Qu’entendez-vous par Baquet révélateur et par Bouteilles-prisons, me disent la plupart des personnes à qui je parle de ces choses ? Je vous l’apprendrai dans mon ouvrage, leur dis-je d’un air mystérieux ; car j’ai cela de bon, que je sais donner à ma figure l’air qui convient à ma situation.
Voulez-vous savoir ce que j’appelle mon baquet révélateur et mes bouteilles-prisons ? je vais maintenant vous les faire connaître :
Mon baquet révélateur est un vase en bois que je remplis d’eau et que je place ensuite sur ma fenêtre ; il me sert à dévoiler les farfadets quand ils sont dans les nuages. J’ai, je crois, déjà appris à mes lecteurs quelle était la puissance du bouc émissaire ; les farfadets sautent dessus pour s’élever dans les airs lorsqu’ils veulent s’occuper de leur physique aérienne. C’est donc pour les voir travailler en l’air, que j’ai inventé mon baquet révélateur.
Ce baquet rempli d’eau, placé sur ma fenêtre, comme je viens de l’annoncer, me répète dans l’eau toutes les opérations de mes ennemis ; je les vois se croiser, se disputer, sauter, danser et voltiger bien mieux que tous les Forioso et toutes les Saqui de la terre. Je les vois lorsqu’ils conjurent le temps , lorsqu’ils amoncellent les nuages, lorsqu’ils allument les éclairs et les tonnerres. L’eau qui est dans le baquet suit tous les mouvements de ces misérables. Je les vois tantôt sous la forme d’un serpent ou d’une anguille, tantôt sous celle d’un sansonnet ou d’un oiseau-mouche ; je les vois et je ne puis les atteindre, je me contente de leur dire : « Monstres cruels, pourquoi ne puis-je pas vous noyer tous dans le baquet qui répète vos affreuses iniquités ! les malheureux que vous persécutez seraient tous en même temps délivrés de vos infamies ! Je vous vois dans le moment, mon baquet est sur ma fenêtre. Dieu ! quel troupeau de monstres rassemblés !… Dispersez-vous… » Ils se rallient…. Incrédules, regardez donc dans mon baquet et vous ne me contrarierez plus par vos dénégations.
Je passe maintenant à mes bouteilles-prisons. Toutes les opérations dont j’ai déjà rendu compte ne sont rien en les comparant à celle que je fais à l’aide de ces bouteilles. Autrefois je ne tenais captifs mes ennemis que pendant huit ou quinze jours, à présent je les prive de la liberté pour toujours, si on ne parvient pas à casser les bouteilles qui les renferment, et je les y emprisonne par un moyen bien simple : lorsque je les sens pendant la nuit marcher et sauter sur mes couvertures, je les désoriente en leur jetant du tabac dans les yeux : ils ne savent plus alors où ils sont ; ils tombent comme des mouches sur ma couverture, où je les couvre de tabac ; le lendemain matin, je ramasse bien soigneusement ce tabac avec une carte, et je les vide dans mes bouteilles, dans lesquelles je mets aussi du vinaigre et du poivre. C’est lorsque tout cela est terminé, que je cachette la bouteille avec de la cire d’Espagne, et que je leur enlève par ce moyen toute possibilité de se soustraire à l’emprisonnement auquel je les ai condamnés.
Le tabac leur sert de nourriture et le vinaigre les désaltère quand ils ont soif. Ainsi ils vivent dans un état de gêne, et ils sont témoins de mes triomphes journaliers : je place mes bouteilles de manière à ce qu’ils puissent voir tout ce que je fais journellement contre leurs camarades ; et une preuve que je n’en impose pas lorsque je dis qu’ils ne peuvent plus sortir du tabac que je leur ai jeté pour les couvrir, c’est qu’en présence de madame Gorand j’ai eu le plaisir de jeter de ce tabac au feu, et que nous avons entendu ensemble les farfadets qui pétillaient dans le brasier, comme si on l’avait couvert d’une grande quantité de grains de sel.
Je veux faire présent d’une de mes bouteilles au conservateur du cabinet d’Histoire Naturelle, il pourra placer dans la Ménagerie des animaux d’une nouvelle espèce. Il est vrai qu’il ne pourra pas les tenir captifs dans une loge, comme on y tient le tigre et l’ours Martin ; mais il les fera voir dans la bouteille de laquelle il leur est défendu de s’échapper.
Si parmi les curieux qui vont visiter le Jardin des Plantes et le cabinet d’Histoire Naturelle, il se trouvait par hasard quelques incrédules ou quelques farfadets, le conservateur n’aurait , pour les convaincre de l’existence des malins esprits dans la prison, qu’à remuer cette bouteille, et on entendrait, comme je l’entends journellement, les cris de mes prisonniers, qui semblent me demander grâce ; les incrédules se tairaient et les farfadets enrageraient.
Voilà donc ce que j’appelle mon baquet révélateur et mes bouteilles-prisons. Je les classe au nombre de mes remèdes anti-farfadéens.
Je ne veux pas finir ce chapitre sans avoir fait ici un relevé de toutes les autres opérations préservatrices dont je n’ai pas encore parlé dans mon ouvrage ; ce ne sera qu’après avoir fait ce relevé que je pourrai donner à mes lecteurs la chanson que j’ai composée dans un moment d’enthousiasme, après avoir vaincu mes ennemis par toutes mes opérations bien combinées.
Les moyens de consumer les farfadets pour qu’il n’en échappe pas un seul de tous ceux qui viennent me faire la guerre, c’est de me servir d’une grande cuillère de fer bombée, dans laquelle je mets du soufre et des petits paquets renfermant les farfadets que j’ai pris dans du tabac : je couvre la cuillère et j’y mets le feu ; c’est alors que je jouis de les entendre pétiller de rage et de douleur.
Il est encore un autre moyen de faire la guerre aux farfadets , c’est de tuer tous les crapauds qu’on peut prendre à la campagne. Les crapauds sont les acolytes des esprits infernaux, comme jadis mon cher Coco était mon compagnon fidèle.
Mais de tous les moyens que j’emploie contre mes ennemis, celui qui me plaît le mieux c’est celui de mes bouteilles-prisons ; du moins, je sais que par ce moyen je ne les tue pas, je les mets seulement dans l’impossibilité de me nuire, et le meurtre, quel qu’il soit, même celui des farfadets, doit répugner à tout honnête homme. Emprisonnons les farfadets, piquons-les, mais ne les tuons pas.
N’oublions pas surtout de mettre à nos bouteilles, avant de les cacheter, un bon bouchon qu’il faut y faire entrer avec beaucoup d’efforts.
Il doit être bien cruel pour les pères et mères de famille, qui ont des enfants farfadets, de ne pas les voir arriver chez eux, lorsque je les tiens emprisonnés dans mes bouteilles.
C’est donc à vous que je m’adresse, vous qui chérissez vos enfants : voyez à quoi ils sont exposés au moment où les passions commencent à les agiter ; à quels dangers ils sont en butte lorsqu’ils sont attaqués par les corrupteurs de la jeunesse, lorsqu’ils se laissent aller aux attraits séduisants des farfadets féminins ! les uns font une triste fin, les autres sont estropiés pour leur vie ; les plus audacieux sont prisonniers lorsqu’ils pourraient jouir du fruit de leur éducation, et leurs parents ignorent même comment tous ces malheurs sont arrivés et la cause qui les a produits !…
Ô mon Dieu ! vous qui connaissez l’amour que j’ai en vous, à Jésus – Christ, au Saint- Esprit, à la Vierge Marie, à Saint-Joseph, et à tous les Saints de votre cour céleste, faites-moi persévérer dans les moyens que j’emploie pour combattre vos ennemis : lorsque mes remèdes ne seront pas assez efficaces, inspirez-moi, et faites-moi connaître les armes dont je dois me servir contre eux ; j’attends tout de votre secours et de votre sainte volonté, ne me faites succomber dans la lutte pénible que j’ai engagée, que lorsqu’il en sera temps. Je ne dois quitter cette vallée de larmes que quand vous l’ordonnerez ; ce ne sera que lorsque j’aurai assez souffert et que vous aurez eu pitié de moi, que je devrai jouir du bonheur éternel.
Cette nouvelle invocation, qui n’est qu’une réminiscence de toutes celles que j’ai déjà faites dans mon ouvrage, était nécessaire à ce chapitre pour prouver que je rapporte à Dieu toutes les découvertes que j’ai faites ; j’ai l’habitude de le prier non seulement à l’Église, mais partout où je me trouve, dans ma chambre, et lorsque je me promène aux environs de Paris.
Je récite alors le Credo, l’Angelus, le Miserere, pour demander à Dieu la conservation de notre Saint-Père le Pape, de notre auguste Monarque, de sa famille respectable et de tous les Souverains de la terre , à qui j’ai dédié mon ouvrage, afin que Dieu les mette à l’abri des persécutions des farfadets, bénisse nos récoltes, et me procure bientôt le plaisir de réciter et chanter le Te Deum laudamus : je le chante souvent malgré mes infortunes.
Je chante aussi la chanson que j’ai promis de donner à mes lecteurs, et que j’ai composée sur l’air d’une ronde populaire qui est sur toutes les orgues, et qui commence par ce refrain : C’est l’amour, l’amour, l’amour.
Voici mes couplets, ils termineront d’une manière saillante les détails que je viens de faire de toutes mes opérations anti-diaboliques :
Je vous tiens, je vous y tiens,
Dans la bouteille,
À merveille,
Farfadets, magiciens ;
Enfin , je vous y tiens.
Je vous donne vinaigre à boire,
Tabac et poivre pour manger ;
Un tel régal, je dois le croire,
Ne doit pas trop vous arranger.
Vous aimez fort la danse,
Et pour votre plaisir
Vous venez en cadence
Sur moi vous divertir.
Je vous tiens, etc.
Pour mieux vous régaler encore
Mes cœurs de bœuf et de mouton
Sur un grand feu qui les dévore
Grillent souvent sur du charbon.
La grêle et le ravage,
Pour vous tous n’est qu’un jeu ;
Mais je sais à l’orage
Opposer mon grand feu.
Je vous tiens, etc.
Mes lardoires sont très pointues,
Elles vous percent, c’est fort bien ;
Si mes aiguilles sont aiguës,
Elles ne le sont pas pour rien.
Pourquoi donc vous en plaindre ?
Mais vous n’y pensez pas,
Voudriez-vous me contraindre
À marcher sur vos pas ?
Je vous tiens, etc.
Farfadets, race abominable,
Que je ne puis trop détester,
Allez-vous-en trouver le diable,
Avec lui vous devez rester.
Vous voulez le désordre,
Vous trouvez cela beau ;
Mais moi, l’ami de l’ordre,
Je suis votre fléau.
Je vous tiens, etc.
Vous combattre a pour moi des charmes,
Je vous brave et ne vous crains plus ;
Le sel, le soufre sont mes armes,
Et vous serez toujours vaincus.
Vos cris dans la bouteille
Rendent mon cœur joyeux,
Et la nuit, quand je veille,
Je suis moins malheureux.
Je vous tiens, je vous y tiens
Dans la bouteille
À merveille,
Farfadets, magiciens ;
Enfin, je vous y tiens.
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(Alexis-Vincent-Charles Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, Les Farfadets, ou tous les démons ne sont pas de l’autre monde, Chez l’auteur, P. Gueffier Imprimeur, 1821)