On trouve des gens qui s’imaginent assez volontiers qu’en ce moment-ci Paris est très gai. Pour l’avoir vu un instant courir aux joutes sur l’eau, s’abandonner à toutes les voluptés, grimper aux mâts de cocagne, ne plus lire du tout les romans du bibliophile Jacob, faire la course en sac, jeter des couronnes à Duprez, coiffer son chapeau sur l’oreille, mettre plusieurs œillets rouges à sa boutonnière, s’abstenir de tout mélodrame vertueux, ils prétendent que Paris s’amuse. Ces gens-là ont grand tort.
Paris ne se distrait un peu que pour être triste plus à son aise. Plus on le verra se réjouir, plus il aura de diables bleus dans la tête. C’est logique. Dans son for intérieur, quand il est en pantoufles vertes et en robe de chambre, Paris gémit profondément.
Voilà ce que c’est : les clubs ne lui laissent plus aucun repos. Il ne peut marcher dans la rue sans heurter un club. Les clubs lui tombent de tous côtés. En voici au nord, en voici au midi ; il y en à l’est et à l’ouest. L’horizon en est tout noir, en sorte qu’à l’heure qu’il est Paris ne peut déjà plus compter ses clubs sur ses doigts.
Jugez :
Il y a d’abord les centaures du jockeys’ club, qui dépavent ses rues, brisent ses trottoirs, défoncent ses grands chemins ;
Puis, le club nautique, qui accapare la Seine avec sa phalange de tritons bourgeois.
Le club des coiffeurs, qui exécute une fois la semaine les romances échevelées d’Hippolyte Monpou à trois cents guitares ;
Le club des pigeons, où les jolies recluses de la Chaussée-d’Antin vont s’exercer au tir du pistolet, en bottes vernies, redingote et pantalon, le tout très collant ;
Le club des cornets à piston, qui démolit le Pays-Latin en détail, comme autrefois Josué les murs de Jéricho ;
Le club des tulipes bleues, dont Freyschütz, le chien horticulteur de M. Alphonse Karr, a été couronné président ;
Bref, il y en a de toutes sortes.
Néanmoins en voici venir un autre, le club des laids.
Cette fraternité, disgraciée par la nature, s’insurge ouvertement contre la beauté des formes, nie l’esthétique, appelant à elle tout ce que l’espèce humaine a de remarquables monstruosités, ce qu’on trouve de mieux en fait d’aveugles, louches, borgnes, boiteux, manchots, ventrus, bossus, lippus, trapus, etc., qui enlaidissent la surface du globe.
Voici quelques-uns des principaux articles du règlement constitutif qui a pour titre : l’acte de difformité.
ART. 1er
Personne ne pourra être admis au sein du club des laids à moins d’être doué de quelque chose d’étrange dans la figure, comme le menton en losange ou le regard de travers.
ART. II
Dans l’examen qui se fera sur ce point, on aura un égard tout particulier à la bosse des prétendants, comme à un trait spécifique de leur relation avec les fondateurs, et généralement à toutes les irrégularités de leur visage.
ART. III
Tout homme qui est enrichi d’un nez extraordinaire, soit pour la longueur ou la grosseur, soit pour un pois chiche comme Cicéron, ou toute autre particularité monstrueuse, aura une juste prétention à être élu d’emblée.
ART. IV
Tout nouveau membre de la Société, dès le premier jour de son élection, prononcera un panégyrique en l’honneur d’Ésope, dont le portrait au naturel, dans toutes ses proportions ou plutôt disproportions, est placé dans le lieu des réunions de ladite Société.
ART. V
Chacun des sociétaires devra aussi, selon ses moyens, concourir à l’acquisition des bustes en plâtre de Thersite, Socrate, Duns Scott, Scarron, Roquelaure, Mayeux, etc., avec les visages les plus célèbres aussi bien que les plus affreux de l’antiquité, pour servir à ne pas orner la salle où la Société tient ses conférences.
ART VI ET DERNIER
L’être fantastique connu sous la dénomination de plus belle moitié du genre humain demeure à jamais exclu de la Société.
Tout membre, convaincu d’avoir avec lui la moindre relation sera immédiatement attaché à un lit orthopédique, et contraint, suivant les procédés du docteur Jules Guérin et Cie, de devenir immédiatement joli homme.
On assure que, pour bannir sa tristesse, Paris propose de faire partie du club des laids. Beaucoup affirment que son élection ne saurait souffrir le plus léger doute, surtout s’il présente comme titres d’admission : l’obélisque de Louqsor, l’éléphant de la Bastille, le palais des Singes et les figurantes de l’Opéra-Comique.
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(Eugène Duvernay, in Le Petit Tintamarre, n° 8, 21 février 1857)