Nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs cette grande nouvelle inédite de M. Marcel Roland, le jeune écrivain à qui vient d’être attribué, la semaine dernière, LE PRIX EXCELSIOR de 6.000 francs pour son roman La Conquête d’Anthar, une épopée des guerres futures. M. Marcel Roland s’est fait une spécialité des sujets où la science se mêle à la littérature.
 
 

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I

 

Moi, William Masters, professeur de physique et de sciences naturelles au Lycée d’Alexandrie, j’entreprends ici de conter l’histoire extraordinaire et véridique de la grande comète qui balaya de sa queue, l’an 1917 de l’ère chrétienne et le 11 juin, la surface de la planète Terre.

Je ne voudrais point qu’on pût m’accuser, au seuil de ce récit, de me décerner un stupide laurier et d’être poussé par une fatuité basse et vaine. Le caractère d’un libre citoyen du Royaume-Uni est au-dessus de telles suspicions. Néanmoins je suis bien obligé de déclarer – et ceci n’est que vérité pure, comme on le verra par la suite – que si je n’ai pas succombé à l’implacable fléau, c’est grâce à ma sagacité doublée d’une incontestable énergie. On aura bientôt la preuve que ces mots ne sont pas écrits ici au hasard, qu’ils ont leur raison d’être, et que, dût-on m’en louer ou m’en haïr, je fus, en ces circonstances historiques, réellement sagace et énergique, je ne crains pas de le répéter.
 

*

 

À vrai dire, ce n’était point la première fois que l’apparition d’une comète et son approche de la Terre provoquaient chez les hommes une émotion générale. Ces longues traînées de feu, il semblait que si le globe obscur où nous roulons dans l’espace arrivait à les rencontrer, il dût en résulter des catastrophes, ou tout au moins des accidents très graves.

Abstraction faite des racontars d’ordre purement superstitieux, suivant lesquels les comètes étaient des messagères envoyées par Dieu pour annoncer aux hommes de nombreuses calamités, on s’imaginait couramment qu’elles offraient des dangers matériels, soit par leur masse, soit par leur composition. Des physiciens notoires étaient de cet avis. Mais quand la Terre eut plusieurs fois croisé sur son chemin céleste de ces astres errants, et quand on eut constaté que nul dommage ne s’en était suivi, les préjugés commencèrent à s’effriter peu à peu, dans le public comme chez les privilégiés qui font profession de science. Ce fut ainsi qu’en l’an 1910, par exemple, nous nous trouvâmes plongés, au matin du 18 mai, dans la queue de la comète de Halley, queue qui ne mesurait pas moins de 25 millions de kilomètres de longueur. Les astronomes appréhendaient vivement le passage de la Terre dans cette chevelure, formée – selon leurs analyses les plus exactes – d’un gaz meurtrier par excellence : le cyanogène. Or, le seul résultat appréciable ne s’adressa qu’aux yeux des humains, et ce fut un splendide lever de soleil, au matin du jour où notre race était condamnée à disparaître.

Cette aventure porta le dernier coup aux craintes encore subsistantes. On proclama officiellement que les comètes étaient des « riens visibles, » et qu’en acceptant l’hypothèse qu’elles fussent constituées par de la matière nuisible à l’homme, par des gaz de nature à modifier notre atmosphère et à la rendre irrespirable, ou même par des particules solides, tout cela n’était pas assez condensé pour qu’on en pût prendre souci.

Des « riens visibles, » telles étaient les comètes.
 

*

 

Ce fut dans ces conditions que, vers le mois de février 1917, les divers observatoires éparpillés dans l’univers annoncèrent une nouvelle comète en vue de la Terre. Aussitôt, comme il est d’usage, on dressa un état-civil à la nouveau-née. Après lui avoir donné plusieurs noms contradictoires, l’avoir désignée par des chiffres et des lettres de l’alphabet grec, on constata qu’elle était déjà classée, que c’était une vieille connaissance. Une très vieille connaissance, en vérité. Sa dernière visite remontait en effet à l’an 1325, sous le règne d’Édouard II d’Angleterre, ainsi qu’en fait foi un fort beau poème de Cocco d’Ascoli, rimeur et philosophe florentin, qui fut brûlé l’année suivante par le Saint-Office, pour hérésie. Auparavant, on l’avait encore observée sous Charles Martel, et aussi au début du premier siècle de l’ère chrétienne, comme l’établissait une inscription découverte sur le mur de l’atrium d’une maison de Pompéi, demeure d’un très docte et très riche observateur d’astres, nommé Valentinus Fulgor.

Or cette comète, dite comète Stark, devait, le 11 juin suivant, passer exactement entre le Soleil et la Terre ; à cette date, sa queue, d’une longueur de 18 millions de lieues, viendrait balayer notre planète comme un immense pinceau de lumière, l’englober pendant quelques heures, et, somme toute, rééditer pour les hommes le beau spectacle du 18 mai 1910.

La vénérable comète ne nous réservait pas autre chose : nul n’en doutait, et l’expérience des siècles était là pour étayer fortement cette conviction rassurante.

Ainsi qu’il est de mise en pareille occurrence, les blagueurs du monde entier, auteurs de revues, chansonniers de cafés-concerts, caricaturistes, humoristes de tous poils et de tous grades, s’en donnèrent à cœur joie. Ils firent plaisamment ressortir que la jeune personne en question n’avait pas trop vieilli depuis le règne d’Édouard II et que, pour une douairière de cet âge, ses cheveux étaient encore très blonds. D’autres proposaient gravement que, le matin du 11 juin, dès l’aube, lorsqu’elle opérerait son entrée solennelle dans l’atmosphère terrestre, chaque ville de l’Univers déléguât au-devant d’elle ses autorités constituées, avec fanfare, bannière et petites filles chargées de gerbes de fleurs et de compliments. Bref, la gaieté la plus franche ne cessa de se donner libre cours durant deux mois sur cet inépuisable sujet.

Cependant, vers cette époque (c’est-à-dire à la fin de mars, si mes souvenirs sont exacts), un savant allemand vint jeter une douche d’eau froide sur cette épidémie de facéties cométaires, par la simple annonce suivante :

« Les gaz dont est formée la comète Stark (cyanogène, hydrogène carboné, protoxyde d’azote) semblent exister à l’état de condensation très haute dans cet astre. Il n’y aurait aucune impossibilité, si étrange que cela pût paraître, à ce que non seulement le noyau, mais aussi la queue, offrissent une certaine solidité, due à cette condensation inusitée. Il s’agirait là d’un état particulier de la matière : l’état colloïdal, ainsi étendu aux milieux gazeux. Le passage de la Terre à travers une masse de cette nature serait exceptionnellement grave par ses conséquences. »

Il n’en fallut pas davantage pour éveiller des alarmes qu’on croyait à jamais endormies. La polémique qui s’engagea entre les corps savants ne rassura personne, l’humanité ayant eu le loisir d’apprendre à ses dépens que de la discussion n’a jamais jailli aucune lumière. Effectivement, quand les académies eurent disserté à foison sur le point de savoir si la comète annoncée était dangereuse ou non, elles se gardèrent bien de conclure, et le public ne fut pas mieux instruit qu’auparavant. Mais son siège était fait : dangereux ou inoffensif, l’astre ne trouverait pas les mortels sans défense contre sa malignité éventuelle. Loin d’appliquer le vieil adage : Dans le doute abstiens-toi, dans le doute on décida d’agir, et le défaut de certitude théorique poussa d’autant plus aux précautions pratiques.

Les gouvernements y aidèrent d’ailleurs. Subventionnée par eux, l’industrie privée put se consacrer à la préparation d’engins destinés à combattre la rigueur du fléau, s’il s’abattait sur la Terre. Ces engins consistaient essentiellement, suivant les conclusions d’un congrès international d’ingénieurs, en maisons de sûreté où la race humaine s’abriterait durant la phase critique. C’étaient des maisons ordinaires, mais rendues absolument étanches et imperméables aux gaz les plus subtils par différents travaux et garnies de tout ce qui serait nécessaire à la vie de leurs habitant pendant un mois et davantage. De même, les édifices publics furent convertis en « maisons de sûreté, » et l’on fabriqua en outre un nombre considérable de cubes en fer, énormes, percés de fenêtres et aménagés pour contenir chacun deux ou trois cents personnes.

Tous ces abris étaient munis d’appareils à oxygène perfectionnés pour le renouvellement de l’air, sans qu’il y eût besoin d’ouvrir à cet effet la plus mince porte au moindre atome de gaz asphyxiant. De telle sorte que, lorsque le jour critique arriverait, les millions d’êtres qui se targueraient de représenter l’expression supérieure du règne animal sur la Terre, pourraient, à juste titre, se prétendre garantis contre toute alerte.

Plusieurs jours avant la date marquée, beaucoup de gens commencèrent à s’enfermer. Sorte de contagion électrique parcourant notre sphère… Et quand se coucha le soleil du 10 juin, il n’y avait plus dehors, à la surface du vieux monde, que les bêtes ignorantes du terrible tournant qui allait, le lendemain, marquer le cours des âges : les hommes avaient disparu au fond de leurs casemates comme des lapins dans leurs terriers.
 

II

 

Ce fut sur cette éclipse générale de notre sphère que se leva l’aube du 11 juin 1917.

J’étais, comme je l’ai dit au début de ces pages, attaché en qualité de professeur au lycée d’Alexandrie. La maison que j’habitais, située un peu à l’écart de la ville, près d’un parc fort apprécié des citadins, ne m’avait pas semblé offrir une sécurité suffisante, et j’avais résolu de n’y pas rester. Je dois dire que, dès l’origine, je m’étais montré un partisan des moyens préventifs, convaincu que j’étais, dans mon for intérieur, de la probabilité d’une catastrophe. Il est facile de prétendre qu’on a prévu une chose après que cette chose est arrivée. Aussi je juge inutile de développer ici les raisons qui me dictaient cette appréciation pessimiste, dont les événements subséquents ne démontrèrent que trop la justesse. Il me suffira de dire que, sans m’en tenir aux rapports des savants, j’avais moi-même personnellement, d’abord par un goût ancien pour l’astronomie, ensuite par souci de mon propre sort, étudié la comète Stark. J’avais déduit de ces examens très soignés plusieurs enseignements sur lesquels je reviendrai et qui, on ne le niera pas, me furent profitables.

La première nécessité qui m’apparut fut donc de ne pas me fier aux « maisons de sûreté » du modèle courant. Mes ressources me permirent (j’en rends grâce au destin) de faire construire une cellule juste assez grande pour moi, et d’un alliage dont j’établis la formule. J’effectuai pour cela le voyage du Caire et m’adressai à une usine métallurgique où je tins à présider moi-même à la fusion de l’alliage en question. Des ouvriers le coulèrent sous mes yeux en plaques de 15 pouces anglais d’épaisseur. (1) Celles-ci furent ensuite expédiées à un industriel d’Alexandrie, qui les ajusta de la manière convenable.

Mes allures, à la vérité, intriguaient vivement les personnes qui se trouvaient mêlées à ces opérations ; mais j’avais déclaré mystérieusement au fondeur que les plaques étaient destinées à servir de plancher à un grand navire. Quant au fabricant qui les assembla, il ne connaissait point la formule du métal. De cette façon, chacun était ignorant d’un des éléments nécessaires à la reproduction de ma « maison de sûreté, » et j’étais certain que le secret serait gardé, pour l’excellente raison que je n’avais eu besoin de le confier à personne.

Ouvrons une parenthèse ici : les motifs d’un tel mystère ne peuvent guère être appréciés que de moi seul. Le principal était le suivant, et je pense qu’il contentera amplement tous ceux qui seraient tentés de me taxer de dureté de cœur vis-à-vis de mes semblables : les circonstances s’opposaient à ce que cette cellule de métal eût des dimensions supérieures à celles qu’on lui donna. J’avais déjà eu des peines énormes, dans le court délai qui m’était imparti, à rassembler juste assez de minerais indispensables à l’exécution de mon projet ; cette quantité restreinte m’obligeait à construire un cube relativement exigu, suffisant pour moi seul, mais trop petit pour recevoir même deux personnes. Sinon, il m’eût fallu diminuer l’épaisseur, calculée avec soin, des parois, ce qui était pure folie. Mieux aurait valu, dans ce cas, ne rien tenter ! La divulgation de mon secret dans un but humanitaire n’eût donc abouti qu’à me susciter des concurrences d’autant plus redoutables que je les savais d’avance stériles. Les possibilités matérielles, c’est-à-dire la quantité des minerais, ne permettant qu’à un seul être de réaliser mon idée, si je la révélais, je la tuais dans l’œuf, aussi bien pour moi que pour les autres.

Du reste, je ne connaissais personne au monde à qui m’intéresser assez pour lui offrir une place dans mon abri. Affecté au lycée d’Alexandrie depuis cinq ans, j’avais exécuté ce joli tour de force de n’être familier avec aucun de mes concitoyens de fortune. Je ne tiens pas à ces amitiés qui ne semblent profondes et indissolubles que pour se rompre à la première occasion. À la ville et alentour, je ne possédais que des « relations, » et m’en trouvais fort bien. Sur ce chapitre, de même que sur celui de l’amour, j’ai toujours été considéré un peu comme un original, un sauvage. Ces jugements ne sont pas faits pour me froisser : on sait ce qu’en vaut l’aune, comme disent les Français, et à quel point ils sont faciles à énoncer pour le bon prochain, tant hommes que femmes.

Je crois bien, à propos de ces dernières, n’avoir jamais aimé qu’une seule fois dans mon existence, mais alors je fus sérieusement pincé, comme disent encore les Français.

C’est dans les premiers temps de mon séjour à Alexandrie. J’avais vingt-quatre ans ; je débutais dans la carrière universitaire et aussi dans la vie, car toute ma jeunesse, jusqu’alors, avait été remplie par les études. Le hasard voulut que je rencontrasse, au cours des obligatoires visites de présentation, la femme d’un riche commerçant d’origine ottomane et de nationalité indécise, enrichi dans l’exportation des éponges et du corail. Il se nommait – mettons Kadjian – et sa compagne était bien la plus exquise créature que l’on pût rencontrer sous ce ciel divin de l’Égypte. Ils vivaient sur un pied de très large aisance, avec un nombreux personnel, en une vaste maison installée à l’européenne. Leur luxe offrait un bizarre mélange des mœurs orientales et des usages occidentaux. Pour sacrifier à la coutume qui exige qu’à Alexandrie comme ailleurs les dames de la bonne société ne sortent que voilées à la turque, Mme Kadjian (appelons-la, si vous voulez, Fizah) ne se montrait jamais hors de sa demeure sans être enveloppée du yabrah noir et de ces amples mousselines soyeuses d’où ne paraissent que les yeux peints et les doigts aux ongles teints de henné. Mais, chez elle, quand on la visitait, elle se laissait admirer dans toute la radieuse magnificence de son visage au regard de velours mordoré, à la peau chaude et brune, où les lèvres éclataient comme la chair d’une grenade, découvrant à l’intérieur les graines régulières des dents.

La suave gravité des filles d’Orient émanait d’elle et provoquait une indicible attirance, à laquelle d’ailleurs n’était pas étranger le charme réel de sa conversation. Tout de suite, je me sentis saisi, subjugué : j’eus le bonheur de ne pas paraître indifférent, et nous eûmes par la suite de nombreuses causeries où elle m’admettait seul, en tête à tête avec elle, dans le petit salon aux somptueuses soieries brodées qu’elle avait fait aménager à son usage. Elle avait beaucoup voyagé, savait mille choses, et vraiment ces entretiens me sont demeurés un souvenir d’une exceptionnelle douceur.

Après bien des hésitations, je me décidai à avouer à Fizah mon amour. Elle ne me repoussa ni ne m’encouragea, mais je compris que, tout en posant comme base rigoureuse à nos rapports que nous resterions dans les limites les plus strictes de l’amitié pure, elle consentait à me prendre pour le confident de son cœur. Elle me révéla les tristesses que cachait sa beauté tranquille : un mari infidèle, dur, travaillé par le démon du jeu, et gaspillant au tapis vert les bénéfices que lui donnaient ses affaires.

Combien de ces existences, pareilles à des objets d’art truqués dont la surface vernie, dorée, ne dissimule qu’une matière friable qui tombe en poussière au premier examen !

Je puis dire que cette pauvre femme m’aima alors de toute son âme, dans les conditions où son intransigeante honnêteté avait juré de se maintenir. Pour moi, je l’adorais d’autant plus que je la savais inaccessible, et j’étonnerai sans doute beaucoup de personnes sceptiques d’aujourd’hui en ajoutant que cette situation offre de grandes, de rares délices.
 

*

 

Aux vacances qui suivirent cette liaison avec Mme Kadjian, je partis voir ma famille en Angleterre. J’avais obtenu un congé de trois mois, et Fizah m’avait juré de m’écrire régulièrement durant cette longue séparation. Elle tint parole d’abord, puis ses lettres s’espacèrent sans que le ton s’en trouvât cependant modifié ; enfin, elles cessèrent brusquement, du jour au lendemain. Celles que j’adressai à partir de ce moment me furent retournées avec la mention : Inconnu. Dans la stupeur de ces faits inexplicables, affolé par cette espèce de suaire que la distance drape entre les choses et les êtres, je voulais sur-le-champ repartir pour Alexandrie (Il me restait encore près d’un mois à demeurer auprès des miens). Mais, par surcroît de malheur, le règlement d’importantes affaires de famille me retint deux mortelles semaines de plus, si bien que ce fut seulement à la rentrée des classes que je pus regagner mon poste et m’informer de mon amie.

J’appris alors que les Kadjian étaient ruinés, qu’ils avaient quitté la ville après avoir vendu leur maison, liquidé tout leur arriéré. On ignorait où ils étaient allés ! Cette catastrophe si inattendue, si rapide, me plongea dans un état voisin de la neurasthénie. Je fus obligé de me soigner sérieusement durant tout l’hiver de cette année-là, essayant de réagir contre le désespoir et de me persuader que je reverrais Fizah, que cette incomparable et unique amie n’était pas perdue pour toujours… Mais le temps s’écoulait sans apporter rien de nouveau à mes attentes.

Quatre années passèrent : certes, je n’avais pas oublié Fizah, mais son souvenir sommeillait maintenant à l’arrière-plan de ma mémoire, car le tourbillon de la vie impérieuse éloigne un peu de nous, jour par jour, heure par heure, les choses et les visages que nous avons laissés sur notre chemin.
 

III

 

Trois jours avant le 11 juin, c’est-à-dire le 9, mes dispositions étaient prises, et je m’enfermai dans ma cellule de métal. On l’avait apportée de chez le constructeur devant ma maison même. L’endroit était situé sur une éminence de rochers et de sable aux abords de la ville, et je pouvais contempler, à travers les massifs disques de verre enchâssés dans les parois de ma prison volontaire, le panorama d’Alexandrie se déroulant en contrebas. Mosquées sans nombre, palais khédivial, touffes de palmiers, terrasses des habitations indigènes, puis, sur un côté, le canal Mahmoudieh scintillant au soleil et parsemé de dahabehs, pareils, avec leur grêle mâture, à des insectes aux antennes dressées… Le lac Mariout était caché derrière un repli de terrain. Mais au fond, par-delà les champs de cotonniers, devant la mer dont l’indigo se mariait à celui du ciel et que piquaient des voiles claires, la plage de Ramleh – le magique San Stefano – groupait ses caravansérails à l’européenne, ses palaces-hôtels d’hiverneurs mondains, ses villas modernes, un cordon de bâtisses blanches, flambant dans la lumière, noyées d’une vibration chaude.

Plus près de moi, le jardin public planté à grand-peine au moyen de terre végétale apportée là, dressait ses palmiers, ses buissons de cactus d’un gris bleu, ses eucalyptus et ses lauriers-roses. Il était désert. Nul bruit n’arrivait à mon oreille. J’avais l’impression que tout ce paysage se mouvait dans un silence de mort. Mais l’épaisseur seule de mes murs étouffait pour moi les échos ordinaires de la vie. Peu d’agitation au surplus : la ville était plongé dans l’ensommeillement du milieu du jour, dans la torpeur des heures qui précèdent celles du Maghreb, où tout s’éveille. Rien n’aurait, au premier aspect, laissé supposer qu’une préoccupation inaccoutumée pesât sur la vieille cité égyptienne. Cependant, si mes yeux se reportaient de nouveau vers l’horizon, ils y distinguaient, entre les demeures pressées, aux places restées libres, de bizarres boîtes analogues à celle que j’habitais présentement. Déjà une importante fraction de la population s’y était réfugiée.

Le soir tomba. Quand les muezzins eurent clamé du haut des minarets leur cantilène, je pus assister, par la vitre scellée dans mon toit, à l’assombrissement graduel du firmament.

Alors, à l’extrême bord de l’horizon, au-dessus de la Méditerranée, j’aperçus la visiteuse tant redoutée : la comète. Elle avait l’apparence d’une faux couleur jaune paille, couchée la pointe en bas, plongeant dans les flots. Sa queue gigantesque couvrait derrière elle toute une portion du ciel. Visiblement dense et lourde, – ce qui confirmait l’hypothèse du savant allemand et la mienne, – elle masquait les étoiles.

Elle disparut vers neuf heures du soir, par suite de la rotation de la Terre, et je dormis pendant le reste de la nuit.

Je passai dans une inaction de plus en plus énervante les deux autres journées qui me séparaient du 11. Mes appareils, soigneusement réglés, fonctionnaient à merveille, m’alimentaient d’oxygène et absorbaient les résidus de ma respiration.

On trouvera peut-être étrange que je me fusse ainsi enfermé d’avance, et que j’eusse obligé les instruments à un travail prématuré. Je répondrai qu’à mes yeux il n’est point de petites précautions : les comètes sont des astres assez capricieux pour qu’on admette bien de leur part quelque inexactitude… Il en est de même des astronomes. Notre comète aurait pu couper l’orbite terrestre quelques heures avant le terme fixé, et je voulais être préparé à cette éventualité. Au surplus, mes appareils étaient faits pour fonctionner des mois sans inconvénients, c’est-à-dire beaucoup plus longtemps qu’il serait nécessaire, et j’avais une belle marge à ma disposition.

J’avais pris avec moi, dans la boîte de métal, mes objets les plus précieux : papiers, bijoux, argent. Une valise les abritait. Avec une chaise pour m’asseoir et une sorte de placard où se trouvaient les provisions de bouche et des vêtements de rechange, voilà à peu près tout ce que contenait la cellule, outre mon individu. C’est assez expliquer que je n’y étais guère à l’aise : en étendant les bras, je touchais chaque muraille de part et d’autre, et, entre ma tête et la paroi supérieure, il y avait à peine l’espace d’un pied.

Durant le jour, je souffris beaucoup de la chaleur, n’ayant point eu la sagesse de faire installer mon abri à l’ombre. Le soleil tapait durement sur les murailles métalliques, entre lesquelles j’étais réduit à l’état de rôti. À tel point que le 10, vers midi, n’y tenant plus, je m’assurai par les allées et venues de quelques personnes au loin, qu’il n’y avait rien de changé pour les vivants, et je sortis. Cette occasion me donna lieu de vérifier combien absolue était l’étanchéité de la cellule. La porte, faite du même métal que l’ensemble, était garnie de bourrelets de cuir et de caoutchouc qui pénétraient à frottement dur entre le battant et le chambranle. J’eus beaucoup de mal à la rouvrir et dus m’y reprendre à plusieurs fois, bien qu’elle roulât sur des billes et que je l’eusse fermée avec aisance. Sur le moment, je ne m’attachai pas à ce détail qui me parut simplement une preuve de l’hermétisme de mon compartiment.

Je me mis donc à l’ombre chez moi, dans la maison fraîche, riant un peu de l’exagération qui m’avait fait occuper mon abri si tôt d’avance. Mais vers le soir, comme le soleil s’inclinait lentement derrière les collines de l’horizon, je fus repris machinalement de mon besoin de sécurité, et réintégrai ma boîte.

C’était un soir pareil aux autres, et cependant il était étrange de songer que peut-être celui-là était le dernier que verraient les humains !… À l’heure accoutumée, la comète allongea silencieusement entre la mer et le ciel son yatagan de lumière. Et, frissonnant un peu, partagé entre l’inquiétude et l’assurance, j’attendis l’arrivée de ce 11 juin qui marquerait la mort ou la survivance du monde.

Ah ! j’étais bien certain qu’à cette heure les plaisantins n’avaient plus envie de rire, et que d’un bout de l’univers à l’autre, les railleurs d’hier s’entassaient avec le commun des mortels dans leurs taupinières improvisées.
 

*

 

La nuit s’écoula lentement.

Au dire des astronomes, l’orbite de la Terre et celle de la comète devaient se couper à 4 heures 20 minutes du matin.

L’aurore commença bientôt de semer ses lueurs confuses. L’instant décisif approchait… Je n’avais pas dormi ; une extraordinaire tension de mon système nerveux me tenait en éveil. Je surveillais avec une attention fébrile les instruments de précision dont la chambre était garnie : chronomètre, appareil à oxygène, thermomètre, baromètre et bien d’autres.

4 h. – Les teintes vermeilles du matin couvrirent l’Orient de leur éventail somptueux. Je regardai le lever du soleil, m’efforçant d’y trouver certaines des caractéristiques annoncées, mais je ne découvrais rien d’anormal. Ces rayons qui baignaient ma face à travers le verre épais représentaient l’habituelle splendeur des levers de soleil égyptiens.

Cependant, quelques instants plus tard, la clarté de l’astre radieux me sembla subir une bizarre modification. De rosée, elle devint rougeâtre, ensuite franchement rouge… Sans doute l’interposition de la masse cométaire commençait-elle. Ma montre à la main, de grosses gouttes de sueur aux tempes, je guettais l’envol des minutes… Mon cœur battait une charge convulsive… Le moment n’était pas encore venu et déjà me tenaillait la conviction absolue que c’étaient bien les gaz délétères qui produisaient cet effet de rouge, cette lumière inconnue. Calfeutré dans mon tombeau hermétique, je n’entendais rien, mais j’assistais des yeux à la rapide genèse du phénomène, à cette formidable expérience de chimie qui se déroulait sur le laboratoire du monde. Tout devenait rouge, non seulement le ciel, mais aussi la terre. La teinte naturelle des objets se neutralisait : ils empruntaient un reflet de pourpre, d’abord indécis, puis foncé. Les habitations, le sol, les végétaux ordinairement poussiéreux, rougissaient. Nul mouvement au loin. Un calme inaccoutumé, pas une ombre remuante… Si : un chat, blanc naguère, rouge à présent, a traversé le chemin proche en jetant un regard effrayé autour de lui. Il respire, donc pas encore d’asphyxie.

4 h. 20. – Je distingue les maisons de sûreté disséminées un peu partout dans Alexandrie. Elles sont, sous cette aurore sanglante de la comète, pareilles aux carapaces de ces scarabées des tropiques dont le dos semble un somptueux rubis.

Immobilité, silence…

4 h. 22. – Maintenant, la coloration rouge est si intense, si profonde, si outrée, qu’on dirait une nappe de feu fantastique, un éclairage artificiel de féerie. Cela tremble et vibre : un vent singulier passe à travers ces rayons mystérieux.

4 h. 25. – Nous sommes en plein sous l’influence de la comète. La vibration pourpre a encore augmenté, s’il est possible, et, – résultat étrange, – on y voit presque mieux qu’avec le soleil. Les moindres détails, je les observe : là-bas, les maisons, la campagne, les cailloux. À l’intérieur de ma cellule, tout est imprégné de la clarté de rêve, de l’effrayante projection de feu de Bengale qui flamboie, me pénètre les prunelles, et m’oblige à me garantir la figure des deux mains.

4 h. 26. – Un craquement sinistre a couru le long de mes murs. J’ai senti jouer le métal. Mais ai-je le temps d’avoir peur ? Une chose inouïe me fige le visage à la vitre, et un cri d’horreur s’étrangle dans ma gorge : à peu de distance, une maison s’est effondrée soudain, puis une autre, et partout où se dirigent mes regards, j’aperçois des édifices qui s’aplatissent, comme terrassés d’en haut par une poigne vertigineuse. Les arbres se recroquevillent en tas informes de feuilles et de bois ; tout ce qui s’élevait à la surface du sol subit le même sort. Les chambres de sûreté ont paru vouloir résister davantage, mais bientôt je les vois se disloquer à leur tour et laisser échapper leur contenu de foule affolée – du moins ceux qu’a épargnés la brusque rupture des plafonds.

Or, je le déclare ici, j’avais prévu ce dénouement.

Pourquoi la construction de cette cellule avec un métal d’une résistance hors ligne ? Pourquoi ces murs d’une épaisseur inusitée ? Parce que je redoutais ce qui s’est produit, parce que, de mes études sur la comète, j’avais dégagé la conclusion que, si cet astre pouvait être redoutable par la toxicité de ses gaz, il le serait bien davantage par autre chose : la pression.

En effet, la pression formidable de la masse gazeuse, condensée à un degré sans exemple et incorporée à notre atmosphère, a déjoué les précautions des hommes et fait éclater comme de simples bulles de savon leurs abris spéciaux établis contre l’asphyxie, non contre la pression.

Quant à moi, j’ai victorieusement essuyé le premier choc. Toute la membrure a frémi, mais l’ajustage des cloisons ne semble pas avoir souffert. C’est l’essentiel. Que vont-ils devenir ceux qui se trouvent maintenant livrés sans défense à la comète ? Pour l’instant, la différence de pression, cependant énorme, n’a pas l’air de les incommoder. Je ne puis y croire : ils courent à droite et à gauche, les bras levés, avec une expression affreuse de stupeur sur le visage. Mais, logiquement, ils devraient être tombés tous ensemble, dès l’anéantissement de leurs casemates… À quoi attribuer ce phénomène, à savoir qu’ils se maintiennent ainsi debout, au lieu d’être laminés comme leurs maisons ? L’organisme humain se serait-il accommodé en un clin d’œil à ce nouvel état ? Démence pure… Que croire ?

En tous cas, ce que je vois, moi, simple témoin sourd, mais non aveugle, c’est une population hagarde, en proie au plus terrible réveil après l’espoir berceur du salut, et qui entrecroise ses ombres parmi l’infernale clarté d’incendie.

Je songe :

« À présent, l’asphyxie, probablement. »

Néanmoins cette asphyxie tarde, et c’est seulement la terreur qui paraît agiter les silhouettes désemparées de la foule. De mon observatoire, seul, égoïstement seul, – oui, égoïstement, je le concède, – je regarde, les yeux remplis de l’affreux tableau.

Soudain débouche un groupe de fuyards sur le plateau où se dresse ma cellule. Ils ont grimpé le raidillon qui mène à cette hauteur, poussés par on ne sait quel instinct d’échapper au danger en montant. Je distingue de près leurs traits crispés de peur. Ils jettent un regard à ma retraite intacte. Vont-ils se diriger vers elle ? Non, ils passent et s’enfoncent dans le champ de décombres feuillus que forme désormais le square. Je me retourne pour les suivre et les considère à travers le panneau opposé de la chambre. Dans ce mouvement, je découvre un spectacle auquel j’aurais certainement dû m’attendre et qui me bouleverse : ma maison, mon pauvre logis, aplati lui aussi, télescopé par l’ouragan de la surpression atmosphérique… Un tas de pierres !

Et toujours cette lumière rouge qui confine à l’hallucination : comment des êtres humains peuvent-ils vivre dans une telle masse, indéniablement composée de gaz irrespirables ?

L’asphyxie ne sera qu’une question de minutes…

Talonné moi-même par l’angoisse de périr étouffé, je surveille le fonctionnement de mes appareils, j’étudie la solidité de mes cloisons ; heureusement, elles restent robustes, j’ai bien calculé leur résistance.

Encore de nouvelles ombres qui s’approchent. Des hommes, des femmes serrant leurs petits contre leur sein : un incessant défilé vers un point que j’ignore, situé très loin sans doute, des cavernes taillées dans des rochers, là-bas, en pleine campagne… Mais je surprends sur ces visages des symptômes non équivoques de souffrance. Puis des mains convulsives portées aux poitrines, et le sinistre cortège s’arrête, piétine, lentement gagné par l’empoisonnement de l’air.

Il y en a qui se mettent à tanguer comme des gens ivres, d’autres qui se couchent à terre, un bras sur les lèvres, dans la position de Pline, le naturaliste, quand il fut étouffé par le volcan. Les vieillards restent en arrière, abandonnés des plus rapides. Il y a de tout dans cette horde, des fellahs à tarbouch rouge et à robe bleue, des hommes vêtus en fonctionnaires, avec la stambouline et le fez, des femmes de toute condition, voilées ou non, des guenilles arabes et des robes européennes, des turbans, des chapeaux. Les gestes se tordent. Et je devine quelles terribles clameurs doivent s’échapper de ces gorges dilatées par le manque d’oxygène et où s’engouffre l’air vicié, assassin. Je crois entendre les supplications, les encouragements, les : Doghri, doghri ! (Tout droit !) les exclamations désespérées : Al chams ! (Le soleil !) les résignations sombres au fatalisme oriental : Del ouakti ! (C’est maintenant !) Je vois des bouches s’agrandir, pareilles à celles des poissons qu’on a tirés de l’eau et qui sont en train de mourir sur le sable…
 

IV

 

Brusquement, j’eus un recul : à la porte de ma cage, percée d’un hublot comme les autres côtés, une de ces faces agonisantes venait d’apparaître, et je reconnus… avec un choc au cœur, je te reconnus, ô visage merveilleux et inoubliable de Fizah !… Ce fut un éclair, une révélation, pas une lueur de doute en moi. Je savais que c’était elle, malgré l’apparente impossibilité. Elle, à Alexandrie ! Elle, ici !… Et je l’ignorais, et j’avais vécu près d’elle sans me sentir invinciblement attiré vers sa beauté ! La voici qui se souvenait de moi… Oui, je rétablissais tout : elle habitait de nouveau notre ville, le désastre l’avait surprise et elle s’était rappelé le chemin de ma demeure. Elle le connaissait bien, ce logis ; souvent, autrefois, nous nous étions rencontrés dans le jardin d’en face, sous les palmiers et les lauriers en fleurs…

Ô mon roman d’il y a quatre ans ! Comme les souvenirs m’étreignent en foule, comme je suis tremblant, éperdu, souffrant mille morts ! Je me raidis, j’assemble le troupeau dispersé de mes idées ; il faut la sauver !

La cellule était étroite. Tout avait été réglé, on se le rappelle, pour qu’elle n’abritât que moi, et moi seul. Les appareils à oxygène n’étaient capables de suffire qu’à la respiration d’une seule personne. Mais n’importe, ne fallait-il pas la sauver ?… Peut-être pourrions-nous vivre tout de même, traverser la crise en nous serrant, en économisant notre souffle.

Entrouvrir la porte juste assez pour lui livrer passage : elle entrerait, elle serait près de moi, en sûreté. Tel fut le plan qu’instantanément j’élaborai.

De l’autre côté de la vitre, Fizah m’apparaissait en une attitude de supplication et de détresse, me criait évidemment des mots dont le son ne frappait pas mon oreille. Elle avait dû courir d’abord à ma maison, puis, la voyant détruite, se détourner vers la chambre de métal où j’étais blotti.

Ce qui me frappait aussi chez elle, c’était son costume européen, une robe coupée par un tailleur de Londres ou de Paris, qui attestait qu’elle avait séjourné en Occident. La retrouver ainsi, elle si tendre, si prenante, moi, le confident ancien de ses secrètes tristesses, cela me déchirait. Toute ma prudence, tout mon souci de déjouer la comète tombaient devant ces mains jointes, cette tête charmante où les stigmates de la mort déjà s’imprimaient.

Allons !… Je tirai rapidement les deux lourds verrous qui condamnaient la porte. Celle-ci s’ouvrait en dehors. Je la poussai… je la poussai d’abord doucement, avec modération, pour ne pas l’ouvrir plus qu’il convenait. Puis, éprouvant une résistance, je poussai plus fort. Enfin, j’employai toute ma vigueur à peser sur le panneau massif derrière lequel Mme Kadjian, torturée par l’asphyxie, attendait.

La racine de mes cheveux se dressa, mon sang reflua des membres à mon cœur : je ne pouvais plus ouvrir la porte !

Violemment, avec un cri étouffé de rage, je me jetai sur l’obstacle ; il ne broncha pas. Arc-bouté, j’utilisai mon dos comme bélier, comme levier : peine perdue. Je haletais, je proférais à voix haute des sons inarticulés, j’appelais Fizah comme si elle avait pu m’entendre, je la conjurais de m’aider, de tirer à elle cette porte ; il me semblait que c’était mon salut et non le sien qui fût en jeu.

Un instant, au milieu de cette crise de démence, je m’arrêtai, et, réunissant mes pensées éparses, j’essayai de réfléchir. Une seule explication était plausible : la pression de l’atmosphère cométaire m’empêchait d’ouvrir. C’était elle qui avait ainsi rivé la porte, et plus puissamment que n’importe quelle autre force ! Les bandes de cuir et de caoutchouc destinées à assurer le parfait hermétisme de la chambre étaient « coincées » et résisteraient à tous les efforts.

Cette constatation me pénétra avec la netteté d’un poignard. Ah ! mes précautions étaient bonnes !… Le mauvais air n’entrerait pas ; il n’y avait pas de danger… Et j’étais condamné, moi, l’ingénieux et habile constructeur de cloisons étanches, à regarder mourir à quelques centimètres de moi la femme que j’avais aimée, que j’aimais par-dessus tout !

Je m’emparai d’un ciseau à froid dans la trousse qui devait me servir à la réparation de mes instruments de physique, en cas d’avarie. J’introduisis l’outil entre la porte et son cadre, à une place où me parut exister quelque solution de continuité. Je pesai : l’acier cassa net.

Je me rappelle avoir salué cette rupture – assez escomptée, du reste – d’un rire presque insensé, avoir empoigné ma chaise par un pied et, dans un accès de véritable démence, avoir frappé à coups redoublés la vitre qui me séparait de Fizah mourante. Mais là encore, la minutie de mes précautions se tournait contre moi : le verre massif défia mes coups et je ne réussis qu’à en écailler la surface. Après quoi le siège laissa tomber à terre ses morceaux disloqués.

Cette lutte durait depuis d’interminables, de terrifiantes minutes. La clarté rouge du dehors persistait, accusant dans leurs moindres détails le paysage et les objets les plus lointains. Le spectacle auquel j’assistai à partir de cet instant ne peut être traduit en aucune langue : mon amie, qui avait espéré jusqu’au bout en mon intervention, s’abandonna désormais à l’asphyxie envahissante. Elle tomba sur les genoux, puis s’affaissa ; son visage se pencha vers le sol ; sa chevelure, enveloppée d’une mantille noire, toucha le sable rugueux, et, après deux ou trois spasmes, Mme Kadjian expira.
 

*

 

Comment je vécus trois semaines dans ce cauchemar ; comment, ensuite, l’atmosphère étant peu à peu redevenue respirable, j’arrivai à briser à coups de marteau patients une glace de ma geôle de métal et à m’en extraire, je ne le conterai pas en détail.

Je sus, au sortir de mon abri, qu’une infime partie de la population d’Alexandrie avait été épargnée ; c’étaient ceux qui avaient eu l’idée de se cloîtrer dans des souterrains.

Des milliers de cadavres, des ruines immenses marquaient sur notre ville et dans le monde entier le passage de l’inexorable visiteuse. Pour moi, si mes cheveux ont blanchi et si j’ai vieilli au point que mes amis survivants d’Angleterre m’ont reconnu avec peine, on ne s’en étonnera plus.

Je porte en moi, pour parler le langage de notre poète Wordsworth, « une blessure inguérissable par où s’égoutte le sang de mon cœur… »

Mais, malgré tout, la vie est là, et, par-dessus notre obscure individualité, elle poursuit sa marche incessante. C’est à nous, humbles créatures, de l’aider à s’en aller vers le bien et le beau, par notre travail, notre abnégation, l’exercice de nos humbles facultés et du peu d’énergie dont la nature a pu nous doter. Chacun de nous n’est qu’un grain de sable ; mais l’immense lit des mers n’est-il pas fait de ces grains accumulés ? Ainsi sont les hommes ; si petits qu’ils soient, la Terre a besoin d’eux pour accomplir ses destinées, pour devenir meilleure et pacifiée. Qu’elle ait confiance en eux, comme ils ont confiance en elle. Et, toujours, pensons, luttons, surtout aimons-nous sans relâche, en ouvriers joyeux d’une tâche constamment renouvelée. Mêlons-nous à la vie, soyons la vie elle-même et allons de l’avant… Forwards !

Mais, certains soirs, quand ma songerie évoque soudain un visage de femme, toutes ces nobles et fortes pensées s’effilochent en moi comme une branche au vent d’orage. Et c’est toujours elle que je revois, elle, avec son regard inoubliable et son sourire qui découvrait les grains réguliers des dents ; et il me semble encore entendre sa voix orientale et grave qui m’appelle.
 

Fait à Londres, le 28 mai 1918.

WILLIAM MASTERS.
 

Pour copie conforme :

MARCEL ROLAND.
 
 

–––––

 

(1) 0 m. 375.
 
 

 

(Marcel Roland, in Le Miroir, n° 52, dimanche 23 mars 1913 ; illustrations de Graham Baker-Smith pour The Time Machine d’H. G. Wells, The Folio Society, 2019)