(POÈME EN PROSE)
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À Guido Treves.
Blanche, immaculée, dans la lumière blanche immaculée d’un midi printanier, Sœur Bernardine était assise, le rosaire aux doigts, derrière la grille du jardin qui ombrageait le monastère.
C’était moins qu’un jardin, un grand verger, çà et là transformé en basse-cour. Et cela se passait il y a trois siècles environ, dans les terres opulentes de Sicile.
Sur la route poudreuse vint à passer un jeune marchand de pourceaux, qui chantonnait un vieux refrain :
La nonne s’endormit
au seuil de monastère,
en disant sa prière…
Il chassait devant lui, à coups de gaule, une truie et six cochons tout pareils à des cylindres de graisse blanche oscillant sur la fièvre de leurs pattes, plus délicates et potelées que des bras de bébé. Une à une, les bêtes grognonnes vinrent renifler le seuil, leurs larges oreilles rabattues – comme des feutres de bandits – sur leurs petits yeux sournois.
Sœur Bernardine se leva, ouvrit la grille et :
« Combien veux-tu pour le plus mignon de tes pourceaux ? dit-elle.
– Ô ma sœur, répondit le marchand, ce pourceau a le ventre gras et rose comme les joues gonflées des anges qui jouent de la trompette en Paradis… eh ! eh ! je pourrai bien le vendre trois écus au marché.. Mais je préfère gagner vos bénédictions en vous le donnant à meilleur prix…
– Combien veux-tu ? dit sœur Bernardine.
– Je ne veux que vos prières, bonne sœur et un petit plaisir que vous me ferez de m’ôter une curiosité… Pas grand-chose, bonne sœur !… Soulevez seulement votre robe… un peu, pour que je vois la couleur de vos bas…
– Je veux bien, » dit sœur Bernardine, en regardant les pourceaux, dont les croupes grasses se pressaient entre les battants de la grille pour entrer dans le jardin. Puis, leste, sœur Bernardine s’inclina, et soulevant le bord de sa robe de laine blanche, elle montra un pied mignon.
Le marchand agenouillé lui toucha la cheville du bout des doigts, « Bonne sœur, dit-il, je vous donne volontiers un autre pourceau si vous soulevez votre robe jusqu’au mollet. »
Sœur Bernardine, qui restait inclinée pour retenir de ses deux mains sa robe sur la cheville, sentit contre ses joues une haleine brûlante et des lèvres boucanées… mais elle ne s’en soucia aucunement, toute heureuse de contempler les pourceaux qui pataugeaient dans les flaques de purin.
Cependant, le marchand, avec de longs soupirs sucés, lui palpait le mollet, en murmurant :
« Laissez-moi, bonne sœur, vous toucher le genou, oui… oh ! oui, ce genou si moite et rose… Vous aurez deux autres pourceaux !… et même, trois !… ne vous en déplaise… »
Sœur Bernardine approuva de la tête et ses jolis yeux choisissaient les cinq pourceaux plus gras.
« Bonne sœur, relevez votre robe encore un peu. Laissez-moi caresser votre peau satinée… là… là !… Vous en aurez un autre, sur ma foi ! Et cela vous fera six belles bêtes… »
Sœur Bernardine, distraite, tirait sa robe sur ses cuisses, toujours plus haut, à petits coups, tandis que les pourceaux actionnaient bruyamment la pompe de leur groin, pour épuiser une rigole jaune d’eaux ménagères.
« Vous êtes gentille, ma sœur. Eh bien, si vous me laissez faire un petit jeu que je connais de mon métier, je vous donne aussi la belle truie que vous voyez là. De la sorte, le nombre de vos pourceaux doublera l’an prochain.
– Je veux bien, » répondit-elle, haletant, les joues en feu.
Aussitôt le marchand, enlaçant Bernardine, lui fit plier les deux genoux et la coucha par terre si rapidement qu’elle n’eut pas le temps et la force de pousser un seul cri…
Quand le marchand se releva, la jolie sœur avait oublié ses pourceaux ; mais guère ne regrettait la violence, car elle se prit à dire, en lissant, avec ses mains, sa robe blanche toute chiffonnée : « Joli marchand, tu fus trop généreux envers moi. Je te rends un pourceau pour te dédommager…. Mais recommence bien vite ce que tu viens de faire. »
Le marchand s’exécuta sur-le-champ, avec grâce. Sitôt fini, sœur Bernardine ajouta :
« Je te rends un autre pourceau, mais, bien vite, recommence !… Encore une fois !… Tu auras les deux derniers et la truie aussi !… par pitié, par pitié !… répète un jeu si doux… »
Le marchand fit bonne contenance pour racheter son troupeau tout entier ; et ce lui fut grande joie et délivrance que de voir sœur Bernardine, enfin lasse et brisée, s’endormir sur l’herbette, le bras en croix, comme une sainte.
Leste, il ramassa sa gaule et poussa ses pourceaux hors de la grille en chantant :
La nonne s’endormit
au seuil du monastère,
en disant sa prière…
Lors on vit s’entrebâiller une fenêtre dans la facade du couvent, embrasée par le soleil couchant ; une vieille nonne se pencha au dehors, en chevrotant :
« Sœur Bernardine, l’on vous attend à la chapelle !… Réveillez-vous ! Vite… car c’est l’heure où le démon rôde autour des monastères… Regardez, sœur Bernardine !… Le voilà !… C’est Satan… Il a les cornes !… Il conduit à l’abreuvoir ses pourceaux… dont le dos est rouge… »
Et cependant, dans les flamboiements du crépuscule satanique, lentement s’estompait la silhouette du marchand cornu qui poussait devant lui ses pourceaux couleur d’enfer gavés de pourriture…
Un démon…
lui vola son rosaire…
son honneur et s’enfuit !…
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(F. T. Marinetti, in Poesia, n° 9, octobre 1905)