« Il fallait au grand détective Ferlock Solmes, nous dit le docteur Bathsoap, la consécration de l’Amérique. Et pourtant, quoique le maître eût le pied marin (n’avait-il pas été chirurgien en chef du bateau-lavoir du Pier 37, non loin des docks à grains ?), il avait toujours refusé les propositions tentantes qu’on lui faisait de l’autre côté de la mare aux harengs. Le tran-tran de la vie, notre entresol de la Coronation Street, nos petites manies, ancrées dans la baie de l’habitude, et surtout l’horreur du bruit, du bluff et de la vie survoltée empêchaient Ferlock Solmes de suivre, beaucoup d’années après, l’exemple de Christophe Colomb et, quoique l’agrément de la navigation, le perfectionnement de la boussole et le luxe des paquebots eussent remplacé les hasards de la caravelle, le patron préférait tout de même le plancher des veaux à une traversée pourvue de tout le confort moderne. Il fallut toute l’insistance du major Pickles pour le décider à partir. Le major Pickles commandait à ce moment les G. Men, qui sont là-bas les détectives fédéraux et chargés particulièrement de la chasse aux gangsters. Or, une des affaires les plus stupéfiantes venait d’éclater aux États-Unis, mettant en péril la situation du major Pickles, soulevant l’opinion publique, secouant aussi la coupole du Capitole. Un archi-milliardaire, le vieux Jonathan Mc Guire, le roi du bonbon acidulé, avait été enlevé, tout comme un simple bébé… Vous avouerez que c’était le comble ! Un bébé, cela se dissimule aisément dans une couverture, voire dans un panier, mais le grand-papa Mc Guire avait soixante-quinze ans, un mètre quatre-vingt-dix de haut, le crâne chauve, un grain de beauté sur le nez en bec de corbin, et l’accent écossais mais nasillard. Les ravisseurs n’avaient pas été gênés le moins du monde par ces signes distinctifs et il avait été kidnappé à dix-huit heures de relevée dans sa somptueuse villa de la banlieue de Cincinnati, alors qu’il mangeait bien paisiblement son porridge au whisky ou son whisky au porridge. Car le grand-père Jonathan était plus porté sur le whisky que sur le porridge. Le maître d’hôtel avait entendu un fort vacarme. Lorsqu’il était revenu dans la salle à manger, il ne restait plus dans cette pièce luxueuse que les meubles renversés, et le râtelier en or du pauvre milliardaire.
Les gangsters avaient demandé par une annonce de journal une rançon de cent mille dollars, et maintenant ils se montraient menaçants et avaient déclaré qu’ils abattraient l’aïeul des Mc Guire comme un vieux lapin si l’argent n’était pas versé. Aussi, n’écoutant que son bon cœur et l’appel angoissé du major Pickles, qui lui offrait cinquante mille dollars pour son déplacement, Ferlock Solmes, happant une petite valise et moi-même, avait-il sauté sur le Mother-Queen, le plus proche transatlantique sous pression. Le voyage fut excellent et sans histoires. Le patron, d’excellente humeur, résolut quelques énigmes pendant la traversée. Il retrouva notamment le pékinois d’une star dans la soute à mazout et, grâce à la vitesse en nœuds, multipliée par la longueur d’onde du poste de T. S. F. et divisée par le méridien de Greenwich, nous donna, en trente secondes, l’âge du capitaine, aux applaudissements des passagers de premières, sidérés par cette curieuse méthode. Afin de nous soustraire à la ruée des reporters, le major Pickles avait envoyé un hydravion cueillir nos précieuses personnes à quelques milles en mer, ce qui nous épargna de saluer la Liberté éclairant le monde, statue complètement démodée à une époque où le vrai monde n’est plus éclairé par la vraie liberté, et, quelques heures après, nous amerrissions sur la pièce d’eau de la villa du vieux Jonathan.
La famille éplorée nous attendait. Elle se composait, cette famille éplorée, du fils du vieux Mc Guire, de sa bru et de son petit-fils Silas, un beau garçon de quinze ans environ. Les yeux d’aigle et d’acier trempé du maître se posèrent avec une acuité particulière sur ce désespoir familial. Le fils, Éric, avait blanchi, mais nous devions apprendre que cette candeur capillaire datait de vingt-cinq années, donc bien avant le malheur présent ; quant au garçonnet, il faisait peine à voir. Il sanglotait à la cadence du Niagara, c’est-à-dire très fort.
« Monsieur Solmes, s’écria Éric, je vous en supplie, éloignez la police officielle ; sans cela, je ne réponds plus de rien. Ces misérables nous ont prévenus que si les G. Men continuaient leurs investigations, ils abattraient mon pauvre père.
– Oui, monsieur, fit à ce moment le petit Silas. Au nom du ciel, ne mêlez pas les détectives à votre enquête, sinon grand-papa est perdu ! »
Ferlock Solmes, qui savait que les familles des kidnappés subissaient toujours l’odieux chantage des bandits, les rassura aussitôt. Le major Pickles retournerait aussitôt à Cincinnati afin de freiner ses hommes.
« Laissez-moi seul, fit-il d’une voix coupante. Laissez-moi seul dans la salle à manger avec le râtelier… Quant à vous, Bathsoap, faites-moi une piqûre de tilleul et de térébenthine. Dans une heure, je pense avoir avancé la solution du mystère ! »
Lorsque nous revînmes, nous trouvâmes le grand chercheur à genoux devant le dentier. Un nuage de tabac de Virginie obscurcissait la pièce… Ferlock Solmes en sueur montrait une figure fatiguée mais joyeuse.
« Eurêka ! fit-il à la manière d’Archimède. Eurêka ! votre père, monsieur Mc Guire, ne mâchait que du côté droit, ainsi que l’indique l’usure particulière des dents de droite de cet appareil de prothèse, fabriqué d’ailleurs par un praticien nègre de la Caroline du Sud en 1894. De nos jours, on ne se sert plus guère de ce genre de râtelier !
– Oui, répondit Éric, étonné. Mais je ne vois pas ce que ces constatations ont à faire avec l’enlèvement…
– Elles sont capitales au contraire, » reprit le maître.
Et, s’adressant au petit :
« Jouez-vous au baseball, mon ami ?
– Oui, monsieur ! fit l’enfant surpris.
– Alors, organisez-moi une partie de baseball pour demain matin. Je serai enchanté de tenir la batte ! »
Il était évident que la famille Mc Guire considérait à ce moment mon ami comme un insensé. Moi-même, qui étais habitué à sa fantaisie, je doutai de lui jusqu’à la minute où il me glissa :
« C’est un dentier de parade. Un dentier qui n’a pas servi depuis longtemps ; le vrai est toujours dans la bouche du grand-père kidnappé. »
Ce fut seulement le lendemain que je commençai à comprendre… Oui ! le lendemain, après cette partie de baseball qui pouvait sembler odieuse à un tel moment et qui réunissait une bande de camarades du jeune Silas. Nous étions tous groupés, sur la pelouse, devant la villa lorsque Ferlock, qui tenait la batte, fit un moulinet et atteignit le jeune Silas à la tête… Confus de sa maladresse, le maître s’approcha du garçon déjà à moitié groggy et lui dit impérativement :
« Où est le râtelier habituel du grand-père Jonathan ?…
– Mais dans sa bouche, bien sûr ! répondit l’enfant.
– Alors, mène-moi vers lui et au galop !… » fit Ferlock Solmes.
Le garçonnet abruti nous emmena à quelques distance de là, derrière un petit boqueteau, vers une vieille masure en bois où nous fûmes accueillis par un feu roulant de mitrailleuse. Nous eûmes juste le temps de nous jeter à terre dans la boue hospitalière des U. S. A… mais la mitrailleuse tirait heureusement ces balles en celluloïd, donc inoffensives, que la police française utilisera désormais les soirs de grands soirs.
Entre deux rafales, nous nous précipitâmes vers la porte et nous reconnûmes, à notre grande stupéfaction, et quoique nous ne l’eussions jamais vu que sur une photographie, le grand-père Jonathan lui-même qui manœuvrait la gâchette de cette arme.
« Il est organisé, le vieux… me dit le maître, après avoir arraché l’aïeul à son tir à répétition. Parce que son fils ne lui donnait pas assez d’argent de poche, il s’est fait kidnapper par son petit-fils… Mais ce dentier démodé m’a mis sur la voie et j’ai eu le jeune Silas à l’estomac, ou plutôt à la tempe, avec la batte de baseball. Allons, Bathsoap, ramenons le grand-père Jonathan à son porridge quotidien. Pauvre type ! Il n’aura pas, hélas ! les cent mille dollars de rançon pour améliorer son ordinaire ! »
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(Pierre-Gilles Veber, in Le Matin, cinquante-quatrième année, n° 19393, dimanche 25 avril 1937)