Bien avant Morley Martin, ce savant anglais que la presse internationale célébra récemment, mon pauvre ami Raibloud a réincarné de la vie !… Je le jure, moi qui fus de ce drame…
Comme Faraday, Cross et Morley Martin, il avait fait renaître des apparences infinitésimales d’insectes, de poissons, de vers gracieux. Un jour, il me dit :
« Je n’obtiendrai de grands résultats que sous les tropiques où la vie surgit mille fois plus vite qu’en la froide et stérile Europe. »
Il s’embarqua pour le Gabon où il établit un laboratoire à trois mille kilomètres de la côte. Pendant deux ans, je reçus régulièrement de ses nouvelles. Il réussissait, disait-il, « … d’une façon effrayante, fantastique !… »
Soudain, le ministère des colonies communiqua que Raibloud et ses deux aides avaient disparu. La mulâtresse, chargée des soins de leur bungalow, seule survivante, n’avait pu donner aucun renseignement utile.
Deux mois après, la côte de cette énorme forêt qu’est le Gabon me jetait au visage son haleine brûlante. Franceville. La région de Djoutou. L’Ogoué, en barque. Quarante jours de marche. Enfin, j’aperçus un point brun dans un vallon : c’était le campement de Raibloud.
Mes porteurs refusèrent d’aller plus loin. Rien ne put les convaincre. Ils chargèrent mes bagages sur quatre mulets que je poussai devant moi et que mon gros dogue, Porthos, excita de ses aboiements…
Une fumée s’élevait du bungalow. Sur le seuil, la servante, métisse pongouée, trayait une chèvre. À mon Mi bogij’o, elle répondit poliment : « Aï bolo ke ! » mais ses grosses prunelles miroitaient de haine. Je lui demandai ce qu’était devenu son maître… « Mi pa mia !… » Et les deux autres Blancs ?… « Mi pa mia !… » Elle disait ce « je ne sais pas » pongoué, avant la fin de la question.
Intact et propre, le laboratoire est rempli de travaux en train, comme si Raibloud venait d’en sortir… La métisse me suivait pas à pas, d’un air furieux. Elle voulut battre Porthos qui avait posé ses pattes sur un tabouret. Je lui expliquai vainement que j’étais un grand oganganou (ami) de Raibloud.
Le vallon débordait d’une énorme végétation, mais il était bizarrement silencieux. Je fus surpris de voir, çà et là, en l’inextricable fourré, de larges trouées toutes fraîches… On n’était pourtant pas dans une région à éléphants…
Sur l’autre versant, j’aperçus une grande ouverture, semblable à celle d’un puits de mine. Quand j’en fus à une centaine de mètres, Porthos se mit à gronder, le poil hérissé, puis il aboya furieusement. Je marchai encore… Alors, une épaisse fumée jaunâtre commença à sortir du puits. Elle augmenta… Elle puait la ménagerie… oui, la viande gâtée et l’ammoniaque…
Au retour, je demandai à la métisse ce qu’étaient ce puits et cette vapeur. « Mi pa mia ! » répondit-elle encore… Et la haine de ses yeux descendit à sa bouche, qu’elle crispa…
La première nuit, un long gémissement m’éveilla. Porthos geignait. J’écartai la moustiquaire et descendis. Je trouvai le dogue réfugié dans une vieille caisse et gémissant d’épouvante.
La nuit était visqueuse et noire… Rien.. Oh, si ! Là-bas, assez loin, de l’autre côté d’un ruisseau, une large et basse phosphorescence se déplaçait lentement, en ondulant de bas en haut… Je courus vers le phénomène. La lueur verdâtre s’éteignait parfois, puis reprenait à un autre endroit et s’avivait pour s’éteindre encore… et se rallumer ailleurs…
Soudain, un affreux cri chevrotant retentit, se prolongea – et cessa net… Je franchis un petit pont de lianes et me trouvai sur un sommet où j’avais vu, au crépuscule, la métisse attacher une chèvre… L’animal n’était plus là !
À mes questions, la métisse répondit encore : « Mi pa mia… »
Le lendemain, elle m’injuria furieusement, parce que, craignant une crise de paludisme, j’avais emporté dans ma case un des thermomètres médicaux de Raibloud…
J’essayai encore de m’approcher de l’étrange puits. À nouveau, la vapeur immonde jaillit et me repoussa.
Dès le repas du soir, je tombai dans le sommeil, soudain, irrésistiblement, comme dans un précipice…
*
De l’étouffement m’éveilla. J’étais assis, étroitement lié à un arbre, sur ce sommet où j’avais vu la métisse attacher la chèvre disparue. La nuit était profonde. Un bâillon me laissait à peine respirer. Qui m’avait ?… Eh, la métisse !… Un soporifique dans mon thé. Et elle m’avait conduit là, sur la brouette plate des Pongués.
Je criai. Ma voix ne traversa pas le bâillon. Et qui m’eût entendu ?… Mes liens semblaient faibles ; mais la torpeur m’accablait encore.
Une tiédeur contre moi : Porthos !… Le fidèle dogue était là, veillant sur son maître… Soudain, il gronda… Un reflet verdâtre naissait, illusoire peut-être, au lointain de la forêt tropicale… Il s’éteignit – et reparut, beaucoup plus près…
Et… abomination !… Je distinguai, se traînant dans la phosphorescence qu’il exhalait, un animal immense, écailleux, qui avait la silhouette, les ondulations d’un ver et la taille d’un monstre antédiluvien. Trente mètres de long, peut-être. Il glissait lentement vers la proie – vers moi… Il avait une tête de tortue, mais munie de dents de carnivore si longues qu’elles maintenaient la gueule entrouverte.
Je ressentais une horreur pire que l’épouvante, une horreur qui venait du lointain de la race, du temps où l’anthropoïde vivait parmi des monstres comme celui-là…
En Porthos, la peur et la fidélité se combattaient. La fidélité domina. Avec de féroces abois, il se rua sur l’apparition phosphorescente qui, aussitôt, exhala sa vapeur… Du fond de ce nuage nauséabond, le cri de mon pauvre vieux toutou me parvint, long, abominable et soudain brisé, comme celui de la chèvre…
Puis, le ver colossal et verdâtre rebroussa chemin, sans se soucier de moi. Il avait trouvé sa proie à l’endroit accoutumé…
*
À l’aube, je rompis les cordes et, quand la métisse sortit du bungalow, je lui liai poings et chevilles. Par ses aveux, et aussi par le journal de Raibloud, que je retrouvai, j’appris la vérité…
Raibloud avait créé d’affreux êtres d’autrefois, mais qui mouraient vite. Seul, celui-là se trouva adapté aux conditions environnantes. Il grandit anormalement. Alors qu’il devenait dangereux, il s’échappa et, dans cette grotte profonde, il prit non seulement de grandes dimensions mais aussi les caractères de plusieurs races animales. Sa fumée était, dans l’atmosphère, comme l’encre que les pieuvres, les seiches et autres céphalopodes exhalent dans l’eau marine quand un ennemi approche…
Il avait tué les trois Français alors qu’ils cherchaient à le détruire… En souvenir de son cher maître mort, la métisse le nourrissait avec des chèvres… Elle l’avait défendu contre moi.
J’avais dans mes bagages des baguettes de dynamite et des grenades. J’en jetai dans le gouffre jusqu’à ce qu’il n’en sorte plus de vapeur…
Un peu plus tard, rejoint par trois Blancs, – dont j’ai le témoignage, – je pus explorer l’antre. Nous y trouvâmes les restes décomposés mais probants du monstre…
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(Jean Joseph-Renaud, « Les Mille et un Matins, » in Le Matin, quarante-huitième année, n° 17409, mercredi 18 novembre 1931 ; illustrations [détails] de Walt McDougall, pour A Wonderful Tale of a Bright Boy, et Karl Hopfschmirl Beards the Savage Spookissimus in his Lair in the Bungstarter Forest and Overcomes Him, « Good Stories for Children, » in The Salt Lake Herald, dimanche 14 février 1904, et dimanche 24 août 1902)