun, qui, après tout, avaient bien pu mourir normalement. Et tantôt je le prenais tout à fait au sérieux, frappé que j’étais par la rigueur de ses raisonnements et la logique de ses conjectures.

Un jour, donc, Alfred me dit qu’il changeait son fusil d’épaule ; qu’il renonçait à faire apparaître l’invisible, comme l’avaient essayé Gardner, puis Chambrun.

« Je me retourne, fit-il. Tu comprends ? C’est la vue que je vais tâcher d’approprier.

– Allons ! Tu ne peux pas modifier l’œil humain, ni lui adjoindre, je présume, des lunettes qui…

– Non (bien que tu oublies en ce moment que le microscope et le télescope lui ont fait voir, à leur manière, l’invisible.)… Non. Mais je peux fabriquer un œil scientifique… Tu verras ! »

Quelques semaines plus tard, en effet, il m’exhiba un appareil photographique du modèle le plus courant, mais dont il avait remplacé l’objectif par un système de son invention, plus volumineux que l’appareil lui-même et qu’un fil souple reliait à une prise de courant.

C’était par un beau dimanche de mai. J’étais libre. J’assistai à l’expérience. Mais j’oublie de vous dire qu’Alfred avait fait, de notre débarras, un cabinet noir pour y développer commodément ses clichés.

Vous avez saisi sans difficulté que « l’œil scientifique » n’était autre que cet objectif mystérieux, capable de fixer sur la plaque l’image des formes que l’œil humain ne saurait apercevoir.

« Eh bien ! fit Alfred, certainement ému. Essayons ! Le moment est venu. »

À ce moment, je me rappelai la mort suspecte de Gardner et de Chambrun. Je n’en soufflai mot. À quoi bon ? Nulle considération n’aurait retenu mon frère. J’avoue pourtant que je sondais le vide avec une étrange inquiétude, me demandant ce qui s’y passait à notre insu. Sans doute rien, parbleu ! Mais, malgré moi, je me figurais qu’une foule d’invisibles se pressait autour de l’appareil, une foule âprement curieuse, irritée, féroce. Et je prêtais à ces êtres l’aspect le plus bizarre…

Alfred prit un cliché. J’entendis un mécanisme ronfler dans l’objectif et je vis s’y allumer une lueur violâtre et tremblotante. Ensuite, mon frère emporta dans le débarras le châssis contenant la plaque 13 x 18. Il s’enferma. Il était calme. Et je me réjouissais, puisque rien de tragique ne s’était produit.

On pouvait en tirer diverses conclusions, bien entendu ; mais je ne retenais qu’une chose, c’est qu’Alfred était vivant, et je n’en demandais pas davantage.

Tout à coup, la porte du débarras s’ouvrit violemment et Alfred s’élança au-dehors. Il était plus blanc qu’on ne peut l’imaginer, et une terreur inconcevable, une stupéfaction atroce lui faisait jeter autour de lui des regards fous. Je hurlai :

« Qu’as-tu ? Alfred ! Alfred ! »

Fut-ce présence d’esprit ? Je me précipitai dans le débarras, tirant la porte sur moi. Mais, comme je l’avais bien prévu, la plaque sensible, au fond du bain révélateur, était complètement voilée, pour avoir vu le jour par la porte grande ouverte. Elle n’était plus qu’une vitre obscure.

Je revins à Alfred. Il bredouillait sans relâche :

« Quelle horreur ! Quelle horreur ! » en couvrant ses yeux de ses mains.

Et depuis, durant des années, il n’a jamais dit autre chose ni fait d’autre geste, jusqu’au soir où ses prunelles hagardes, qui avaient vu sur la plaque je ne sais quoi d’épouvantable, ont cessé à jamais de scruter le vide, qui maintenant les affolait.

L’appareil photographique était resté en ma possession. Je ne voulais pas l’anéantir ; je n’osais pas non plus, non, je n’ai jamais osé recommencer l’expérience. On voit bien assez de vilaines choses avec les yeux que la nature nous a donnés.

Je me suis marié, j’ai eu des enfants. Un jour, les petits ont déniché le fameux appareil et se sont mis à jouer avec. C’est vous dire qu’il n’en resta, très vite, que des débris.
 
 

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(in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquante-cinquième année, n° 19650, samedi 8 janvier 1938)

 
 
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Illustration de Louis Pouzargues pour la nouvelle de Maurice Renard, « Le Professeur Krantz
, » La Petite Illustration Roman, n° 262, supplément de l’Illustration n° 571, 2 avril 1932.