Ces deux articles de Maurice Renard, l’un des maîtres du « roman scientifique, » sont parus à deux mois d’intervalle dans les colonnes du Journal. Il nous a paru intéressant de les mettre en parallèle. Le premier est un hommage à L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, dont Maurice Renard salue l’œuvre de précurseur dans l’épisode du cinémacolore ; dans le second, l’auteur s’attache à développer sa conception de l’avenir du cinéma, avec une acuité singulière. Les illustrations du téléphonoscope sont, pour la plupart, extraites de La Vie électrique d’Albert Robida.
MONSIEUR N
LE « PRÉ-CINÉMATOGRAPHE »
_____
Il y a vingt-huit ans, le 30 janvier 1886, la Vie moderne publiait la première partie d’un roman, – l’un des plus admirables de notre littérature, le chef-d’œuvre peut-être de son auteur, – c’était l’Ève future, de Villiers de l’Isle-Adam.
Or, il est arrivé que l’Ève future n’a recueilli qu’une gloire restreinte. Villiers, en l’écrivant, ne songeait pas au grand public. C’est pourquoi trop peu d’amateurs connaissent les remarquables prévisions qui s’y trouvent et que la force des choses a réalisées.
Villiers tenait à la fois d’Edgar Poe, de Jules Verne, et, par anticipation, de Rosny et de Wells. Il réunissait tant de génies passés, présents et à venir, que la critique en demeurait stupide et muette, sans y rien comprendre ; et l’on nous dit qu’elle n’osa parler de l’Ève future, parce qu’elle redoutait que l’ouvrage ne fût tout bonnement une mystification.
Il suffit de se reporter à l’époque déjà lointaine où parut ce livre divinatoire pour s’expliquer l’ahurissement des critiques. Et, certes, la précision méticuleuse des oracles, l’étrange assurance dont témoignait le romancier dans la peinture de ses pressentiments les plus fantastiques, n’avaient rien qui pût en atténuer l’effet de saisissement et l’apparence de haute fantaisie.
Pourtant, le conte devançant l’Histoire, c’est là qu’on rencontre pour la première fois le récit d’une séance de cinématographe, – que dis-je ! de cinémacolore parlant ! – sous la forme d’un passage qui dut paraître aux premiers lecteurs le comble de l’audace ou de la démence.
Écoutez plutôt :
« Edison, le « sorcier de Menlo Park, » est descendu avec lord Ewald au fond d’un souterrain merveilleux où le savant a rassemblé tous les appareils de son invention. Ils viennent à parler de miss Evelyn Habal, qui est morte.
Et l’électricien dit tout à coup :
« … Au surplus, tenez, sa mort importe peu ; je vais la faire venir comme si de rien n’était.
L’affriolante ballerine va vous danser un pas en s’accompagnant de son chant, de son tambour de basque et de ses castagnettes. »
En prononçant ces derniers mots, Edison s’était levé et avait tiré une cordelette qui tombait du plafond le long d’une tenture.
Une longue lame d’étoffe gommée, incrustée d’une multitude de verres exigus, aux transparences teintées, se tendit latéralement entre deux tiges d’acier devant le foyer lumineux de la lampe astrale. Cette lame d’étoffe, tirée à l’un des bouts par un mouvement d’horloge, commença de glisser, très vivement, entre la lentille et le timbre d’un puissant réflecteur. Celui-ci, tout à coup, – sur la grande toile blanche tendue en face de lui, dans le cadre d’ébène surmonté de la rose d’or, – réfracta l’apparition en sa taille humaine d’une très jolie et assez jeune femme rousse.
La vision, chair transparente, miraculeusement protochromée, dansait, en costume pailleté, une sorte de danse mexicaine populaire. Les mouvements s’accusaient avec le fondu de la vie elle-même, grâce aux procédés de la photographie successive qui, le long d’un ruban de six coudées, peut saisir dix minutes des mouvements d’un être sur des verres microscopiques, reflétés ensuite par un puissant lampascope.
Edison, touchant une cannelure de la guirlande noire du cadre, frappa d’une étincelle le centre de la rose d’or.
Soudain, une voix plate et comme empesée, une voix sotte et dure se fit entendre ; la danseuse chantait l’alza et le ollé de son fandango. Le tambour de basque se mit à ronfler sous son coude et les castagnettes à piqueter.
Les gestes, les regards, le mouvement labial, le jeu des hanches, le clin des paupières, l’intention du sourire se reproduisaient.
Lord Ewald lorgnait la vision avec une muette surprise.
…..
Il (Edison) se dirigea vers la tenture, fit glisser la coulisse du cordon de la lampe ; le ruban d’étoffe aux verres teintés surmonta le réflecteur, l’image vivante disparut. Une seconde bande héliochromique se tendit au-dessous de la première, d’une façon instantanée, commença de glisser devant la lampe avec la rapidité de l’éclair, et le réflecteur envoya dans le cadre l’apparition d’un petit être… »
Tout y est, n’est-ce pas ?
Bien entendu, au mois de janvier 1886, le principe du phonographe est découvert, comme celui du téléphone, et, dans le silence du laboratoire, les ingénieurs méditent sur la possibilité de la photographie animée. Cependant, lorsque parut l’Ève future, c’était là un problème qui se posait beaucoup moins nettement que ne se posait le problème de la navigation sous-marine lorsque Jules Verne composa Vingt mille lieues sous les mers ; et il n’en reste pas moins presque surnaturel que Villiers ait décrit avec tant d’exactitude une représentation cinématographique et qu’il nous ait montré, parvenu à cet achèvement qu’on n’obtient pas encore, une trouvaille qui, de son temps, n’était qu’un rêve.
On a vite fait de s’habituer aux prodiges ! Hélas ! leur charme essentiel réside dans leur impossibilité. Être, pour eux, c’est n’être plus. Quel dommage !
– Le cinéma, c’est bien joli ; mais, il y a vingt-huit ans, comme c’était beau !
_____
(Maurice Renard, in Le Journal, n° 7831, 6 mars 1914)
LE « CINÉMA » DE DEMAIN
_____
Par quelles transformations le cinématographe passera-t-il ? Quels en seront les perfectionnements, les applications, les conséquences ? Sans être sorcier, il est permis d’y réfléchir et d’y rêver.
Si nous considérons le cinématographe en lui-même, en tant qu’invention, il semble aisé de conjecturer ce qu’il sera demain. Car il atteint dès maintenant un degré de perfectionnement qui laisse entrevoir le degré de perfection où les ingénieurs tendent à le hausser et qui, d’ailleurs, se confond avec l’état d’excellence dont il devra témoigner pour satisfaire complètement toutes nos exigences.
Or, ces suprêmes améliorations me paraissent d’autant plus réalisables qu’elles se réalisent un peu chaque jour, et que nous les voyons s’accentuer, avec la lenteur de la certitude, vers un superlatif absolu.
Certes, les images tremblotent de moins en moins. Un jour disparaîtra le dernier vestige de cette regrettable épilepsie.
Un jour aussi, quelque inventeur nous donnera, sur l’écran, l’illusion plus saisissante encore de la profondeur et du relief, ce délicieux mirage, dont les stéréoscopes gardent le monopole.
Un jour encore, le cinématographe reproduisant les couleurs véritables sera le seul qu’on agréera.
Un jour enfin, je ne sais quel dispositif – sans doute élémentaire – empêchera de « passer » les rubans plus vite qu’ils n’ont été impressionnés, et par là supprimera ces accélérations qui dénaturent si monstrueusement la vérité et transforment certains films en insupportables parodies.
Supposons ces quelques problèmes résolus ; que manquera-t-il alors au cinématographe ?
D’aucuns répondront : « L’adjonction d’un phonographe. »
Évidemment. Car la perception du mouvement appellera la perception du bruit, et rien ne donne l’impression pénible d’être sourd comme une séance de cinématographe sans accompagnement de musique. La musique n’est ici qu’un beau voile jeté sur une tare. On l’accepte avec joie, – sauf quand il s’agit d’actualité ou de documentation.
En ces matières, sans pousser les choses à l’extrême, sans exiger dans la salle de spectacle la présence d’engins qui restitueraient la température et les odeurs de la scène projetée sur la toile, il est légitime de désirer la satisfaction simultanée de deux sens seulement, mais principaux et fraternels entre tous, l’ouïe et la vue, par l’accouplement rigoureusement synchronique, tant pour l’enregistrement que pour le rendu, d’un cinématographe et d’un phonographe sans défaut. Ce phonographe idéal, fidèle et clair, sensible comme une oreille, puissant comme la nature, voilà le hic. Les entrepreneurs de cinéma ne le savent que trop. C’est pourquoi nous verrons passer bien des myriamètres de films sans rien entendre de leur vacarme ou de leur murmure, sinon par l’entremise secourable et insuffisante de l’accessoiriste préposé aux bruits. (L’existence même de cet homme retentissant trahit la lacune et fait présager que l’avenir la comblera.)
Touchant les applications du cinématographe, la plus prochaine et la moins douteuse me paraît être celle qui le fera servir à certains effets de théâtre. Lui seul peut figurer convenablement la respiration de la mer mobile, sa fureur, la fuite sereine ou tumultueuse des nuées, – voire des apparitions, des rêves ou de lointains défilés innombrables.
D’un autre point de vue, et la cinématographie n’étant qu’un dérivé de la photographie, on peut supposer sans trop de hardiesse qu’elle suivra, sur quelques parcours de son histoire, les traces de sa devancière.
Ainsi, nous aurons le portrait cinématographique (et plus tard le portrait animé et parlant, sans nul doute).
Mais, s’il est facile d’imaginer ce que seront les salons de pose, par analogie avec ceux des photographes, on se représente moins commodément ce qui remplacera, en cinématographie, l’album ou la galerie de portraits. Une représentation est ici nécessaire, et vous pouvez être certains que déjà nombre de chercheurs sont en quête d’un procédé simple et économique permettant de passer le film-portrait. Toute projection de lumière étant dispendieuse et compliquée, le problème recevra, je pense, une solution purement mécanique. Les uns préconiseront un petit appareil qui, à la clarté du jour ou d’une lampe banale, feuillettera rapidement les épreuves successives, de manière à nous fournir le leurre de la mobilité. Les autres prôneront un système apparenté à ces cylindres de carton fendus de regards verticaux par où l’on voit s’animer, quand tourne la machine, les figures de la bande intérieure.
Tablant sur la même base de filiation photographique, on peut également prédire à brève échéance la cinématographie d’amateur. Avant cinquante ans, les détectives, les pochettes, les kodaks à manivelle, plus portatifs les uns que les autres, se répandront par le monde. D’où expositions, concours, reportage, contrefaçons et camelote.
Mais la photographie elle-même n’a pas dit son dernier mot.
Comme elle est appelée notamment à jouer un rôle capital dans l’enseignement, on découvre sans peine la destinée pédagogique du cinématographe et quelles éducations nous sommes en droit d’attendre de ce prodigieux ressusciteur, gardien du Temps et vainqueur de l’Espace.
Songez seulement à ce que serait un cours de géographie paré de l’écran fantasmagorique, éclairé par cette merveilleuse fenêtre ouverte tour à tour sur les antipodes, les tropiques, le pôle ! Songez à ce que serait, de nos jours, une leçon d’histoire où l’on verrait tout à coup passer Napoléon !
Bientôt la quantité des films documentaires augmentera dans de telles proportions qu’il faudra bâtir de gigantesques entrepôts, afin d’emmagasiner tous ces fantômes du passé. Il y aura donc des bibliothèques cinématographiques.
Elles seront privées ou publiques. Dans celles-ci, moyennant une faible rétribution, le premier venu pourra consulter tel ou tel film du catalogue. Des salles de vision seront aménagées à cet effet. La Bibliothèque nationale de cinématographie contiendra la plus immense…
Et c’est là que tous les soirs, en séance gratuite, le peuple viendra s’instruire des phénomènes naturels, par exemple la digestion, suivie par un cinématographe de complicité avec les rayons X, ou la vie des bacilles surprise à travers les lentilles de l’ultra-microscope.
C’est aussi là qu’aux grands anniversaires on fera revivre pour la nation les maîtres-faits de ses annales : les désastres, ces leçons, – les gloires, ces exemples.
C’est là que les victoires du temps jadis rouvriront leurs ailes centenaires… Et alors éclateront des enthousiasmes si formidables que l’on croirait d’avance en distinguer l’écho.
_____
(Maurice Renard, in Le Journal, n° 7894, 8 mai 1914)