Académie des Sciences de Blagh-sur-Niger

 

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MESDAMES, MESSIEURS,
 

Tous les érudits du centre africain qui n’ont pu assister aux conférences de l’éminent explorateur Godhel, sur les déserts glacés séparés du monde civilisé par les lacs méditerranéens, nous sauront gré de leur en donner quelques extraits.

La séance du 1er avril 4913 a été des plus intéressantes ; une fois de plus, elle a prouvé que les traditions populaires précédaient souvent les dogmes officiels. En effet, toutes les découvertes actuelles faites en notre continent et le cercle polaire prouvent que les légendes, faisant de ces régions désolées des pays florissants, reposent sur un fond de vérité.

Il y a 3000 ans ces terres stériles, sans eaux, sans arbres, étaient fertiles, couvertes de forêts ; des fleuves coulaient dans ces vallées de sable où quelques ruisseaux vaseux essaient de se frayer passage !…

Bien plus, non seulement cette terre était habitable, mais elle était habitée ; malgré l’émiettement produit par les siècles, l’envahissement des glaces et le linceul des sables, on y a retrouvé des traces de villes.

Plusieurs des titres honorifiques des évêques in partibus : Paris, Lyon, Bordeaux, Rouen, se rattachaient à ces latitudes et correspondaient certainement à d’importantes agglomérations de cet empire – car, parmi les êtres mythologiques ayant été censés régner sur ces déserts, un seul paraît indiscutable : Naph-Oléon (que d’autres érudits nomment Bon-Parth), et il portait le titre d’empereur.

Les découvertes de notre illustre Godhel permettent d’affirmer que le torrent boueux appelé Seine par les tribus sauvages fut primitivement un fleuve comparable à notre Niger. Sans en être absolument certains, les explorateurs pensent que les ruines rencontrées à moitié de son parcours ont appartenu à la fantastique cité nommée par les poètes PARIS (palais du rire, de la joie)… si toutefois cette ville a vraiment existé.

Il ne peut s’agir que d’un peuple où le polythéisme régnait en maître, car on a retrouvé sous le sable et la boue un nombre incalculable de statues ; là où il n’y a plus que des tribus errantes, on en retrouve qui sont travaillées avec un art déconcertant. Elles sont parfois réunies en un amas considérable : ruines de temples, probablement, car il serait bien invraisemblable que ces races primitives aient connu les musées. Ces statues représentent sans doute des dieux et des souverains, et leur costume peut nous donner des renseignements précieux sur ceux que portaient les peuples de ces vagues régions qu’on appelait jadis l’Europe. En général, ce costume est plus que sommaire : preuve que le climat était beaucoup plus tempéré que de nos jours. Un buste retrouvé quantité de fois représente une forte nourrice avec un petit bonnet en arrière, une couronne de laurier et une auréole de rayons, avec sur le socle deux signes fatidiques : R. F. Ce devait être une divinité populaire : la terre nourricière, reine et féconde. Une autre divinité était un aigle, sorte d’oiseau dont la race n’existe plus et dont le symbole nous échappe.

On peut diviser ces témoins d’un monde disparu en trois sortes : la première catégorie comprend des êtres à face humaine engoncés dans une carapace d’étoffe entourant les bras, le corps, les jambes, avec un nœud au cou retenant un carcan : ils sont si laids que l’opinion générale en a fait de mauvais génies ; la seconde drape ses dieux dans de vastes manteaux ; enfin la troisième, fort nombreuse, comprend les statues dont l’absence de costume n’a rien d’étonnant chez un peuple sauvage ; c’est dans ce groupe qu’il faut chercher les grands hommes de la nation…

Mais n’y a-t-il pas une étrange anomalie de voir ces barbares se passer de chemises plutôt que d’objets d’art ?

Non seulement ce peuple primitif possédait des sculpteurs remarquables, mais encore il connaissait, le croirait-on ? l’écriture !… On a pu retrouver les éléments de la langue qu’il parlait, grâce à d’anciens documents dahoméens ; les caractères d’écriture de ces ancêtres différaient peu de ceux encore en usage au Nord de notre continent africain. Cela a permis de déchiffrer un grand nombre d’inscriptions funéraires donnant une haute idée de leur moralité : tous étaient bons époux et bons pères !…

La ville retrouvée par l’explorateur, et dont les hauts amas de décombres ont fait longtemps croire à des moraines, offre au touriste l’aspect de ravins réguliers, se croisant à angles droits, qui furent des rues dont les hautes maisons se sont écroulées !… Çà et là se découvrent des pierres taillées, et même sculptées, ainsi que des débris informes de métaux rouillés et tordus.

Au cours des dernières explorations, on a découvert l’entrée d’une excavation assez large conduisant, par des escaliers presque intacts, aux murs encore recouverts de véritables plaques d’émail, à plusieurs étages de longues et larges galeries souterraines bordées de hauts trottoirs.

Devant cet ouvrage de géants, certains savants ont émis l’hypothèse que l’inclémence du climat devait forcer les habitants à vivre sous terre une partie de l’année : c’était leur ville d’hiver.

On ne peut qu’engager la Société des Sciences Sud-africaine à continuer une campagne de fouilles aussi fructueuses. Peut être arrivera-t-on à retrouver en ce pays, sans routes ni voies fluviales, quels moyens de communication ont donné naissance aux légendes des indigènes : dragons nourris de feu, dans l’estomac desquels on se mettait pour voyager, bateaux en fer se dirigeant sans voiles ni rames, enfin ces « lueurs mobiles » dont leurs cartes sont remplies et qui permettaient aux curieux d’il y a 3.000 ans de voyager en l’air. Certes, ce sont des fables… mais peut-être cachent-elles une civilisation disparue ?

Après les découvertes proprement dites, que de traditions recueillies là-bas !… On en retrouve sous toutes les huttes, des bords marécageux du lac méditerranéen à la banquise, et malgré soi on cherche à reconstituer l’histoire disparue.

Les peuplades errantes racontent que ce désert était jadis un pays très riche, très fertile, avec des artisans, des laboureurs, des guerriers. Tous ces gens étaient bons, ne croyaient pas au mal, et se fiaient aveuglément aux belles paroles de leurs prophètes.

À quoi bon les prisons et les juges ? Les coupables n’étaient-ils pas assez punis par leurs remords ?… On gracia les assassins, on supprima les bourreaux, on ouvrit les prisons. On défendit même aux honnêtes gens de porter les armes pour leur éviter la tentation de se faire justice eux-mêmes. Enfin, comme ces utopistes ne voulaient plus de guerres meurtrières, on licencia l’armée.

On voulut aller plus loin ; la fortune insultant la misère, l’État fut déclaré seul héritier. À cette suppression du patrimoine, les laboureurs répondirent en laissant leurs champs en friche, les ouvriers en quittant leurs établis, les usines, auxquelles leurs patrons ne s’intéressaient plus, périclitèrent et firent faillite. Paysans, ouvriers, soldats licenciés, juges sans cause prirent le genre de vie des assassins et des voleurs, le seul qui, sans aucun risque, rapportât encore quelque chose… Les crimes les plus ignobles furent glorifiés et ces aimables gens se massacrèrent les uns les autres au nom de la solidarité. On coupa les bois, on nivela les terres, chacun prit à tâche de piller et brûler la maison de son voisin, si bien qu’il ne resta bientôt ni bois ni maisons.

Une fois les forêts coupées et vendues, les cours d’eau tarirent, les sources se desséchèrent, les cyclones ravagèrent les terres et comblèrent le lit des fleuves.

Alors vinrent les invasions, et nul ne put s’y opposer puisqu’il n’y avait plus d’armée… Les trésors des vaincus furent emportés à pleins charriots. Nulle autorité ne se faisant plus sentir, çà et là des clans se formèrent, mais ils eurent peu de durée ; le pays sans industrie, sans commerce, sans sûreté, se dépeupla de plus en plus ; les fleuves s’ensablèrent tandis que, lentement, la banquise avançait et que la mer intérieure, qui séparait jadis l’Afrique de l’Europe, se comblait peu à peu pour former les lacs actuels.

Il y a certainement un fond de vérité sous ces légendes, et si la stérilité et le climat redoutable de ces régions désolées rendent le voyageur incrédule, c’est qu’il oublie combien les conditions de vie peuvent changer en trois mille ans.

D’abord, les géologues sont d’accord pour assurer que nombre des plaines de sable étaient encore sous les eaux, que la température y était plus douce – on y cultivait la vigne et le blé ! Le courant chaud qui part du golfe du Mexique et rend si délicieux les climats du royaume de Baffrie et de l’empire groenlandais passait dans ce temps-là non loin des côtes européennes.

Ensuite, toute la région centrale, absolument inhabitable par sa nature volcanique, ses explosions de gaz irrespirable, de geysers bouillants et de lave enflammée, avec ses deux cents volcans en activité, n’est dans cet état que depuis une époque relativement récente.

Voici la légende recueillie par M. Godhel dans la région habitée par la peuplade lyonnaise (nom très ancien, car il indique que cette tribu chassait le lion, animal disparu depuis plus de 2.000 ans, qu’on retrouve sur d’anciennes sculptures).

Au début du XXe siècle, cette fournaise était un verdoyant pays montagneux, habité par une race à part d’êtres mixtes, ni hommes ni femmes, sorte de demi-dieux qu’on appelait des Auvergnats.

Seulement, on disait que, sous ces montagnes, les génies du feu dormaient depuis le commencement du monde.

Ils se réveillèrent un beau jour ; en bâillant, ils firent sortir des montagnes des vapeurs brûlantes ; les forêts prirent feu par la base, le sol devint un brasier et les maisons s’enflammèrent. En puisant de l’eau pour les éteindre, les Auvergnats se brûlèrent les doigts, car elle était bouillante ; enfin, un tremblement de terre ébranla le pays et, de chaque sommet, dans une gerbe de flammes, sortit le génie du feu qui y a élu domicile depuis ce temps-là.

Nous clorons, par cette légende, une conférence trop longue déjà… On ne peut cependant se défendre d’une certaine tristesse en se disant que les solitudes européennes eurent jadis une civilisation presque égale à la nôtre et que, de tout cela, il ne reste rien…

Et l’on se demande, malgré soi, ce qui pourra bien rester dans trente siècles, de notre admirable civilisation du centre africain qui dispute à celle de la Polynésie le sceptre des Arts et de la Science.

Faut-il en conclure que, cette maîtrise du monde, d’autres peuples l’auront après nous ?…

Hélas !…
 

Pour copie conforme,

G. DE MONTMÉRIL.
 
 

 

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(G. de Montméril, in La Brise, revue littéraire, treizième année, juin 1913 ; gravure de Gustave Doré, « La Chute de Babylone, vision de Saint-Jean, » 1866)