CHAPITRE X

 
 

Quand Kjoès se réveilla, les ténèbres s’étaient dissipées. Durant quelques secondes, le jeune homme demeura étourdi comme on l’est parfois au sortir d’un rêve, alors que l’esprit dérouté cherche confusément la vérité parmi tant de visions vaines qui l’obsèdent encore. Enfin, il aperçut, gisant à ses pieds, le cadavre du monstre ennemi. Il reposait sur le flanc, singulièrement aplati, rapetissé de moitié, dépouillé de tout prestige. Ses yeux vitreux saillaient hors des orbites ; de sa gueule aux crocs éblouissants, sortait une langue énorme et tuméfiée. Immédiatement, le souvenir du combat nocturne se dressa dans la mémoire de Kjoès et l’ivresse de la victoire l’emplit à nouveau d’enthousiasme. Il regarda autour de lui, sans crainte ; la campagne domptée lui souriait, tous les objets naguère travestis par l’ombre en adversaires redoutables apparaissaient maintenant dans leur innocente candeur.

Bien que ses yeux n’eussent jamais rien vu de semblable, le moderne citoyen d’Ipse n’était pas étonné. Il reconnaissait d’instinct, à ses côtés, des plantes, des arbres, des fleurs appartenant aux espèces végétales qui croissaient librement sur tout le sol de la planète, aux premiers âges de la création. Pour une raison inconnue, le Domaine des Maîtres a échappé à la stérilisation générale réalisée par les hygiénistes bien avant le début de l’ère actuelle.

Le calme surprenant du matin imprégnait toutes choses d’une clarté paisible. Kjoès fut frappé d’admiration par la douceur ineffable de ce rayonnement. C’est une lumière que ne saurait qualifier aucune épithète applicable à des propriétés physiques ; pour essayer d’en faire comprendre la nature, il faudrait sans doute l’associer à certaines idées étrangères au domaine matériel : la jeunesse, le commencement, l’espérance, l’amour, l’innocence, l’allégresse, l’harmonie, la concorde universelle…

En même temps que l’ombre, l’horrible silence, qui est l’obscurité de l’oreille, avait pris fin. Un immense concert de voix inconnues animait l’atmosphère, les arbres, les buissons, l’herbe. De toutes parts, mille vies actives s’éveillaient dans la joie.

D’un long regard circulaire, Kjoès prit connaissance de l’espace environnant. Des brumes légères, d’une inconcevable ténuité, enveloppaient les arrière-plans du décor. Un soleil tout jeune, éclos à ras de terre, passait dans le tamis des branches ses rayons dorés, visibles dans l’air comme des traits de pinceau. La terre, l’herbe, les fleurs, on ne sait quoi encore, exhalaient un bouquet d’effluves vivifiants.

De petites existences ailées jaillissaient soudain, traits de feu aussitôt dissous dans l’espace, note bourdonnante fugitivement émise dans la symphonie universelle. Avec une prodigalité insensée, un arbuste au feuillage délicat mêlait à l’azur indicible du ciel le vert précieusement tendre de ses frondaisons. Touchée par la grâce d’un rayon solaire, une humble goutte d’eau, retenue à la pointe d’un brin d’herbe, résumait en une vibration éperdue tout ce que l’on peut connaître, en ce monde, de la lumière.

Longuement, l’homme des villes closes accueillit par tous ses organes la révélation d’une félicité nouvelle.

Faible rejeton d’une race épuisée, il sentait pénétrer en lui les forces tranquilles de la nature. L’erreur formidable de l’humanité, égarée dans une fausse direction, lui apparut subitement, d’une façon évidente. Pourquoi avoir si laborieusement demandé à des procédés compliqués un plaisir artificiel quand il suffisait de vivre simplement, en plein air, en plein soleil, parmi les plantes et les bêtes, pour éprouver ce bonheur sans égal ?

Une autre certitude s’imposa à son esprit : la trahison des Vieux. Ceux-là savent ! Ils ont retrouvé la bonne voie et c’est par égoïsme, par orgueil, qu’ils conservent pour eux seuls une aussi merveilleuse découverte, tandis que les autres hommes croient encore naïvement à leur abnégation. Le ressentiment qu’il avait voué à ces fourbes tout-puissants s’accrut encore.

Délivré de la peur, il s’était mis en marche droit devant lui, laissant au hasard le soin de le diriger. Bientôt, il fut hors de la région boisée qui avait abrité son sommeil. Rempli d’un singulier sentiment de sécurité, il foulait hardiment les pentes d’un paysage herbeux et mouvementé, s’arrêtant fréquemment pour examiner avec intérêt un arbre, une fleur, un oiseau. La vue d’une colonie d’insectes affairés à d’incompréhensibles besognes le jeta dans un labyrinthe de conjectures.

Au détour d’un boqueteau, dans une prairie, il aperçut plusieurs animaux de forte taille, infiniment plus puissants que son adversaire de la nuit. Énormes, le ventre curieusement ballonné, ils appuyaient leur masse écrasante sur quatre jambes dépourvues de pieds. Deux armes aiguës, férocement recourbées, garnissaient leur crâne d’un double épieu. Kjoès s’était jeté derrière le tronc d’un arbre. Avec une curiosité mêlée d’effroi, il observait ces représentants attardés d’une faune disparue ; ce n’est qu’après les avoir vus, durant de longues minutes, tondre le gazon avec leurs dents, d’un mouvement sage, lent et méthodique, qu’il commença de comprendre que, malgré leurs dimensions gigantesques, ces créatures n’étaient pas autrement malfaisantes. Lorsque, rassuré, il abandonna enfin son abri, l’un des monstres fixa sur lui de gros yeux frangés de cils, le considéra sans hostilité, puis se remit à brouter.

Ayant marché encore pendant quelque temps, Kjoès ne tarda pas à sentir, dans son estomac, les premiers tiraillements de la faim. À ce rappel de la réalité, il regretta fort de ne pas avoir emporté de vivres à son départ d’Ipse et comprit combien il avait agi légèrement en se lançant ainsi à l’aventure. Comment pourrait-il subsister, s’orienter et retrouver la trace d’Éhio dans cette contrée mystérieuse où tout lui était étranger ?

Pourtant, il continuait d’avancer, foulant tour à tour l’herbe des prairies et une terre molle portant visiblement la trace du travail humain. Bientôt se présenta sous ses pas une espèce de chaussée fixe et grossièrement nivelée. Il la suivit durant quelques minutes, puis se trouva en présence d’un curieux édifice, malpropre, mal construit et infiniment plus exigu que tout ce qu’il lui avait été donné de voir jusque-là en fait d’habitation, même à Tchipol. Les murs, faits de pierres grossièrement assemblées, étaient percés, assez irrégulièrement, de baies étroites aux vitres verdies. Un toit en pente couvrait le tout.

Lorsque Kjoès se fut suffisamment rapproché, il distingua, devant l’étrange demeure, dans une espèce d’enclos, deux êtres humains, deux parodies d’êtres humains ! Couverts d’habits extravagants, la taille courbée, les épaules rondes, gourds et pesants, ils semblaient appartenir à une espèce infiniment plus arriérée que les Gouls ou les Esquimaux. Leur visage ridé, tanné par le soleil et l’air brut, reflétait une expression de résignation morne assez semblable à celle que montraient tout à l’heure, dans leur pré, les animaux brouteurs.

À certains indices, Kjoès crut deviner qu’il se trouvait en présence d’un couple, l’homme, de stature un peu plus élevée, se distinguant de la femme par un poil rude végétant autour de sa bouche et sur ses joues : la barbe des mâles primitifs.

Une longue hésitation retint le fugitif au bord du chemin, derrière le buisson où il s’était réfugié. Devait-il signaler sa présence à ces êtres sauvages ? Comment serait-il accueilli ?… À la vérité, ces pauvres hères ne semblaient guère redoutables. Kjoès se rappela les Gouls d’Herraë, que chacun traitait avec défiance et qui s’étaient montrés envers lui affectueux et serviables. Sans doute ceux-ci étaient-ils pareillement inoffensifs. Au surplus, il ne pouvait espérer vivre dans l’Île sans le secours de ses semblables ; déjà la faim le tenaillait. Délibérément, il prit son parti.

« Amis, dit-il en s’avançant vers les inconnus, je suis un voyageur égaré ; ayez la bonté de m’indiquer comment je pourrais me procurer quelque nourriture. »

Les deux êtres ne répondirent pas. On pouvait lire, dans leurs yeux, un étonnement sans bornes, mêlé d’une crainte vague.

Le silence se prolongea. Croyant n’avoir pas été entendu, Kjoès répéta sa demande. Toujours sans lui répondre, l’homme et la femme semblèrent se concerter à voix basse ; à l’issue de ce colloque, la femme, saisissant Kjoès par le bras, le fit entrer avec elle dans la maison. L’homme resta dehors.

Jamais personne, à Ipse, n’eût imaginé une habitation aussi fruste. La pièce où le jeune homme venait d’être introduit était assez vaste, mais affreusement sombre et malpropre. Les murs, primitivement blancs, portaient en maints endroits des taches et des noircissures répugnantes. Posée sur l’aire mal aplanie, une table, des sièges, des outils et divers meubles d’usage inconnu occupaient une partie de la place.

Obstinément muette, l’hôtesse fit asseoir Kjoès, puis posa devant lui, sur la table, des mets dont il ne put déterminer la nature. Malgré la répugnance que lui causait cette nourriture insolite, il mangea, soucieux de réparer ses forces. En même temps que les aliments solides, la femme avait apporté un gobelet en verre grossier et un flacon renfermant un liquide d’un rouge violacé : telle était sans doute la boisson habituelle du pays. Kjoès goûta : c’était âcre de goût et d’odeur ; pourtant, une singulière chaleur pénétrait dans l’estomac en même temps que ce breuvage. Kjoès remarqua d’autre part combien peu l’étrange mixture désaltérait celui qui la buvait ; il en avala plusieurs gobelets coup sur coup sans parvenir à étancher sa soif.

Ce repas extraordinaire produisait d’ailleurs sur lui un singulier effet. À mesure qu’il se restaurait, un poids agréable, localisé aux environs de l’abdomen, le posait plus confortablement sur le sol. Un optimisme heureux envahit son esprit. Il voulut parler de nouveau à la femme et s’aperçut qu’elle avait disparu. Alors, il se leva, marcha de long en large dans la pièce, en s’arrêtant fréquemment devant les objets qui s’y trouvaient pour les considérer d’un air à la fois entendu et satisfait.

Quand il voulut sortir, il constata que la porte avait été refermée sur lui du dehors. Sans attacher grande importance à ce fait, il se rassit, essaya de coordonner ses idées et s’endormit la tête sur la table.

Un bruit confus l’éveilla. La porte s’ouvrait, livrant passage à une troupe d’hommes parmi lesquels se trouvait le maître de la maison ; avant que Kjoès eût esquissé un geste de défense, tous s’étaient jetés sur lui. En un instant, il fut terrassé puis étroitement garrotté. Deux des assaillants le chargèrent alors sur leurs épaules pour le transporter, tel un paquet, à l’intérieur d’une sorte de véhicule qui stationnait devant la porte. Presque aussitôt, il se sentit emporter rapidement à travers la campagne.
 

(À suivre)

 
 

 

–––––

 
 

(in Paris-Soir, quatrième année, n° 860 et 861, vendredi 12 et samedi 13 février 1926)