Lautréamont_by_Vallotton

LAUTRÉAMONT

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Depuis soixante ans qu’on tente de l’oublier, périodiquement il émerge. Il est de ceux qui agacent et inquiètent, dont on se délivre avec un haussement d’épaules, et que l’on retrouve un peu plus loin, au détour du chemin. Je ne dis pas que le snobisme ne porte pas quelque responsabilité de ces résurrections successives ; tout de même il faut bien admettre qu’une telle persistance de survie dérive peut-être aussi d’autres causes : de l’étrange nouveauté de l’œuvre, qui aujourd’hui encore nous frappe ; et probablement aussi du génie de son auteur.

L’édition critique, quasi définitive, que m’envoie aujourd’hui le Sans-Pareil (1), me l’a fait relire. L’étrange impression ! et qui sera celle, je pense, de tout lecteur raisonnable : les six livres qui composent les Chants de Maldoror sont certainement l’œuvre d’un fou. De l’état d’esprit qui est celui du dément, Isidore Ducasse montre tous les caractères : cette gravité insistante à maintenir une apparence de logique au cours de l’exposé le plus incohérent, cet imperturbable sérieux à vaticiner solitairement, ce mépris grandiose de tout ce qui peut exister en dehors du cauchemar grotesque et lubrique sous lequel la raison du poète s’enterre, enfin cette inlassable persévérance à tourner en rond, à piétiner stérilement parmi les ruines de l’intelligence et le fouillis monstrueux des images. Vraiment le document ne permet aucun doute et, avant d’intéresser le critique littéraire, il offre au psychiatre la matière d’un copieux diagnostic.

Est-ce à dire qu’il faille en rester là  ? Non, certes ; le génie et la folie sont cousins germains et ce visage hideux où éclate la démence est celui-là même qui tout à l’heure resplendissait d’une indicible majesté. Pour réaliser que de tels contrastes peuvent non seulement se succéder, mais encore se manifester ensemble, il suffit de lire quelques pages des Chants de Maldoror. Comment n’être pas frappé de la magnifique plénitude du style, de cette éloquence si consciemment nombreuse et qui déroule avec une si tranquille maîtrise les mouvements de son lyrisme ? Vraiment, à laisser errer distraitement son regard sur la page, l’on éprouve d’abord cette sorte de contentement visuel en même temps que pré-auditif que l’on ressent par exemple devant une page de Flaubert ou de Mérimée ; ce n’est qu’au bout de quelques instants d’attention que la furieuse incohérence du discours frappe d’étonnement, puis de stupeur. On découvre alors que si l’étrange personnage qui s’était pompeusement baptisé « comte de Lautréamont » était incapable de suivre longtemps le fil de ses idées, il n’en a pas moins été un admirable ouvrier de la grande prose lyrique française. Peu de passages célèbres possèdent la puissance orchestrale de l’invocation au « Vieil Océan », par exemple, que l’on trouve au livre I, ou de ce prodigieux dialogue avec le Cheveu, qui termine le livre III. Il règne d’ailleurs, tout au long de cette œuvre démesurée, cette fureur orgiaque, ce vertige hypnotique qui font penser à la fois à une apothéose et à un supplice – l’apothéose de la bestialité et le supplice de l’intelligence blessée à mort. Il est extrêmement curieux de remarquer que les thèmes sont presque régulièrement obscènes, mais cosmiques, ignobles mais grandioses. Et les interlocuteurs de Maldoror – ceux-là mêmes avec lesquels il discute de la musique des sphères célestes et des aspirations magiques de l’esprit – se trouvent presque toujours être des animaux ou des débris d’être, voire des arbres ou des choses inanimées, comme un caillou. Il y a là comme une vengeance dérisoire du génie contre la déviation mentale à laquelle le contraignait la fatalité, comme une protestation démoniaque et douloureuse.

Bien entendu, ces exercices forcenés, issus d’un cerveau de vingt-quatre ans (2), s’accompagnent de lambeaux de souvenirs personnels et surtout de réminiscences littéraires. On s’est plu à relever diverses influences dans la prose de Maldoror : Mickiewicz, Byron, Milton, voire Walter Scott et Eugène Sue ; mais ce sont lueurs fugitives sur le sombre déroulement du poème. L’essentiel appartient bien à Lautréamont, et surtout cette terrible soif de haine qui ne l’a jamais abandonné. Cette passion qui le pousse à blasphémer et à salir apparaît proprement terrifiante. Cela n’a rien de commun avec le pamphlet ou la satire ; c’est une sorte de vaticination ivre, quelque chose de livide et de fatal ; des grappes d’images majestueuses ou atroces orchestrent la mélopée de la malédiction – de la lamentation, devrais-je plutôt dire, car, en dernier ressort, cet appel étranglé vers l’infini laisse une impression de solitude et de désolation irrémédiable. C’est le grelottement d’un être traqué qui s’étourdit de mots pour ne pas sentir les mains pâles de la démence, posées sur ses tempes ; et l’on ne sait pas vraiment ce qui l’emporte de la puérilité ou de la fureur de ces effarantes visions où, parmi des flots de sang, rampent des vampires, des crapauds, des araignées, des poux et quelque chose de plus funèbre encore, qui est la désolante dérive d’une intelligence foudroyée.

Ici le lecteur haussera les épaules : « Élucubrations de fou, dira-t-il ; cela mérite-t-il d’une étude littéraire ? » Sans doute : mais il faut ou bien supposer que parmi ce cauchemar grotesque quelque chose d’humain surnage, ou bien que notre époque est un peu désaxée, puisque, bien loin d’avoir sombré, depuis soixante ans Maldoror exerce une certaine influence sur chaque nouvelle génération d’écrivains. Soutenir que cette influence est aussi forte que celle de Rimbaud, par exemple, qui fut son contemporain, serait certainement inexact ; mais elle est aussi sensible que celle de Laforgue (pour ne prendre que des poètes réputés considérables de ce temps-là) ou que celle de Tristan Corbière. Apollinaire lui-même, pourtant si personnel, dut beaucoup à Lautréamont et, de nos jours, après les dadaïstes, les surréalistes eux-mêmes pourraient se réclamer de cet étrange parrainage. Et je ne nomme là que les groupes dits « avancés. » Pourtant, à défaut des talents académiques, qu’immunise contre un semblable virus leur imagination modérée et leur prudent amour du lieu-commun, on pourrait sans grand-peine désigner le fugitif passage du météore dans des œuvres dûment classées, dont les auteurs – par modestie, qui sait ? ou par pudeur – ont omis de dire à quelle flamme solitaire ils avaient allumé leur lanterne.

 

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(1) Lautréamont (Isidore Ducasse) : « Œuvres complètes » ; étude, commentaires et notes par Philippe Soupault (au Sans-Pareil, 37, Avenue Kléher, Paris).

 

(2) C’est approximativement à cet âge qu’Isidore Ducasse dut composer ses Chants de Maldoror. On ne sait du reste presque rien de sa vie. Né en 1846 à Montevideo, il disparaît, à Paris vers les derniers mois de l’année 1870 ; il semble qu’à la fin de son existence, il ait été mêlé aux efforts des révolutionnaires qui travaillaient soit à Bruxelles, soit à Paris. On voit assez bien Lautréamont dans ce rôle d’agitateur socialiste, où, paraît-il, il montrait plus de raison que dans ses œuvres littéraires.

 

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(Emmanuel Buenzod, in La Semaine littéraire, n° 1746, samedi 18 juin 1927)