Vous connaissez ces échoppes pavoisées de banderoles qui s’étalent aux foires et aux fêtes publiques ; ce sont les tentes de ces vagabonds qu’on appelle des saltimbanques, tentes faites d’une toile sur des bâtons qu’on dresse en une nuit et qu’on ploie en une heure. Sur les tréteaux de la porte, un homme en veste jaune allèche la foule par des lazzis. Une femme en un coin souffle dans une trompette, un enfant de dix ans s’épuise sur une grosse caisse, et un vieillard s’égosille en frappant sur une pancarte où se déploient d’horribles peintures. Mais ce n’est rien que le dehors auprès du dedans ; vous verrez là tout ce qu’on peut ramasser de hideux et de repoussant aux quatre coins du globe. Des monstres, des reptiles, des cadavres, des phénomènes comme on dit. Plus c’est affreux à voir, plus cela mérite d’être vu. S’ils n’est point d’être assez difforme, de spectacle assez révoltant, ces malheureux en composent. Vous verrez là des animaux estropiés à plaisir, des jambes tordues pour faire un nain, des échasses pour faire un géant, un enfant qui danse sur un fer rouge, une femme, une femme ! qui montre son sein nu et couvert de poils, un homme qui se troue le gosier avec un sabre, de doubles bras, de doubles dos, de doubles têtes, des chairs sanglantes, des chairs mortes, des chairs nues qui tremblent de froid, des mères qui s’efforcent d’avaler des cailloux pour donner un peu de pain à leurs fils !
N’entrez pas dans ces cloaques si vous voulez dormir la nuit et dîner de bon appétit ; passez vite ; ne riez pas du paillasse, ne riez pas du tableau, ne riez d’aucune de ces misères, n’entrez pas, comme vous n’entreriez pas à la Morgue. Je ne suis entré qu’une fois et le ciel m’en a puni : c’est là que j’ai su l’histoire lamentable que je vais vous dire :
Un homme du peuple, un cordonnier nommé Benoît, s’était marié à Paris et tenait boutique dans le quartier du Temple. Benoît était buveur, sa femme était laide, mais ils s’aimaient ; ainsi, leur seul chagrin était de n’avoir point d’enfant. Quatre ans se passèrent. Mme Benoît s’épuisait en neuvaines, et soupirait la soir en chassant les petits polissons qui cassaient ses vitres. Un jour enfin, un beau jour, on peut le dire, elle se déclara grosse. Son mari l’embrassa et but mieux ce jour-là. La famille fut avertie ; tout le monde prit part à leur joie. Les neuf mois parurent neuf ans. L’homme et la femme n’enduraient la longueur des jours qu’en s’entretenant du nouveau-né. On lui cherchait un nom, une école, une profession. Benoît voulait qu’il fût cordonnier comme lui, la mère qu’il fût avocat. La mère lui taillait de petites robes, le père de petits souliers. On le mettrait à l’école à cinq ans, en apprentissage à douze, à la faculté de droit à dix-huit. Benoît l’appela Guillaume, mais sa femme l’appela Oscar ; et comme elle l’avait longtemps attendu et qu’elle avait fait un vœu à Sainte-Luce, on ajouta Oscar le Désiré.
Le moment de la délivrance arriva. Mme Benoît était fort malade ; ses parents allaient et venaient ; Benoît veillait chaque soir auprès de son lit. Elle accoucha à deux heures vingt-cinq minutes dans la nuit du 22 septembre 1833. Benoît s’était assoupi et ne fut pas réveillé par les cris. La sage-femme prit l’enfant, le porta à la lumière et réprima son mouvement d’horreur à cause de l’accouchée. Cet enfant était un monstre, un lambeau de chair humaine gros comme les deux poings : des jambes reployées comme des pattes, des griffes au bout, une peau rouge et bleue, une tête comme une noix, le front aplati, les yeux hors de tête, et, pour comble de pitié, des poils blancs comme un vieillard et les traits si profonds, le corps si ridé, qu’on eût dit le cadavre d’un octogénaire vu par le petit bout d’une lorgnette. Ajoutez l’abdomen enflé comme un chien noyé et des membranes sous les bras comme une chauve-souris.
Cette créature vagissait. Mme Benoît demanda à la voir, l’embrassa chaudement et la mit sur son cœur. La matrone n’osait réveiller le mari qui dormait de plus belle. Mme Benoît elle-même s’était rendormie, mais, au bout de deux heures, elle reprit son poupon, l’examina de nouveau, déclara enfin qu’il était gentil, l’appela son cher Oscar, le couvrit de baisers et commanda qu’on éveillât son mari. Benoît s’approcha tout ému ; elle le regarda tendrement et lui mit son fils dans les bras. Benoît l’embrassa d’abord sans le regarder et par bienséance. Sa femme lui demanda comment il le trouvait et ne tarissait pas sur sa gentillesse ; combien il était doux et joli, les yeux fermés ; comme il criait gentiment ; qu’il aurait un jour des cheveux blonds ; et quel charmant avocat ce serait là !
Cette scène embarrassait la matrone. Elle reprit l’enfant à l’accouchée, l’engagea à se reposer et tira le mari dans un coin de la chambre.
« Monsieur, lui dit-elle d’un ton concentré, venez voir ce que vous avez fait. »
Elle lui mit l’enfant sur les bras.
« Voilà ce que vous avez fait ; c’est un monstre. »
Le mari ouvrit de gros yeux et considéra l’enfant sans dire un mot. À la fin, il poussa un grand soupir.
« Pauvre enfant ! ce n’est pas sa faute ; c’est la mienne plutôt. Chère créature du bon Dieu ! Je n’en suis pas moins ton père. Je connais mes devoirs. »
Puis, s’échauffant peu à peu :
« Ah ! l’on croit que je vais te mépriser pour cela, pauvre petit ! Je ne t’en aimerai que davantage. Qui est-ce qui osera dire quelque chose à mon enfant ? Madame, je vous ordonne de soigner mon enfant. »
Il se rassit en essuyant ses yeux. La matrone vaquait aux soins ordinaires. Elle se reposa enfin, fort perplexe et presque effrayée de cet étrange animal qui palpitait sous les linges. Au bout d’une heure, elle se leva et, tirant Benoît par la manche :
« Ma foi, monsieur, savez-vous ce qu’il nous reste à faire ? Nous devrions aller tout de suite jeter cet enfant quelque part. »
Benoît demeura étourdi.
« Comment, misérable, tuer mon enfant !
– Ma foi, oui ; nous dirions qu’il a passé. Ça ne peut pas vivre. Vous vous épargneriez plus de chagrin et tout serait dit.
– Sortez d’ici, malheureuse ! »
Benoît s’égara jusqu’à lever la main sur la matrone. Le reste de la nuit se passa dans le silence.
Le matin, un oncle de Mme Benoît, qu’on avait averti, arriva. Il devait être le parrain du nouveau-né. Ce brave homme était veuf, sans enfants. Il aimait sa nièce et avait aussi désiré qu’elle eût un fils pour lui laisser un peu de bien, quatre ou cinq cents livres de rente qu’il avait.
La sage-femme ne soufflait plus mot. Benoît était sombre. On réveilla l’accouchée pour cette visite. Elle accueillit son oncle d’un air de béatitude.
« Voyons le marmot, » dit le bonhomme.
La sage-femme écarta un linge ; Mme Benoît montra l’enfant. L’oncle fit un saut.
« Ô mes pauvres enfants ! » et il embrassa Benoît et se pencha vers sa nièce.
« Est-ce qu’il ne vous semble pas joli ? » lui dit celle-ci.
La sage-femme cligna de l’œil au bonhomme.
« Pauvres enfants ! reprit l’oncle ; vous êtes fous ! Mais c’est un monstre que cet enfant. Comment avez-vous gardé ça ? Vous appelez cela un neveu ! Benoît, donne-moi un verre de quelque chose. J’en ai le cœur tourné. Quel événement !
– Mais qu’y a-t-il ? dit nonchalamment l’accouchée.
– Ah çà ! est-ce que vous entendez garder cette créature-là ?
– Mais, s’écria Benoît, est-ce raisonnable ce que vous dites là, aussi, vous ? Dieu nous l’a envoyé ; qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Je suis son père, entendez-vous ?
– Bien obligé, reprit l’oncle en se levant ; je ne suis pas le parrain des singes. Je voulais un enfant ; on ne me fera certainement rien faire pour cette petite bête-là ! »
Benoît, abattu, n’eut pas le temps de répondre. Le médecin entra.
« Monsieur, dit l’oncle, faites-moi le plaisir d’examiner ceci. »
Le médecin prit le fœtus et dit froidement :
« Fermez les rideaux de la malade. »
Puis, se retournant vers Benoît :
« Vous ferez porter cela chez moi.
– Quoi donc ? dit Benoît.
– Je m’en vais plutôt l’emporter moi-même ; il ne faut pas que cela reste ici plus longtemps.
– Voulez-vous bien me laisser mon enfant ! s’écria Benoît.
– Vous n’êtes pas raisonnable ; cela ne peut pas vivre. C’est un spectacle douloureux. Il faut s’en séparer ; mieux vaut plus tôt que plus tard.
– Je vous dis que c’est mon enfant, interrompait Benoît.
– Ce n’est pas un enfant, dit le médecin ; cela n’a ni vie, ni corps, ni âme ; c’est une bizarrerie de la nature, un phénomène curieux, voilà tout. Je vous prie de me le donner.
– C’est égal ; je suis son père, entendez-vous, répétait Benoît ; je sais ce que c’est qu’un père, moi. Je sens cela dans mes entrailles. C’est plus fort que moi. On a un cœur, voyez-vous. Sacrebleu ! c’est mon enfant ! Il sera traité tout comme les autres. Il ne lui manquera rien. Pauvre chéri ! »
Et il mouillait le nouveau-né de baisers et de pleurs. L’accouchée tira le rideau et le lui reprit d’entre les mains. Elle pleurait si fort que les assistants changèrent de propos par compassion. On parla du baptême comme si de rien n’était. Benoît, lui-même, fut la dupe de leurs précautions. Il disposa tout pour la cérémonie.
« Après tout, dit le médecin en se retirant, c’est à l’église à juger le cas. » L’oncle le suivit, encore ému.
Deux heures après, Benoît prit son chapeau et s’en alla à l’état-civil faire sa déclaration. L’enfant fut couché tout de son long sur les registres avec ses noms et prénoms comme un simple chrétien. Le père avait les larmes aux yeux, mais il n’expliqua rien. Il n’aurait pu d’ailleurs expliquer des scrupules qu’il s’avouait à peine.
Plus tard, on alla à l’église. La sage-femme consentit à porter l’enfant. Un ou deux voisins voulurent bien l’accompagner. Benoît marchait derrière, le cœur gros.
Le prêtre passa son étole en jasant avec le sacristain qui taillait une plume. Quand ce fut au moment d’écrire, la matrone déclara le nom et le sexe. Le sacristain souleva les langes pour voir le beau poupon. Tous ceux qui étaient là se redressèrent.
« Développez cet enfant-là, » dit le prêtre.
La sage-femme dénoua le maillot. L’horreur s’accrut ; les témoins détournèrent la tête.
« Monsieur, reprit doucement le prêtre, je ne puis baptiser cette créature.
– Pourquoi ne baptiseriez-vous pas mon enfant comme un autre ?
– Votre enfant n’est pas comme un autre.
– Mon enfant n’est pas comme un autre ! Vous voyez bien qu’il crie, cet ange, qu’il remue ses petits bras, cet amour, qu’il ouvre la bouche ; est-ce que les enfants de cet âge parlent comme vous et moi ? est-ce que ce n’est pas une créature du bon Dieu ? est-ce qu’il n’a pas une âme, un esprit ? est-ce que vous n’avez pas été comme cela ? Mais voilà comme vous êtes, vous autres. Si c’était l’enfant d’un riche, vous n’y feriez pas de façon. Laissez grandir ce petit ; il sera un fier abbé comme vous ou un bon cordonnier comme moi. Je suis chrétien ; mon enfant sera chrétien. C’est votre métier de baptiser ; baptisez mon enfant.
– Ce serait tenter Dieu et profaner le sacrement du baptême. Remportez ce petit être-là. »
Benoît s’échauffait de plus en plus. Le prêtre demeura pensif. Un escalier derrière la sacristie menait aux appartements du curé. Le sacristain alla chercher le curé.
Le pasteur descendit d’assez méchante humeur, écoutant mal l’explication du sacristain.
« Qu’est-ce que c’est que cela ? fit-il en s’approchant.
– M. le curé, dit Benoît plus doucement, c’est moi qui viens faire baptiser mon enfant que voilà. »
Le curé regarda et devint tout blême.
« Vous vous moquez, braves gens. Tirez-moi cela d’ici ! Pour qui nous prenez-vous ? Vous jouez-vous du saint ministère ? Est-ce qu’on baptise de pareilles espèces ? Est-ce à l’église qu’on porte de telles ordures ? Prenez-y garde et hors d’ici, ou cela irait plus loin que vous ne voudriez. »
Le curé parla si ferme et si haut que Benoît en fut consterné. La sage-femme replia les langes et suivit le cordonnier qui sortit, la tête basse. Les témoins s’étaient esquivés ; ils rentrèrent seuls à la maison.
On cacha tout à l’accouchée. La matrone essaya encore de donner quelques conseils au mari et s’offrit de le débarrasser de cet enfant le mieux du monde, mais elle fut si mal reçue qu’elle demanda son salaire et se retira à son tour.
Benoît soulevait les langes de temps à autre et considérait son fils. Les plus terribles questions le tourmentaient d’une manière vague. Enfin, il se jeta au cou de sa femme, pleurant d’abord sans dire un mot, et puis lui proposant à demi ses inquiétudes. Mme Benoît était pleine de force et d’assurance ; elle croyait son enfant baptisé. Elle n’avait pas un doute ; elle consola son mari et donna son sein à l’enfant. Benoît passa encore cette nuit-là à veiller les deux plus chers objets qu’il eût au monde, sa femme et son fils.
Peu à peu, ces braves gens avaient reconquis leurs espérances et une certaine confiance en l’avenir. Au bout du quatrième jour, l’enfant mourut. Je vous demande comment fut supportée cette perte d’Oscar le Désiré. La mère en faillit mourir de douleur, bien qu’elle n’eût pas à subir les étranges conséquences que pressentait Benoît.
Sa mort éteignait toute illusion à l’égard d’Oscar le Désiré. Ce n’était plus qu’un hideux morceau de chair morte, qu’un horrible pantin farci de sang et de nerfs, aussi digne que monstre du monde d’occuper son bocal dans un muséum. Benoît prévit d’un coup qu’on lui refuserait les honneurs de la sépulture. Sur le soir, sa tête s’égara. Il enveloppa le fœtus d’un morceau de linge, le mit sous son bras et sortit. Il s’en allait demander conseil à son oncle, qui demeurait assez loin de l’autre côté des ponts.
Il faisait nuit. Benoît marchait tout étourdi par ce qu’avait de grave sa situation. Il rencontra en son chemin un orgue qui jouait une contredanse le long des boutiques. « Chantez, disait-il en lui-même, chantez, vous autres, sans cœur ! Que ces gens-là sont heureux ! » Le refrain de la contredanse lui repassait malgré lui dans l’esprit. Puis il lui sembla que son enfant, qu’il portait sous le bras, tressaillait et palpitait en cadence ; il faillit le laisser tomber. Il le serra avec fureur et doubla le pas.
Il arriva tout essoufflé sur un pont où il y avait des bancs de bois. De grands nuages gris passaient sur la lune ; la rivière reluisait au loin de mille lumières. Il s’assit au milieu de ce murmure lointain de Paris et posa le paquet à côté de lui. Il tira son mouchoir et s’essuya le front. Ce paquet commençait à lui faire peur. Il l’entrouvrit et frissonna en entrevoyant au clair de lune sa bizarre progéniture. La peur lui donna le vertige. Il se précipita sur son fils pour le jeter par-dessus le parapet et mettre fin à ses angoisses.
« Malheureux ! cria-t-il tout haut ; malheureux père ! ton enfant ! – dans la rivière ! – de ta main ! – la guillotine ! – Pauvre Joséphine, » ajouta-t-il.
Et puis il songea qu’il était déjà venu une fois sur le même pont jeter à l’eau de petits chiens.
Il reprit le paquet, l’entortilla brusquement et se remit à courir à toutes jambes.
L’oncle tenait une petite boutique de brasserie dans une rue obscure. Il était un peu tard. La boutique était fermée. La famille était réunie au fond à l’arrière-boutique. On jouait au loto après avoir tiré la nappe du souper. Benoît frappa trois grands coups.
« C’est M. Benoît, » dit la fille en rentrant.
Le cordonnier parut tout effaré avec ses linges sous le bras.
« Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? dit l’oncle.
– Ce qu’il y a ? Voilà ce qu’il y a. »
Benoît jeta l’enfant sur la table.
« Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse à présent ? »
Les femmes poussèrent un cri. L’oncle se redressa en jurant. Benoît avait l’air si malheureux qu’on n’osa en dire plus long. Tous les yeux se baissèrent ; le cordonnier raconta les derniers moments d’Oscar le Désiré, et ce qu’ils avaient souffert et son embarras. Il venait demander conseil. Les sanglots lui coupaient la parole. L’oncle ne répondait pas. Un étudiant qui se trouvait là examina le fœtus, et puis expliqua longuement comme quoi on pouvait mettre cela dans de l’esprit de vin pour le conserver, et que c’était là ce qu’on avait de mieux à faire. Benoît écoutait sans entendre, ouvrant de grands yeux hagards. Dès qu’il comprit un peu ce que disait l’étudiant, il le regarda de travers, mais l’oncle et d’autres personnes s’étant rangées de cet avis, il n’en témoigna rien de plus.
« C’est égal, dit-il en repliant les langes, j’aurais cru que vous m’auriez reçu autrement, mon oncle, et que vous auriez pris plus de part à notre triste position, à la mort d’un neveu, car enfin vous êtes son oncle, à ce pauvre chéri ; vous avez beau faire, vous êtes son parent, je suis son père, il est de la famille ; je vous croyais plus de cœur.
– Comment ! s’écria l’oncle furieux, je suis l’oncle de cette chose-là, moi ? C’est un parent, cela ! je vous demande un peu, M. Augustin, est-ce que ça vit, est-ce que ça ressemble à un chrétien ?
– Certainement, criait Benoît, certainement vous êtes son oncle ; il ne vous fait pas déshonneur, il me semble ; il en vaut bien d’autres : il ne vous demande rien, entendez-vous ? Quand vous l’auriez embrassé ! mon enfant n’est pas fait pour faire honte à qui que ce soit. Viens-nous-en, cher agneau, tu n’auras plus d’affronts, va ! »
Il reprit l’enfant et sortit précipitamment, se promettant de ne plus remettre les pieds dans cette maison.
Cependant, d’autres médecins et d’autres personnes que l’on consulta furent aussi d’avis d’enfermer l’enfant dans un bocal. Benoît n’osait s’en ouvrir à sa femme. On lui fit valoir l’agrément de conserver près d’elle le triste fruit de ses entrailles. Cette raison décida la malheureuse mère.
Un préparateur se chargea de la sépulture, et cet Oscar, cet enfant chéri qui devait faire un si grand avocat, fut dûment bouché dans un flacon d’eau-de-vie, accroché au bouchon par l’occiput, et le corps flottant les jambes déployées dans le liquide jaune, dont la couleur et certains effets de réfraction exagéraient la grimace.
Cela fait, et le bocal porté chez les parents, Mme Benoît se livra à de petites idolâtries de mère pour le monument de son fils. Elle décora le flacon, comme un mausolée, de couronnes d’immortelles jaunes et noires. Elle voulut que le nom d’Oscar, la date de sa naissance et de sa mort, et une petite devise lacrymatoire fussent inscrits dessus en manière d’étiquette. Elle voulut planter une petite croix sur le bouchon de liège, et pendant quelques jours on montra cette relique à tous les voisins, qui s’en allaient fort embarrassés de l’attendrissement des parents en présence de cette monstruosité.
Peu à peu, tout était rentré dans l’ordre à la boutique de Benoît. La cordonnière s’était rétablie ; le mari travaillait comme de coutume dans sa chaise basse, derrière le comptoir. Ils étaient brouillés avec l’oncle brossier, qui ne venait plus les voir.
L’histoire de cet étrange enfant s’était répandue ; les pratiques de Benoît se le faisaient montrer en prenant mesure de bottes. Les premières qui s’avisèrent d’en rire furent fort rembarrées, car madame Benoît ne voyait jamais ce bocal sans pleurer de plus belle comme si l’on eût rouvert un tombeau.
Pourtant, ces braves gens s’accoutumèrent par degrés à le montrer comme une curiosité. Ils écoutaient les dissertations des curieux à propos de leur cher enfant : combien il était précieux, repoussant, difforme ; quelle peau il avait, quels os, quelle conformation, quel visage, et cela finit, faute de mieux, par flatter leur amour-propre de parents, comme si l’on eût loué leur fils vivant de quelque gentillesse. Ils s’étonnaient d’avoir produit quelque chose de si curieux et furent les premiers dans la suite à remarquer ces monstruosités.
Un jour, un Anglais leur proposa d’acheter le bocal. Ils ne s’attendaient point à cela et repoussèrent cette offre avec indignation.
« Me séparer de mon enfant ? dit madame Benoît.
– Vendre mon fils au poids de l’or ? dit Benoît. Jamais ! monsieur. »
Ce fut un beau trait, car il n’y avait plus d’argent dans la maison. Les affaires de la boutique étaient tombées. Benoît était sur le point de vendre son fonds à perte.
Un peintre, auquel il montrait un jour son enfant en lui racontant l’offre de l’Anglais et la peine où il se trouvait, lui répliqua :
« Ma foi, vous êtes bien bon ; ce bocal vaut son pesant d’or. Vous n’avez pas besoin de vous en séparer : montrez-le au public ; bien des curiosités ne le valent pas. »
Ce propos jeté au hasard, et peut-être ironique, demeura dans la tête de Benoît ; il en parla à sa femme. Les mêmes scrupules se représentèrent à tous deux.
« Trafiquer de notre enfant, de notre sang, de cette pauvre petite créature ?– Jamais ! »
Il arriva que plusieurs gens du peuple du voisinage, qui voyaient la détresse du ménage, s’accordèrent à dire la même chose que le peintre. Une revendeuse entre autres, qui prêtait de l’argent sur gages, et qui avait fait toutes sortes de métiers, leur dit un jour :
« J’ai commencé comme cela, moi ; il n’y a pas de sots métiers. Je n’avais que deux petits bossus, et j’ai ramassé bien des gros sous. Vous n’avez qu’à courir les foires ; un peu de honte est bientôt passée. Si j’avais cette petite vermine que vous avez là, ma fortune serait bientôt faite. »
Benoît avait vendu son fonds ; l’acheteur lui fit banqueroute. Quinze jours après, il était ruiné, mangeant l’argent de quelques meubles dans un grenier.
On leur avait promis une place de portier ; ils patientèrent deux mois ; leur misère était au comble. Benoît sortit un soir d’un air sombre et s’en alla voir la revendeuse, qui le mena chez un homme de la Cité qui barbouillait de grandes toiles.
L’homme écrivit ceci à grands coups de brosse, sous la dictée du père désespéré :
PHÉNOMÈNE EXTRAORDINAIRE. LE FŒTUS ANAMBRACHIOCÉPHALE, dit OSCAR LE DÉSIRÉ, né le 22 septembre 1833. Cet ANIMAL, curieux et intéressant, qui tient à la fois du crapaud, du singe, du CANICHE et du crocodile, est le fruit de l’union surnaturelle d’un HOMME DES BOIS du cap de Bonne-Espérance, dit ORANG-OUTANG, autrement dit JOCKO, et d’une infortunée NÉGRESSE française de la halle au blé, exilée en Sibérie pour VOL domestique. Ce singulier QUADRUPÈDE fut rencontré après sa naissance par des NAVIGATEURS sur la côte de Coromandel, dont il fait habituellement sa nourriture, tel qu’il est RÉPRESENTÉ fidèlement ci-dessus. Il montra dès lors des dents et une intelligence au-dessus de son âge qu’il POSSÈDE encore aujourd’hui.
Leurs ALTESSES ROYALES des cours FRANÇAISES et étrangères ont eu l’honneur de L’HONORER de SA PRÉSENCE.
Donc, moi qui écris ceci, je me promenais aux Champs-Élysées un jour de cohue et de fête. Une foule de peuple était rassemblée devant une baraque de toile. Il y avait au-dessus des drapeaux déployés, d’un côté cette pancarte qu’on vient de lire et de l’autre un tableau où l’on démêlait, à travers un gâchis des plus sales couleurs détrempées par la pluie, une horrible tête, un horrible corps, une forme humaine. Un homme parlait sur les tréteaux ; c’était Benoît. Une femme se tenait au bas, d’un air imbécile et résigné ; c’était Mme Benoît.
J’écoutai ce que disait M. Benoît.
« Messieurs et dames, c’est pour avoir l’honneur de vous prévenir qu’à l’instant même nous allons donner une représentation de ce spectacle extraordinaire, c’est le véritable fœtus anambrachiocéphale, tel qu’il est représenté là-dessus (il frappait le tableau de sa baguette). Mais me direz-vous, qu’est-ce que c’est que ton fœtus anambrachiocéphale ? C’est une bête comme les autres ? Non, messieurs, c’est une bête extraordinaire, c’est un animal des plus intéressants et des plus curieux. On ne demande que l’honneur de votre présence, etc., etc. – Combien, messieurs ? deux sous par personne, deux sous ! On ne paie qu’après avoir vu, etc., etc. Deux sous ! si vous êtes contents et satisfaits… Entrez, suivez le monde. »
Et la femme, d’un air plus timide et machinalement, répète : « Entrez, suivez le monde ! »
Je suivis le monde ; j’entrai. Benoît jouait de la clarinette. Mme Benoît frappait nonchalamment sur un tambour. Quand les curieux furent placés, un roulement commanda le silence. On attendait l’animal curieux. Benoît passa derrière un rideau et revint avec un large bocal. Mme Benoît laissa tomber ses baguettes. Il y eut un mouvement dans la foule. On croyait voir un animal vivant ; mais chacun réprima sa duperie particulière si bien qu’il n’en parut rien en général. Mme Benoît s’était accroupie sur sa caisse, la tête penchée, jouant avec ses baguettes sur la peau d’âne, et promenant un regard stupide sur la foule ; Benoît prit la parole :
« Messieurs et dames, pour vous convaincre que l’on ne vous en a pas imposé, faites-moi le plaisir d’examiner cette créature. Dites-moi si vous avez rien vu, – Tais-toi donc ! criait-il à sa femme, on ne s’entend pas, – si vous avez jamais rien vu de plus singulier, de plus horrible, de plus dégoûtant ? Voyez-moi ces pattes qui tiennent au corps comme des ailes, ces yeux de chouette, ce museau de singe et ce ventre vert et pendant comme le boa qui digère sa nourriture. Le voilà, messieurs et dames, ce phénomène certainement inconcevable, tel qu’il est sorti du sein de sa mère sauvage. »
C’étaient des cris d’horreur, de surprise, de dégoût et de grands éclats de rire parmi la foule. On se passait le bocal de main en main ; les soldats en faisaient peur aux servantes ; les petits enfants pleuraient. Benoît le suivait de l’œil, inquiet de l’effet qu’il produisait et soulagé à mesure par les manifestations du public. Je regardai Mme Benoît. Elle se tenait baissée, et de grosses larmes tombaient sur le tambour.
On s’en alla en criant : « Oh ! oh ! le monstre ! la malheureuse qui a accouché de cela ! »
Tout le monde partit. Mme Benoît ne se gêna plus pour pleurer. Moi seul je restai ; je payai double, et Benoît me raconta l’histoire d’Oscar le Désiré, telle que la voilà.
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(Édouard Ourliac, in Le Figaro, journal de littérature et d’arts, première année, n° 56 et 57, jeudi 12 et dimanche 15 septembre 1839 ; seule la première livraison a été illustrée)