POLSTER

UNE CONSULTATION MÉDICALE

ET

UNE HISTOIRE DE SORCIERS

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C’était par une froide et pluvieuse soirée d’hiver, à cette heure où le médecin, s’enveloppant dans sa robe de repos, plonge son esprit fatigué dans un dolce far niente et ses pieds dans ses pantoufles fourrées ; à cette heure où, savourant par anticipation une douce nuit de sommeil qu’il ne goûtera peut-être pas, il écoute, avec un plaisir mêlé d’inquiétude, siffler le vent et battre la pluie, car, au premier appel, il lui faudra peut-être encore parcourir des rues sombres et boueuses pour adoucir la souffrance de ceux qui parfois lui demanderont l’aumône pour prix de son salaire. C’est à cette heure aussi que, douce réminiscence des loisirs de l’école, le jeune médecin, en buvant l’infusion aromatique du thea viridis, fait fumer, dans le silence et le mystère, l’encens du nicotiana tabacum, dont les nuages parfumés ont si souvent voilé l’autel et la statue d’Esculape.

Les heures sonnaient à la jolie tour gothique de Saint-Ouen, et leurs notes solennelles et monotones, emportées par le vent du soir, passaient au-dessus des toits de la ville sombre, comme le cri plaintif de ces oiseaux invisibles qu’on entend parfois dans l’orage d’une nuit d’hiver.

C’était un de ces instants où tous les agents extérieurs semblent exercer sur nous une sorte de puissance magnétique qui endort les sens et éveille la pensée ; qui étreint la chair dans un cercle d’airain, et donne à l’âme les ailes ardentes de la foudre pour franchir instantanément les temps et l’espace.

L’œil fixé sur le foyer, je regardais, immobile comme une statue, les pétillements de la houille dans sa grille de fer, ses gerbes de flammes blanches comme des feux du Bengale, et ses jets de fumée compacte qui semblaient se tordre en sifflant à travers les charbons ardents, comme une poignée de jeunes vipères.

Tandis que j’examinais ces accidents bizarres, toute l’histoire de ce singulier combustible surgissait dans ma pensée, comme dans un demi-sommeil causé par l’opium.

Chacun de ces débris embrasés, grandissant et se métamorphosant peu à peu, m’apparaissait, comme aux âges antédiluviens, dans la forme de majestueux palmiers, de thuyas, et de ces gigantesques fougères près desquelles s’inclineraient les plus vieux chênes de nos contrées. Puis, emportés par ces effrayants cataclysmes dont la pensée épouvante l’imagination la plus hardie, engloutis et abandonnés par les eaux comme les restes d’un monde naufragé, après tant de siècles de métamorphoses étranges, je les revoyais au fond de ces mines, pareilles à des villes souterraines ou à ces antiques cités frappées de la plaie des ténèbres.

Tout cela traversait mon esprit comme une vision apocalyptique, lorsqu’un coup de sonnette me fit tressaillir, ainsi que la voix du tocsin dans la nuit, et tout disparut comme au théâtre, quand retentit le sifflet du machiniste.

C’était un homme d’environ quarante-cinq ans, accompagné de sa femme un peu plus jeune, et d’un enfant de douze à treize ans. Leurs visages étaient pâles et décomposés, et il était évident qu’ils étaient sous l’influence de quelques sensations extraordinaires.

Voici à peu près ce qu’ils me racontèrent, avec une candeur et une bonne foi qui ne permettaient guère de douter de leur profonde conviction.

Dans une maison, située sur le bord de la rivière de Robec, maison qu’ils habitaient depuis trois ans, au rez-de-chaussée, avec une entière sécurité, ils étaient, depuis trois semaines environ, tourmentés d’une manière fort singulière.

D’abord, ils reçurent, plusieurs fois, le soir, dans la rue ou sur des places publiques, des pierres, sans pouvoir distinguer qui les avait lancées. Bientôt après, un bruit inaccoutumé se fit entendre autour de leur appartement, lorsqu’ils étaient couchés ; plus tard, ça ne se contenta plus de faire du bruit ; des pierres et divers débris furent jetés dans leur maison, même au milieu du jour, lorsque tout était parfaitement fermé. Plusieurs fois, la femme se sentit tirée par ses vêtements, sans que personne fût placé près d’elle, et la même chose lui arriva dans l’église, tandis qu’elle y était en prière.

Ce qui était plus extraordinaire encore, différents objets, leur appartenant, et placés dans des armoires fermées, se trouvaient lancés à travers leur appartement d’une manière tout à fait inexplicable. Souvent même, des meubles se déplaçaient sous leurs yeux, comme si une main invisible les eût touchés. Le mari m’affirma avoir vu un jour une chaise pirouetter seule sur un de ses pieds ; une table de nuit se souleva et fut se placer, à leurs yeux, dans le lit comme un maillot ; c’est leur expression. Le mari ajouta qu’un jour il lui avait pris fantaisie de jouer de la clarinette, mais qu’aussitôt il avait reçu un coup si violent, qu’il crut avoir avalé l’anche de l’instrument, avec plusieurs de ses dents. Il replaça en toute hâte la malencontreuse clarinette dans son étui pour ne plus en jouer, persuadé que ça n’aimait pas la musique.

Ne sachant plus que faire et n’osant rester chez eux, ils firent un pèlerinage à Bon-Secours. Mais, chemin faisant, ils reçurent plusieurs pierres que semblait leur lancer une main mystérieuse. Le curé, à qui ils firent part de tout ce qui se passait, envoya chez eux le sacristain ou le bedeau ; tant que celui-ci fut dans la maison, il n’y eut rien d’extraordinaire, mais, au moment où il allait sortir, il reçut divers objets, et entre autres une écritoire en corne, dont il coupa plusieurs fragments, disant que cela ferait souffrir ceux ou celui qui les tourmentait. Ils se plaignirent aussi au commissaire de police ; il leur envoya un appariteur, qui leur conseilla de mettre de la cendre derrière la porte, sans doute pour voir s’il y aurait quelque empreinte faite en leur absence, mais ils n’y trouvèrent en rentrant qu’une croix. La sœur de la femme, ne pouvant croire à toutes ces choses merveilleuses, résolut de l’accompagner et de passer la nuit avec elle, le mari étant, par la nature de son travail, forcé d’être souvent absent. Mais elle fut bientôt convaincue, car plusieurs pierres furent lancées sur elle et à ses côtés ; de plus, elle reçut sur la tête un violent coup de chandelier qui faillit la renverser tout étourdie. Une autre femme, habitant un des étages supérieurs de cette même maison, vint et ne fut pas plus épargnée que les autres. Mais son mari se moqua de sa frayeur, disant que tout cela était pure imagination. Cet homme étant religieux, dit qu’il n’avait aucune crainte ; armé d’un livre de prières, il s’assit au milieu des trois femmes tremblantes, et lut à haute voix les versets du De profundis.

Mais à peine en avait-il lu quelques lignes, qu’il devint muet de surprise et d’épouvanté. Un corps solide tomba avec fracas au milieu d’eux, et ses débris se dispersèrent de tous côtés. Cet homme, effrayé au point d’en perdre la raison, s’échappa, se croyant enveloppé de tourbillons de flammes sulfureuses et poursuivi par les esprits de ténèbres. Pendant près de quinze jours, ce malheureux fut dans un état fort alarmant que rien ne pouvait calmer, se croyant sans cesse entouré de spectres et de démons. Plus tard, ces détails me furent confirmés par le médecin qui avait été appelé pour lui donner des soins, et il ajouta que cet homme, qui maintenant sortait et vaquait à ses affaires, n’en était pas moins persuadé de la réalité de tout ce que nous venons de raconter.

Messes, pèlerinages, chandelles bénites, tout ayant été employé en vain, on leur dit que ce pourrait bien être de la magie ou de la physique. Ils furent alors trouver M. Girardin, professeur de chimie, qui les adressa au médecin de l’Asile des aliénés ; mais, comme je leur avais donné des soins antérieurement, ils vinrent d’abord me consulter.

Le sérieux avec lequel ils me racontèrent ces choses extraordinaires, piqua singulièrement ma curiosité, et je résolus de me rendre chez eux à l’instant même ; car j’étais persuadé que ces braves gens étaient victimes de quelque coupable jonglerie qui avait produit sur leur cerveau de véritables hallucinations, lesquelles, par une sorte de contagion morale dont on ne manque pas de nombreux exemples, semblaient frapper tous ceux qui les entouraient. Et chacun sait avec quelle étonnante facilité se propagent les terreurs superstitieuses. Il était évident qu’il y avait là une cause première, inconnue, qui avait eu déjà, et pouvait avoir encore des résultats plus ou moins sérieux. Je les engageai à retourner chez eux, leur promettant de les y suivre immédiatement.

C’était, certes, par un temps bien capable d’entretenir l’esprit dans la crainte des puissances surnaturelles. Le ciel était noir et orageux ; le vent soufflait avec force, et faisait entendre dans les rues mille sons bizarres et discordants ; une pluie mêlée de givre semblait pénétrer la chair comme de fines aiguilles de glace ; la lueur pâle et terne des réverbères tremblait dans la nuit comme ces feux errants des cimetières et des marais ; tandis qu’à mes côtés la rivière de Robec, gonflée par les précédents orages, coulait invisible avec un long et triste murmure sous les centaines de ponts qui la recouvrent. Tout en marchant, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler ces contes effrayants dont on berce l’enfance dans les campagnes, et qui ont eu souvent de si funestes résultats sur la fragile intelligence humaine. Je me rappelais aussi toutes ces histoires épouvantables de spectres racontées par dom Calmet, avec une persuasion si remarquable ; ces apparitions de vampires, fléaux de tout un pays pendant plusieurs siècles, et dont les effets étaient si terribles ; car les malheureux qui se croyaient visités par ces fantômes mouraient dans l’espace de quelques jours, pour devenir, selon la croyance générale, vampires à leur tour. Que penser de ces exhumations singulières faites dans les cimetières pour rechercher les vampires, que l’on reconnaissait à la fraîcheur de leurs chairs et à la fluidité du sang dans leurs veines, comme s’ils étaient encore sous l’influence de la vie, quand souvent un temps considérable s’était écoulé depuis la mort ? Alors, on enfonçait un pieu au travers du corps, qui souvent faisait entendre des plaintes, puis on le brûlait, on en jetait la cendre, et le fléau disparaissait ensuite pour un temps plus ou moins long. Que croire quand des magistrats réunis en corps, et parmi lesquels figuraient des noms célèbres , ont maintes et maintes fois constaté ces étranges choses par des procès-verbaux encore existants ? Que doit penser le médecin, si ce n’est que nulle intelligence, quelque forte qu’elle soit, n’est peut-être entièrement à l’abri de ces terreurs contagieuses qui peuvent causer souvent la folie et quelquefois la mort ?

En fait de croyances superstitieuses, quelle intelligence, si forte et si orgueilleuse qu’elle soit, peut se dire à l’abri de toute atteinte ? Nous avons vu des hommes remarquables par leur savoir, leur esprit et leur incrédulité, qui, après avoir fait souvent, dans une conversation intime, une sorte de profession de foi d’athéisme, avouaient franchement qu’ils ne passeraient pas la nuit dans un cimetière ou dans une église. Et, pour rencontrer de ces hommes, ne croyez pas qu’il faille remonter à des époques bien reculées ; Napoléon répugnait à livrer bataille le jour anniversaire de celui où il avait perdu une victoire ; Hoffmann, dont nous admirons les écrits, avait une telle peur du diable, que sa femme restait souvent la nuit à ses côtés quand il écrivait ses contes, et lord Byron renvoyait son tailleur qui lui apportait un habit le vendredi.

Mais reprenons le fil de notre narration. Arrivé en face de la maison qui m’avait été désignée, entre deux ponts de pierre, je traversai un petit pont de bois. J’entrai dans une allée noire, une porte s’ouvrit, et je reconnus l’homme et la femme qui m’étaient venu trouver, ainsi que leur enfant. Ils étaient dans l’effroi et la désolation. Le mari, un instant avant mon arrivée, venait de recevoir à la tête une pierre, qui lui avait causé une assez vive douleur. À peine si une minute s’était écoulée, que j’entendis distinctement quelque chose tomber près de moi ; je regardai : c’était un morceau de bois qui avait été placé près d’un foyer, sans aucun doute, car il était encore chaud. Ma première pensée avait été qu’une ouverture cachée existait quelque part. J’examinai donc avec le plus grand soin tout ce qui m’entourait, mais je ne pus rien découvrir. Voici comment la pièce était disposée. La cheminée, garnie de son devant, était en face de la porte d’entrée ; à gauche, des fenêtres vitrées garnies de leur auvents, ouvraient sur la rivière de Robec ; de chaque côté de la cheminée étaient des buffets pratiqués dans les lambris. À droite, en entrant, était un lit aux pieds duquel se trouvait placée une armoire en chêne, et au milieu de la pièce un poêle dont le tuyau pénétrait dans la cheminée en traversant le mur. Le plancher supérieur était formé de solives dans l’intervalle desquelles il n’existait aucune ouverture ; l’inférieur était en planches.

La femme me raconta que, le matin même, pendant qu’elle cassait du bois dans la cour, la crémaillère avait été arrachée de la cheminée et lui avait été lancée derrière le dos. En disant cela, elle fit un geste pour déplacer le devant de cheminée, afin de me montrer la crémaillère, mais, au même instant, un son métallique se fit entendre derrière nous. Chacun se retourna, et on trouva, sous une commode placée à gauche de la porte, l’olive en fer qui sert à saisir le devant de cheminée. La malheureuse femme, bien persuadée que tout ce qui se passait autour d’elle avait une cause surnaturelle, ne douta pas que cet instrument n’eût été arraché et lancé sous nos veux. Je lui fis observer que rien ne prouvait qu’il n’eût pas été détaché à l’avance. Puis, frappé de la coïncidence qui avait eu lieu entre la chute de ce corps, et le moment où tous les yeux avaient été fixés vers un point unique, je revins avec intention à la crémaillère, pressentant que quelque chose de pareil allait se renouveler. En effet, à l’instant où, le devant de cheminée enlevé, les regards se fixaient sur la crémaillère dépendue et placée à côté du foyer, un nouveau bruit, semblable au premier, quoique plus faible, se fit entendre de nouveau, et l’on découvrit l’écrou qui servait à fixer l’olive en fer. Je fis part de cette circonstance remarquable à ceux qui m’entouraient, et j’aurais peut-être mieux fait de la garder pour moi, et d’observer, car, pendant tout le temps que je restai près d’eux, je ne vis et n’entendis plus rien.

Cependant, avant de me retirer, je voulus visiter la cour située au bout de l’allée. Elle n’était séparée de la pièce dont nous venons de parler que par un simple refend de planches et de portes vitrées, le tout recouvert à l’intérieur par du papier bleu ; c’était près de ce refend que le lit était placé, et c’était là que, la nuit, quand ils étaient couchés, de violents coups se faisaient souvent entendre ; et, dans une circonstance semblable, le mari qui s’était relevé pour voir ce qui causait ce bruit, n’avait rien aperçu ; mais ses vêtements lui avaient été lancés derrière le dos. J’examinais donc attentivement cette cour entourée de maisons élevées et recouverte en partie par le plancher d’un corridor dépendant de l’escalier qui montait aux étages supérieurs. Une sorte de petit caveau se prolongeait sous le bas de cet escalier, environ l’espace de quatre à cinq mètres, et se terminait par une grille fermant un petit aqueduc, qui se dirigeait vers la rivière pour l’écoulement des eaux pluviales. Il y avait aussi plusieurs portes communiquant avec des maisons voisines, et qui étaient fermées, en dedans de la cour, par de forts verrous couverts d’une épaisse couche de rouille. Rien, dans tout cela, pas plus que dans la maison, ne pouvait donner une explication satisfaisante de ce qui se passait. Je partis, les encourageant de mon mieux, et leur promettant de revenir le lendemain. Je revins en effet.

La mère était seule avec son fils, et tous les deux étaient assis devant les fenêtres donnant sur la rivière, chacun près d’un rouet à tramer. Je demandai ce qu’il y avait de nouveau.

« De mal en pis, Monsieur, me répondit la mère.

– Enfin, qu’avez-vous vu ?

– Toute la matinée nous avons été assaillis de coups de pierre. En sortant ce matin, une table de nuit m’a été jetée dans le dos ; les bobines du rouet de mon garçon m’ont toutes sauté à la figure.

– Étiez-vous seule ?

– J’étais avec mon garçon : tenez, ajouta-t-elle, en me montrant une lanterne placée sur la commode, je l’ai vue voler ce matin toute seule à travers la maison.

– Étiez-vous seule ?

– Oui ! toute seule ; mon garçon était sorti. »

J’étais bien persuadé que cette pauvre femme, sous l’empire d’une terreur pour ainsi dire incessante, croyait voir des choses qui, en réalité, n’existaient pas ; mais à tout cela il y avait une cause première. Quelle était-elle ? Il me fallut renoncer à chercher une cause extérieure. D’ailleurs, ce n’étaient pas toujours des objets du dehors, comme des pierres, dont elle était poursuivie, mais plus souvent encore divers ustensiles de ménage. Un verre avait été lancé de dessus la cheminée sur le plancher, et brisé ; un morceau de savon qu’elle me montra , lui avait été jeté au côté, et avait gardé l’empreinte d’un violent choc. Deux d’entre eux me semblaient être la dupe d’un troisième. Quel était le coupable ? Je le soupçonnais, mais le prendre sur le fait me semblait difficile, car rien ne se passait maintenant en ma présence.

J’engageai de nouveau la mère à ne pas s’effrayer, lui affirmant qu’elle n’avait rien à craindre, que tout finirait bientôt, et que le lendemain je reviendrais la voir.

Je ne pus y aller que vers quatre heures après midi, accompagné d’une personne que j’engageai à surveiller surtout l’enfant, car je n’avais aucun soupçon contre le père ou la mère.

Lorsque nous arrivâmes, celle-ci nous dit qu’elle s’était absentée avec son fils, et qu’en rentrant ils avaient trouvé les matelas du lit jetés par terre, le devant de cheminée, le poêle et ses tuyaux renversés, et les chenets au milieu de l’appartement. Il y avait une troisième personne, le frère de la mère, qui était arrivé quelques instants après eux, et les avait trouvés, la mère et le fils, occupés à remonter leur poêle. Cet homme, qu’elle n’avait pas prévenu, dit-elle, de peur de l’effrayer, reçut dans le dos, au moment où il se disposait à ressortir, un morceau de bois qu’il nous désigna, et il retournait continuellement vers la porte, pensant que la même chose allait se renouveler à nos yeux, ce qui n’eut pas lieu. La malheureuse mère, après nous avoir raconté tout cela, était debout, appuyée contre une commode, la figure pâle et souffrante, et je vis plus d’une fois de grosses larmes couler de ses yeux sur ses joues.

J’y retournai le lendemain vers onze heures du matin, et je lui promis, si elle voulait suivre mes conseils, de lui rendre bientôt la tranquillité. Comme elle pensait que le pouvoir mystérieux sous l’influence duquel ils étaient comme enchaînés, semblait plutôt agir contre elle, et surtout contre son fils, je feignis d’entrer dans ses vues, et lui dis qu’il fallait d’abord commencer par éloigner l’enfant de la maison le plus tôt possible. Elle consentit à le conduire sur-le-champ chez des parents où il devait passer plusieurs jours. Afin de m’assurer si quelque chose serait dérangé pendant leur absence, je plaçai moi-même plusieurs chaises d’une certaine manière, je fermai la porte avec soin, j’emportai la clef dans ma poche, et lui donnai rendez-vous deux heures après. Je revins à l’heure dite ; ne la trouvant pas, j’entrai seul et retrouvai tout dans le même état. Les voisins ne voulant pas se charger de la clef, je les priai de dire que je l’avais emportée avec moi. Elle la fit prendre par son fils, ce qui me contraria ; cependant, à son retour, il n’y eut rien de nouveau. Mais, le soir, plusieurs amis du mari l’ayant fait demander, elle vint chez elle avec son fils qui n’avait pas voulu rester seul chez ses parents. Lorsqu’ils entrèrent dans la maison, une scène pareille aux précédentes se renouvela, et un des visiteurs reçut une pierre au côté de la figure.

J’insistai de nouveau, le lendemain, sur l’absence de l’enfant, en présence d’une parente des environs du Pont-de-1’Arche, qui proposa de l’emmener avec elle ; ce qui fut arrêté. Mais, la veille de son départ, comme s’il eût voulu s’indemniser des tourments qu’il causait à ses parents, le bruit redoubla pendant la nuit tout entière. Une femme couchait avec la mère, et l’enfant à leurs pieds, sur un lit qu’on lui avait dressé ; une chandelle était allumée comme les nuits précédentes. Bientôt, ils entendirent frapper à coups redoublés, sans pouvoir découvrir ce qui faisait ce bruit ; les portes des armoires s’ouvraient et se fermaient avec violence, et plusieurs meubles s’agitaient les uns après les autres. Enfin, la personne qui accompagnait la mère de l’enfant crut devoir adresser des questions à l’être, quel qu’il fût, qui les tourmentait ainsi ; les voilà comme elles nous ont été racontées.

« Qui t’envoie ici ? Si c’est une femme, frappe un coup ; si c’est un homme, frappes-en deux. »

On répondit par un coup.

« Peux-tu dire quel est mon âge ? Frappe autant de coups que j’ai d’années. »

On frappa trente coups ; c’était bien le nombre. D’autres questions du même genre, qu’il est inutile de rapporter, furent adressées, et on y répondit de la même manière. La ruse était trop grossière, et pourtant l’enfant ne fut pas soupçonné ! Comme ces choses m’étaient racontées en sa présence, je l’examinais avec attention, sans pourtant le lui laisser remarquer. Sa physionomie avait une singulière expression de fourberie, et, plusieurs fois, il passa la main sur son visage, pour cacher un rire qu’il n’avait pas toujours la force de réprimer. Enfin il partit, et tout fut désormais tranquille dans la maison. Cependant, on m’apprit, quelques jours après, que dans la maison où l’enfant était logé, près de Pont-de-1’Arche, un bruit inaccoutumé fut entendu pendant la nuit, même dans des appartements éloignés de celui qu’il habitait.

Il me restait à persuader aux parents, et surtout à la mère, que ce n’était point un sort jeté sur leur enfant, mais bien un caprice coupable de sa part pour s’amuser à leurs dépens : et certes, c’était le plus difficile. Ils ne pouvaient supposer tant de ruse et de duplicité chez lui. D’ailleurs, ils avaient cru voir et entendre tant de choses qui avaient à leurs yeux un caractère tellement surnaturel, que je fus bientôt persuadé qu’un aveu de leur enfant pouvait seul leur donner la certitude de ce que j’avançais, et ce fut là ce que je tâchai d’obtenir, soit par ruse ou par crainte ; à son retour, j’eus beau faire, mes instances près de lui, puis mes menaces, tout fut inutile. Mais, bien qu’il ne voulût absolument faire aucun aveu, les moyens de châtiment que je conseillai aux parents d’employer si quelque chose de semblable se renouvelait, ont eu un heureux résultat, car, depuis lors, ils ont été tranquilles. Cependant, mon explication n’a pu les convaincre de la culpabilité de l’enfant, car j’ai appris qu’ils avaient été consulter je ne sais quel sorcier des environs, et c’est à son intervention qu’ils attribuent le repos dont ils jouissent.

Ce qu’il y a de curieux dans cette aventure, c’est la vulgarité des moyens employés par l’enfant pour effrayer ceux qui l’entouraient ; ces moyens, comme on l’a vu, consistaient le plus souvent à lancer divers objets çà et là, sans être aperçu. Aussi était-ce presque toujours dans le dos qu’on les recevait. Le bruit qu’on entendait la nuit peut s’expliquer très facilement, car l’enfant était quelquefois couché seul, ou, s’il était couché avec ses parents, c’était presque toujours près de la muraille, là où le bruit se faisait le plus souvent entendre ; et la rare crédulité, l’imagination effrayée du père et de la mère, et de ceux qui les entouraient, ont sans aucun doute fait tout le reste de ce qui semble merveilleux et inexplicable.

En lisant ce récit, on croira lire une de ces antiques légendes inventées dans les siècles d’ignorance et de barbarie ; cependant, tous ces faits se sont passés dans les deux derniers mois de 1838, et dans les premiers de 1839.

 

V.-E. Le Coupeur ,

Médecin.

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(in Revue de Rouen et de la Normandie, octobre 1839)