I
« … Et vous m’en répondez ?
– Absolument, monsieur Burns.
– J’y verrai par la suite ?…
– Comme un jeune lynx…
– J’ai peine à me laisser convaincre. Ce serait si beau !…
– Pourtant, monsieur Burns, encore un coup, l’épreuve en soi n’est pas inédite, et je vous ai lu précédemment plusieurs articles scientifiques, remontant à quelques années déjà, et mentionnant diverses tentatives heureuses de transplantation : épiderme de grenouille, peau de poulet, fragments périostiques, voire les premiers essais de greffe oculaire exécutés avec des yeux de lapin. Ma seule innovation, celle qui, je n’en disconviens pas, doit me porter à la fortune et à la célébrité, consiste à substituer l’œil humain à celui emprunté jusqu’à ce jour à de timides rongeurs.
Simple comme tout, mon idée !… C’est toujours l’histoire de l’œuf de Christophe Colomb… Mes raisons pour imaginer cette modification opératoire ?… Elles sont deux. D’abord le lapin étant – le saviez-vous ? – une créature essentiellement tuberculeuse ou tuberculisable, je craindrais, en dépit de minutieuses précautions, d’importer chez mes opérés le bacille de Koch, en meublant leurs orbites caves… Puis ne semble-t-il pas d’une logique enfantine, s’agissant d’emprunt de cette nature, de recourir de préférence à l’animal le plus voisin de l’espèce traitée ?… Or, rien ressemble-t-il plus à un homme qu’un autre homme ?… John Kinross (de Philadelphie), votre voisin, un habile dans l’art de la prothèse, a-t-il recours aux fauves ou à l’éléphant du Zoological Garden quand il veut remplacer la canine branlante ou la molaire cariée d’un client ?… Non, monsieur Burns, non : quelque misérable, enchanté de dégarnir ses maxillaires, au tarif moyen de deux dollars « l’article, » se trouve à point pour fournir la dent saine et vivante réclamée…
– Prodigieux, toute même, mon cher Peterson !… Enfin, que je retrouve la vue par votre ingénieux procédé, et Edwin Burns vous prouvera qu’un ingrat et lui, cela fait deux… »
Peterson allait esquisser un geste de protestation, comme pour témoigner qu’en cette occurrence la question des honoraires comptait peu ; mais il se rappela à temps que M. Burns étant absolument aveugle, toute mimique serait superflue et il s’en dispensa sagement.
« Au moins, objecta le futur opéré, êtes-vous bien sûr, Tom Peterson, que les tares pathologiques reprochées par vous à ces braves lapins, votre « fournisseur extraordinaire » n’en sera pas entaché lui-même ?… Point tuberculeux, notre homme, ni autrement malade ?
– Lui ?… un type de riche santé, mon cher monsieur. Me serais-je risqué à l’aventure ?… Lorsque eut germé en mon cerveau cette conception lumineuse, – c’est le cas de le dire, fit le docteur, secoué d’un gros rire, – je me transportai à la geôle et me fis exhiber le stock des condamnés à mort. Le premier était un nègre… Je l’éliminai d’emblée, supposant que les sclérotiques de ce fils de Cham jureraient par trop au milieu de votre blonde figure de Yankee. Les deux suivants étant manifestement maladifs, je ne m’arrêtai pas à eux. Éborgné par une populace désireuse de le lyncher au moment de son arrestation, un quatrième ne pouvait m’offrir que la moitié de ce que je souhaitais. Restaient trois candidats acceptables. Il s’en trouva un, parmi ceux-là, qui, pris d’une bien ridicule coquetterie posthume, déclara que, pour aucune rémunération, il ne se dessaisirait de sa paire d’yeux, même post mortem. Qu’espérait-il en faire, l’imbécile ?… Mon choix se restreignait… Heureusement, entre les deux derniers prisonniers, l’hésitation n’était pas permise. Du coup, je découvrais le rara avis. Ah ! monsieur Burns, admirable constitution, ce Dick Taylor ! pas un point faible… Un athlète, un marbre antique ! Je l’ai palpé, percuté, ausculté… Irréprochable ! L’affaire a été conclue sans trop de peine.
Le gaillard, tournant à l’hypocondrie, a l’air de se soucier de l’existence… et du reste comme de sa première culotte.
Il a débattu le prix, simplement pour la forme, croirais-je.
« Voyons, Dick, 150 dollars, ça va-t-il ?
– La paire ?
– Sans doute. »
Il a haussé ses larges épaules : « 225… pas un cent de moins. »
Bref, nous nous sommes mis d’accord sur le chiffre de 200 dollars, à remettre scrupuleusement – c’est stipulé par contrat en règle – à Deborah Dawson, l’ex-amie de ce Dick.
– Vous êtes la perle des docteurs, et tout est pour le mieux, » soupira l’infirme ; puis, après un silence :
« C’est toujours pour la même heure ?
– Toujours. À 5 h. 50, demain, Dick Taylor sera opéré ; quelques minutes plus tard, vous le serez à votre tour… pas de la même façon, Dieu merci, gloussa le chirurgien, enchanté de sa nouvelle facétie… Soyez matinal : dès 5 heures, je viendrai vous chercher en voiture.
– Allons ! à demain, magicien ! fit M. Burns, gagné par la belle assurance du savant.
– À demain ! » répéta ce dernier, en secouant vigoureusement la main qui lui était tendue à l’aveuglette.
*
Quelques détails précis et succincts sur Edwin Burns ne paraîtront probablement pas oiseux à ceux qui n’ont point, comme nous, l’avantage de connaître le héros de cette authentique histoire.
Edwin Burns, fils du fameux banquier Jasper Burns, avait trouvé dans son berceau capitonné une assez invraisemblable quantité de banknotes. De tout temps, il se révéla d’un caractère doux, pacifique, un peu hésitant, sauf sur les questions d’argent, où son esprit apportait une lucidité, une précision, un flair incomparable, qui décidèrent précocement de sa voie. Edwin Burns était devenu d’abord l’associé, puis le successeur du vieux Jasper ; il avait plus que sextuplé son superbe patrimoine. Peu enclin aux aventures, ennemi des discussions, adorant le calme et la paix, jamais Edwin, visé pourtant par toutes les misses mariables et même les jeunes veuves de la société de New York, jamais Edwin ne se décida à rompre avec le célibat. Très confortablement installé en son magnifique hôtel de la 5e avenue, ayant à ses gages un chef français émérite qui lui « composait » des menus exquis dont profitaient également cinq ou six intimes, ne se refusant rien de ce qui embellit ou adoucit l’existence, notre banquier jouissait tranquillement de sa fortune de nabab, ne se permettant, en fait d’exercice relativement violent, qu’une distraction : la chasse. Il n’eut pas à s’en féliciter. L’automne de 1888, il était allé en villégiature, dans le Canada, chez des amis. Le 3 octobre, il tenait au bout des canons rubanés de son fusil un couple de « grouses, » quand, sous la pression de son index, le coup partit avec un fracas terrible.
Par une fatalité impossible à pressentir, son arme de prix venait d’éclater, crachant des résidus de poudre, roussissant un peu sa barbe, tandis qu’un fragment d’acier, projeté sur son œil gauche, en lacérait la cornée, refoulait le cristallin, ouvrait une issue aux humeurs limpides du globe oculaire, et s’implantait solidement dans les membranes les plus profondes.
Malgré des soins immédiats, le résultat de l’accident fut la perte irrémédiable de la vision du côté lésé. Edwin Burns était désormais aussi borgne qu’Horatius Codes, d’illustre mémoire. Prétendre qu’il accepta gaiement cette mutilation serait encourir le reproche d’exagération. Néanmoins, nous ne craignons pas d’avancer que, le 12 janvier suivant, un bel œil de verre, d’un fini irréprochable, ayant été disposé sur son moignon ratatiné, quand l’estropié se regarda dans son miroir, il dut s’avouer avec une satisfaction relative que le plus malin des observateurs découvrirait malaisément si le postiche siégeait à droite ou à gauche.
« Bah ! fit-il, j’ai 49 ans ; je conserve mon œil droit : il fut toujours et restera un instrument d’optique infaillible, et me continuera ses loyaux services pour les quelque vingt ans que j’ai encore à vivre… »
Ce en quoi Edwin Burns se trompait, hélas ! car, moins de deux ans plus tard, l’organe sain se prenait à son tour, par sympathie, et, six mois après le début de cette ophtalmie secondaire, la cécité était complète.
Ce fut alors que Tom Peterson, spécialiste distingué et camarade de collège de l’aveugle, ayant mûrement réfléchi sur le cas, et mettant à profit d’audacieuses expériences, conçut son plan, bientôt accepté par le patient, de greffe binoculaire.
*
On ne se remémore pas, sans un frisson désagréable, à New York, la série de crimes atroces qui, près de trois mois durant, l’hiver de 1890, ensanglantèrent, exaspérèrent, médusèrent la cité et ses environs. Tous les huit jours environ, un nouveau meurtre défrayait les gazettes, et, quelle que fût la victime, vieillard, homme, femme, enfant même, coïncidence étrange ! la blessure mortelle était pareille : une large entaille sectionnant les carotides, une atroce béance dont les lèvres cruentées semblaient crier vengeance, une façon de paraphe féroce dont l’introuvable bandit signait ses attentats. Une hantise analogue à celle de Jack l’Éventreur s’empara de bien des New Yorkais, les quartiers les plus dissemblables fournissant tour à tour leur cadavre. Était-on à la merci d’une mystérieuse bande organisée, dont les affiliés, peut-être pour mieux dépister les policemen, avaient imaginé ce mode uniforme de « travail » ? S’agissait-il d’un forcené monomane ? La seule variété constatée dans ces assassinats, c’est que tantôt ils s’accompagnaient de vol, et tantôt non. Les détectives étaient sur les dents ; beaucoup d’habitants n’osaient plus s’aventurer dans les rues la nuit close ; les feuilles publiques se piquaient d’émulation pour savoir qui d’entre elles pourrait, la première, donner à ses lecteurs des indications véridiques sur l’insaisissable malfaiteur. On offrit des primes à la délation ou au flair… Vaines promesses ! Les choses en étaient là quand, une après-midi, aux bureaux du New York Star, s’adressa, grave et modeste, une jeune personne, blonde comme Cérès, possédant des yeux de pervenche et une angélique physionomie. Elle demandait à parler à l’éditeur Hugh Harley lui-même. Celui-ci crut d’abord, à ses allures, qu’il avait devant lui une vaillante capitaine de l’Armée du Salut, qui, pour le punir d’un récent article critique sur la Maréchale, allait lui débiter quelques versets bibliques ou entonner le cantique 145. Il fut vite détrompé.
« Monsieur, commença la candide visiteuse, vous avez bien promis 1200 dollars à qui vous fournirait les moyens de découvrir la trace du fantastique assassin ?…
– Et nous sommes encore prêts à verser cette somme, fit le directeur d’un ton très affirmatif. Seulement, je ne saisis guère le rapport…
– Patience ! Monsieur, interrompit la jeune miss. Si je vous mets à même de happer, dès ce soir, le monstre en question, vous engagez-vous d’honneur à ne livrer à qui que ce soit, tout au moins jusqu’après le jugement et l’exécution, le nom de la personne qui vous aura aidé à deviner ce mystère ?…
– Assurément ! déclara le journaliste, de plus en plus intrigué, et après quelques secondes de réflexion.
– Eh bien ! Monsieur, brièvement voici la chose : J’ai nom Deborah Dawson… Je suis modiste à Brooklyn, et… (elle baissa un peu la voix, oh ! si pudique !) et l’amie de l’homme partout cherché.
Les menaces, la peur des représailles, ont scellé mes lèvres et lié ma langue jusqu’à présent… Mais je ne puis ni ne veux me taire plus longtemps : on tient à sa réputation ; d’ailleurs, – elle rougit légèrement, – une jeune fille n’a-t-elle pas raison de s’inquiéter de sa dot, pour laquelle 1200 dollars constitueraient un précieux appoint ? »
Elle eut, ce disant, un regard extatique, comme si déjà elle se contemplait en sa toilette nuptiale, enguirlandée de fleurs d’oranger. Se ressaisissant bien vite, elle continua :
« Ce soir, entre 10 heures et 10 h. 10, trouvez-vous, avec une douzaine au moins d’aides vigoureux, dans le couloir de la maison 316 de la 3e avenue.
Là demeure une famille Smiler, dont la femme de chambre, Nancy, engluée par les paroles mielleuses et la belle prestance de Dick (c’est le nom du personnage), s’est rendue enfin aux arguments de ce faux séducteur lui réclamant un rendez-vous. D’un mot, elle a tantôt avisé son soupirant de l’absence projetée de ses maîtres, conviés à une soirée… Nancy gardera seule le logis, avec l’aïeul, un octogénaire perclus. Comment se terminerait cette prétendue entrevue d’amour, sans l’avertissement que je vous apporte, je m’en doute ; la soubrette et le vieillard massacrés, la maison pillée peut-être. Prenez vos précautions, dix plutôt qu’une, vingt plutôt que dix ; Dick se défendra comme un lion acculé ; soyez exact au rendez-vous ; combinez votre petit complot comme vous l’entendrez, avec ou sans le concours de la police et de la famille menacée… Cela, c’est votre affaire, et demain, à la première heure, je garantis un joli succès de vente aux crieurs de votre journal.
Si tout marche à souhait, acheva la pratique petite personne, demain, à pareille heure, vous serez seul dans votre cabinet, pour me recevoir et me verser la récompense promise… C’est convenu ?…
– Ab-so-lu-ment convenu, dit, en scandant ses mots, le directeur.
– Au revoir donc, Monsieur ; je vous quitte en hâte : j’ai à porter, un peu loin de votre hôtel, ce carton à chapeau et ne puis m’attarder plus à causer. Les affaires sont les affaires, » fit-elle avec un gentil sourire et un adieu de la main.
*
Le soir, dès 9 heures, par une nuit très sombre, M. Harley et quatorze policiers robustes se dissimulaient, les uns dans le corridor du n° 316 de la 3e avenue, les autres en face, au n° 313, prêts à accourir à un coup de sifflet. 9 h. 30 sonnant, la famille Smiler partait pour sa soirée, comme si rien d’anormal ne se préparait chez elle. À 9 h. 45, Nancy, la femme de chambre, rapidement mise au courant de la situation et, pour éviter toute indiscrétion, tenue sous les gueules convergentes de plusieurs revolvers, se plaçait derrière la porte, qu’elle devait entrebâiller au frôlement convenu avec son visiteur nocturne. À 10 heures, Dick s’insinuait dans la souricière, et, cinq minutes plus tard, surpris, enlacé, bridé par vingt-huit bras puissants, désarmé, ficelé, bâillonné, malgré sa force terrible et sa résistance désespérée, cet honnête jeune homme était emballé dans une voiture stationnant à proximité, et emporté au triple galop à la prison, avant que personne, dans le quartier, soupçonnât l’importance de l’événement.
En revanche, une fois ébruitée la nouvelle, le lendemain, il fallut tripler la garde de la geôle, pour protéger le misérable contre une foule aboyant, bien décidée à le lyncher.
*
L’affaire promptement instruite, le procès ne traîna pas en longueur… Cet hercule sanguinaire n’était au fond qu’un piètre imbécile, qui se coupa assez sottement pour permettre de reconstituer, dans toute son horreur, la succession de ses attentats, qu’il finit par avouer sans restriction, n’opposant de protestations que pour une pauvre fillette de 12 ans, saignée pourtant suivant les mêmes principes. Assassin par cupidité au début, il confessa que le liquide rouge et fumant avait, à la longue, exercé une véritable attirance sur lui, et que, à diverses reprises, il avait tué rien que pour le plaisir, un peu aussi par bravade, quand toute une population éperdue l’avait transformé en « question du jour, » en personnage fantomatique semi-légendaire… Inutile de dire que le verdict unanime ordonna que Dick Taylor, accusé et dûment convaincu d’être l’auteur de 19 meurtres et de 12 vols, serait électrocuté le 13 juillet 1891. On se souvient du singulier marché que, deux jours avant la fatale échéance, le condamné consentit à passer avec le Dr Peterson. Gardant un fonds d’affection pour sa Deborah insoupçonnée (ces âmes maudites ont parfois de ces éclairs d’instinctive tendresse, plus ou moins justifiée), il contribuait, par son dernier legs, à accroître encore – cette fois sciemment – la future dot de son ancienne compagne.
Le 13 juillet, à 5 heures du matin, le chirurgien emmenait son client Burns à la prison, où, par insigne faveur, il avait obtenu de l’installer provisoirement dans une chambre à proximité du lieu du supplice, son opération d’occuliste ayant d’autant plus de chances de réussite, qu’elle serait exécutée avec des organes d’une plus irréprochable fraîcheur.
À 5 h. 45, Dick Taylor était extrait de sa cellule et conduit à l’endroit de l’exécution, en présence des jurés délégués, du gouverneur de la prison, d’experts électriciens, parmi lesquels l’inventeur de l’appareil, et de cinq témoins commis par l’autorité, dont le surgeon Tom Peterson.
« Allons, Dick, lui dit le gouverneur, l’instant est solennel ; sur le point d’entrer dans l’éternité, confessez-nous (et il présentait à ses regards les photographies de ses victimes groupées), confessez-nous que vous avez aussi égorgé cette enfant ; vous devez ce suprême aveu à la justice. Toute la vérité, mon garçon… Un bon mouvement ! »
Le farouche boucher inclina la tête en signe d’assentiment, puis, effaré, voulut détourner ses yeux de cette hideuse effigie des infortunés tombés sous son coutelas… Mais déjà on l’assujettissait sur le terrible fauteuil ; l’électrode fut appliquée sur l’épine dorsale, mise en communication avec un collier serrant la nuque du condamné, et… pff… ce fut instantané : pas de soubresauts, de spasmes, d’indices de douleur, pas de brûlures. Dick était parti pour l’au-delà : il était exactement 5 h. 51.
Tout cela fut officiellement constaté, puis, immédiatement, Peterson se précipitant sur le cadavre, énucléa, avec les précautions d’asepsie voulues, les yeux encore limpides du misérable, et courut à la chambre, où Burns couché, un assistant de chaque côté de son chevet, était plongé dans un demi-sommeil chloroformique.
L’opération fut menée avec une magistrale dextérité ; une fine suture réunit solidement les bouts fraîchement sectionnés des nerfs optiques du supplicié à ceux tout de suite avivés de l’aveugle ; des sutures musculaires furent également disposées. Sur les paupières refermées, l’illustre oculiste appliqua un pansement occlusif, doucement compressif, et tout à fait antiseptique. Après quoi, son travail accompli, il poussa soupir d’allégement, où perçait une pointe d’orgueil.
« Maintenant, Burns, mon digne ami, dit-il à l’opéré sortant de sa torpeur, nous allons vous rhabiller, vous porter dans mon coupé, vous conduire à votre hôtel, vous installer dans une chambre complètement noire. Pas d’impatience, pas de presse fiévreuse, pas de hâte intempestive… Laissez-moi cette greffe prendre de solides racines… Dans douze jours, nous lèverons votre appareil et vous aurez recouvré la vue… Que dis-je ?… Vous aurez troqué vos yeux de 49 ans contre des yeux de jeune homme »
Et l’assertion, pour extraordinaire qu’elle parût, n’avait rien d’outré !
Le 26 juillet au matin, devant quatre ou cinq amis anxieux, et une demi-douzaine de professeurs émérites, Edwin Burns, tiré de sa claustration, et délicatement dépansé par son chirurgien, rouvrit ses paupières, remua ses globes oculaires incontestablement soudés, et déclara d’une voix ferme : « J’y vois !… »
II
JOURNAL D’EDWIN BURNS
26 juillet.
Mon sauveur m’a vivement conseillé de noter au fur et et à mesure mes impressions : il prétend qu’elles seront d’un grand intérêt pour les physiologistes et les psychologues… Puis-je refuser ce modeste service à la science qui aura été si bienfaisante à mon égard ? Me voici donc à mon secrétaire, prêt à inscrire, sans rien oublier, tout ce que je vais ressentir…
Admirable !… il faut avoir été de longues semaines plongé dans le néant des ténèbres, pour soupçonner le ravissement éprouvé à la minute bénie où l’on retrouve la divine lumière et ses innombrables féeries… Cher Peterson ! je vais, le paiement de ses honoraires ne m’acquittant pas, ajouter en mon testament une clause à lui personnelle !… Je n’ai jamais si bien compris qu’à cette heure ce vœu des catholiques priant pour leurs morts : « Et lux perpetua luceat eis !… Qu’une lumière éternelle brille pour eux !… » Eh oui ! c’est là la suprême félicité…
Même jour, deux heures plus tard.
Je suis comme ces individus qui, soumis à une inanition prolongée, sur le point de succomber à la faim et à la soif, sont amenés devant une table bien garnie : les premières bouchées les étranglent, les premières gorgées les grisent… C’est du moins ce que me contait mon vieil ami Tanner, après son jeûne. J’éprouve aussi une semi-ivresse ; sans doute le besoin de me réaccoutumer à la transmission à mon cerveau des sensations visuelles… C’est un peu flou ! Par moments, on dirait un voile rouge flottant devant mes nouvelles prunelles.
27 juillet.
Étrange !… étrange !… avec la nuit, ces troubles s’étaient évanouis… L’aube, filtrant à travers mes rideaux, m’a réveillé et ces phénomènes pénibles ont recommencé… Cela se précise mieux ; sur ce fond rutilant que je signalais hier, des formes se dessinent, des silhouettes se lèvent… tantôt une, tantôt plusieurs… Elles se précisent, toutes très nettes, à présent… Ce sont de blêmes apparitions, aux regards angoissés, à la bouche ouverte, à la gorge sabrée… Oh !… les malheureux !… les malheureux !… Va-t-en, cauchemar horrible !… Non… je ne puis pas !…
Mais je devine : ces fantômes effrayants, c’est la pensée des victimes de Dick qui en cause l’apparition… J’ai trop entendu parler, tous ces derniers temps, du fameux assassin et de ses crimes. Mon imagination, sollicitée par ces ressouvenances, me sert ces images macabres. Il faudra que je signale cette particularité à Peterson et qu’il me prescrive quelque calmant.
28 juillet.
J’ai mandé Peterson ; d’après lui, mon interprétation était bien exacte : « On ne subit pas, m’a-t-il assuré, sans une fameuse secousse psychique une opération de ce genre… Mais, rassurez-vous, nous allons mettre bon ordre à cet ébranlement de vos centres nerveux. »
Il m’a proposé de m’hypnotiser séance tenante, à quoi j’ai consenti de grand cœur, m’abandonnant à lui bien volontiers. Sous son influence, j’ai dormi – assurément – et les visions se sont dissipées instantanément ; toutefois, à peine ai-je relevé les paupières sous son souffle et à son commandement, que j’ai retrouvé mes cruelles hallucinations…
« Une dose un peu forte de bromure pour compléter la médication, a dit le docteur, et vous en aurez fini avec ces sombres chimères… »
Dieu l’entende !
29 juillet.
Pris la potion : rien de changé. Mes yeux, dès qu’ils s’ouvrent, sont frappés par ces sujets d’épouvante… Les simples conceptions d’un cerveau fatigué peuvent-elles revêtir une pareille persistance avec une telle apparence de réalité ?… Il y a surtout là, à gauche, au premier plan, une fillette d’une douzaine d’années, inondée de sang, les mains crispées, les bras tendus vers un ennemi invisible, qui a une netteté étonnante et qui m’impressionne jusqu’à l’angoisse !…
Décidément, je vais sortir, essayer de me distraire. Le grand air, le mouvement de Broadway me calmeront peut-être…
Même jour, deux heures plus tard.
Horrible… plus que tout ce qu’on pourrait supposer !… Je suivais Broadway, quand, arrivé devant le magasin de W. Rudge, le libraire, la fantaisie m’a pris de regarder son étalage…
Il y avait là – j’ose à peine l’écrire… – une douzaine de photographies funèbres, des êtres à la gorge tranchée gisant sur des dalles de morgue… tous… je les ai reconnus, tous… c’étaient mes spectres… tous, y compris la pâle petite fille… Au-dessous des portraits, un cartouche avec ces mots : « Les dernières victimes de Dick Taylor… » Je ne comprends plus : ma raison sombre devant cette énigme !… Quel rôle a pu jouer mon imagination surexcitée ?… Comment expliquer que mon cerveau ait pu me représenter si exactement des créatures que jamais, jamais, je n’avais vues, jusqu’à ce jour ?
30 juillet.
J’ai fait venir, ce matin, en consultation Peterson et ses éminents collègues Rodolphus Werpool, Emilian Duffy, Archibald Deep. J’ai nettement exposé à ces messieurs l’horreur de ma situation… Ils ont un peu réfléchi, longuement discuté ; j’ai relevé quelques expressions : neurasthénie, ictus cérébral, congestion par impressions sensitives excessives, réflexes lumineux… Ils m’ont prodigué de rassurantes affirmations, prescrit des antispasmodiques, l’hydrothérapie, et sont partis, en me promettant une guérison immanquable. Je les ai reconduits jusqu’à la porte que j’ai feint de refermer après leur sortie ; puis, sans bruit, je me suis replacé sur le palier, tendant l’oreille pour ne rien perdre des propos qu’ils pourraient échanger. J’ai seulement saisi cette fin de phrase prononcée par Rodolphus Werpool : « … très probablement, à moins – et ce serait un cas unique et bien intéressant — qu’il ne s’agisse d’une vérification clinique de ces phénomènes étranges baptisés optographes… »
Ils franchissaient le seuil de l’hôtel : la réponse de Deep ne m’est parvenue qu’à l’état de bourdonnement confus…
Optographe !… que veut dire ce terme scientifique ?… j’interrogerai Peterson… Bah !… il ne voudra pas m’éclairer. Oh !… encore ces corps pantelants !… Arrière !… arrière !… arrière !… Optographe !… à tout prix, il faut que je sache…
Même jour, 6 heures du soir.
Je sais !!! mes hypothèses n’étaient rien à côté de la réalité… Je me suis rendu, dès midi, à la bibliothèque de la Medical University… Le bibliothécaire n’a pu me fournir aucune indication ; alors, je me suis mis à fouiller fiévreusement des revues, des dictionnaires, des encyclopédies… sûr que le mot mystérieux, perdu au milieu de milliers d’autres, me sauterait aux yeux, par une sorte de puissance occulte…
En effet, après quatre heures d’efforts, je suis tombé sur une brochure portant ce titre : Vorlaüfige Mittheilung über optographische Versuche. Zweite Mittheilung über Optographie… (1877) et j’ai dévoré, à même, le texte allemand ; je l’ai condensé en une note que j’ai lue et relue plus de trente fois déjà… La voici :
« Un savant berlinois a constaté en 1876 que la rétine, d’un rouge pourpre quand l’animal est maintenu dans l’obscurité, se décolore après une exposition de durée convenable à la lumière intense du jour… Un de ses confrères a été conduit par ce fait à penser qu’il n’était pas impossible de fixer sur la rétine l’image des objets qu’un animal aurait vus avant sa mort. Il a parfaitement réussi. Comme l’immersion dans une solution alunée rend le pourpre rétinien inaltérable à la lumière, le fixe en un mot, ces deux auteurs ont pu, après avoir placé un animal (grenouille ou lapin) devant une fenêtre vivement éclairée, en sacrifiant aussitôt après l’animal, et immergeant le globe oculaire dans l’alun, obtenir des rétines qui donnaient une véritable épreuve photographique (rouge) de l’image de la fenêtre… Ils ont donné à ces impressions le nom d’optographes. Certains écrivains ont ensuite prétendu, sans vérification jusqu’ici, que sur la rétine d’un assassiné on retrouverait de même, en s’y prenant assez tôt et assez délicatement, l’effigie du meurtrier. »
Eh bien !… est-ce assez clair, Edwin Burns ? Cette fois, l’opération s’est effectuée en sens inverse. À la seconde suprême, Dick Taylor a revécu rapidement ses derniers crimes ; distinctement, au fond de ses yeux dilatés par la terreur, se sont imprimés les traits, les attitudes des créatures par lui saignées et dont in extremis – le gardien de la prison vient de me révéler ce détail – le gouverneur lui tendait encore les portraits… La décharge électrique, en suspendant pensées, sensations, existence, a été le fixateur de ces effroyables épreuves, à moins que les solutions antiseptiques de Peterson n’aient rapidement agi elles-mêmes à la façon du bain d’alun ! et les yeux de Dick, les miens, oh ! désespoir !… ces globes auxquels mon sang a continué la vie, ces yeux me présenteront toujours, toujours, les hideuses photographies, l’optographe affolant qu’ils enchâssent, conservent, éternisent !… Rien, plus rien n’effacera cette vision : ce n’est point une chimère, une illusion, une hallucination, mais la conséquence d’un fait physico-chimique, une impression matérielle, et si quelques-uns de mes cônes rétiniens échappés à ce fixage, revivifiés, rechargés de pourpre (pour parler le langage du livre révélateur), me permettent parfois de percevoir les images actuelles, l’autre vue, le substratum, l’indélébile cliché, l’épouvantement n’en subsiste pas moins au-dessous, à côté, que sais-je ?… inscrit à perpétuité… Ce soir, demain, dans un an, dans dix, dans vingt années, les victimes de Dick seront encore dans l’intime profondeur de ses yeux, des miens !…
La folie, la folie me gagne à cette idée ! Vivre ainsi, est-ce vivre ?… Indéfiniment se débattre contre une obsession à ce point sinistre, est-ce dans la mesure des forces d’un homme ? Non ! non ! certes non ! Ah ! Peterson, quel mal vous m’avez fait ! Le ciel vous pardonne !…
III
Extrait du New York Star (n° du 31 juillet, édition du soir) :
On a trouvé, ce matin, dans son cabinet de travail, le crâne fracassé, et tenant dans sa main rigide un revolver, l’honorable banquier Edwin Burns. Le défunt avait tout récemment subi, avec un succès complet, la hardie opération imaginée par l’éminent Dr Peterson. Nous en avions, à ce moment, publié les détails originaux. On était loin de pressentir un événement aussi douloureux que peut seul expliquer un détraquement intellectuel occasionné sûrement par une joie trop forte. Il est aisé de comprendre l’intensité des sentiments d’un aveugle recouvrant l’intégrité de la vision… Les amis et les médecins de feu Burns avaient bien remarqué, ces derniers jours, de légers indices de déséquilibration ; de là à prévoir ce funeste dénouement, il y avait pourtant tout un monde…
Sur un guéridon bien en vue, à côté d’une note cachetée destinée au praticien Peterson, s’étalait le testament du défunt, biffé, raturé, indéchiffrable, et qu’il avait, à la suprême minute, résumé en cet article unique :
« Je lègue toute ma fortune aux aveugles des États-Unis d’Amérique… » Au-dessous, d’une main tremblante, Edwin Burns avait ajouté cette phrase, jurant avec sa cure et sa dernière volonté, et prouvant à l’évidence sa soudaine folie :
« Bénies soient les ténèbres ! »
–––––
(Ch. Ségard, in Revue politique et littéraire, revue Bleue, quatrième série, tome II, n° 8, 25 août 1894 ; Victor Brauner, « Autoportrait, » huile sur bois, c. 1930-1935)