Dans ce village de la Sierra, nous étions en train de boire, à la porte de l’Arche de Noé, notre onzième cocktail. On trouvait tant de choses dans cette sorte de bazar, si bien nommé ! Des soieries apportées en contrebande par des coolies chinois, des fusils excellents, et même de l’eau-de-vie nationale que le propriétaire, Don Simon Extremadoyro, savait mêler savamment aux boissons d’Europe, pour en faire, avec de la neige arrivée à dos de lama, un exquis mélange épicé, sentant l’orange et la cannelle. Sur la place déserte, à midi, un Indien passa en vendant des vizcachas (lapins sauvages) dont on fait un civet extraordinaire.

« N’est-ce pas, mon général, s’écria Don Simon avec un sourire entendu, que c’est plus facile de les acheter aux Indiens que de les tuer ? Mais racontez à Monsieur pourquoi vous n’allez plus à la chasse. »

Don Luiz Tezanos, un beau quinquagénaire que l’on nommait le général, parce qu’il l’avait été quelques mois dans une guerre civile, eut un geste du bras comme pour se plaindre d’avoir trop souvent raconté la même histoire, mais je venais d’offrir le douzième cocktail et, par politesse, il acquiesça.

« J’étais bien jeune alors et passionné pour la chasse. Nous en avions tué, des vizcachas, avec ce pauvre Domingo, mon domestique, mort depuis, un métis incomparable pour vous dénicher les terriers les plus bizarres sur les solitudes pierreuses où l’aigle et le condor tiennent leurs nids. Mais c’est un daim qu’il voulait, la bête la plus craintive du monde, difficile à atteindre dans un pays aussi montagneux que le nôtre. J’avais beau avoir mes jambes de jeune homme, les daims courent comme des vigognes. Il vaut mieux les guetter avant la naissance du jour, près d’une des sources qui surgissent soudain des rochers nus, comme dans les récits bibliques, et laissent tomber sur l’herbe jaunâtre un filet d’eau glaciale.

Ce jour-là, nous nous mîmes en chemin dans la nuit à peine scintillante. Nuits du Pérou, pleines de vols lourds et de pâtres noctambules qui jouent au-dessus de l’abîme des ritournelles à faire frémir. Je préfère chasser à l’aube quand ce soleil théâtral, qui se souvient sans doute d’avoir été le père de la race indienne, prépare sa rentrée sensationnelle. Grossi par le prisme des neiges, tout casqué d’or comme un Inca malin, il surgit tout à coup pour étonner son peuple. Une heure avant, ce sont des appels chuchotés comme des consignes dans la nuit, des crissements, des sérénades, des étoiles filantes sur un autodrome de neiges. Une flûte hésite comme une étoile, un alpagua qu’un condor ravit passe en gémissant là-haut, car ces chasseurs à plumes sont plus matinaux que nous…

Arrivé à la hauteur de ces montagnes couleur d’ardoise que l’on voit d’ici, mon brave Domingo m’installa près d’une petite source dont le jet luisait faiblement. Il me recouvrit de ponchos, car la rosée nous trempait, et me conseilla de ne pas bouger, mais là, vraiment, de rester immobile comme un lama, cependant que de l’autre côté du chemin pierreux il se posterait avec son fusil. La veille même, il avait suivi à la trace un superbe daim qui venait boire ici. Moi, mon revolver me suffirait amplement, puisque j’étais à côté du puquio (source).

Une heure d’attente dans la nuit péruvienne n’est pas à conseiller aux grands nerveux, mais aussi cette envie violente de ne pas rater une belle pièce ! Enfin, à contre-jour, silhouette noire sur le matin bleuissant, voici le daim ! Avec nonchalance, il mâchonnait l’herbe rachitique des sommets, puis vint boire à petites gorgées, délicatement, de cette eau filtrée des neiges. Si drôle à voir que j’hésitais à tirer. Et, comme dans une machinerie de foire, mon coup de pistolet déclencha l’apparition éclatante du soleil.

La bête blessée ne pouvait pas, comme à son habitude, escalader les rochers abrupts ; elle se sauvait par la route, poursuivie par moi qui tirais mal en courant. Une galopade folle, très loin, en montant toujours. Soudain, sur le plateau, voici une ancienne forteresse des Incas, à demi-détruite. Par le souterrain recouvert de broussailles, le daim glissa en rampant ; il ne pouvait donc plus sortir ; il était à ma merci et je me reposai sur ces hautes pierres qui font l’étonnement des archéologues : d’énormes blocs imbriqués les uns dans les autres, sans nul ciment, plus solides que les siècles. On voyait encore, sur une muraille intérieure, une sorte de vernis rouge semblable à celui qui recouvre les vases : un panneau décoratif peut-être. Hélas ! de la porte du souterrain, je perçus ce gémissement si semblable à un cri de matou, ou à une plainte déchirante d’enfant malade.

Alors, repris par la passion de tuer, je suivis le souterrain en pente, à la lueur de mes allumettes et en guidant mes pas sur ce lamento aigu. Cela résonnait étrangement dans les murs de pierre ; on eût dit que tout un peuple de daims se plaignait. Sous le sable fin qu’on avait dû apporter d’une rivière voisine, on marchait sans bruit, au point de ne pas entendre ses propres pas. Cela tournait comme une spirale, en descendant toujours vers les profondeurs, et Dieu sait combien d’allumettes je gaspillai pour atteindre cette sorte de salle carrée où le gémissement semblait s’accentuer encore. À la faible lumière jaunissante que je tenais de la main gauche, je pus voir une forme s’agiter sur le mur avec une flamme bizarre et je tirai. L’air, fouetté par le coup de revolver, éteignit mon allumette. Avec une autre, frottée vite, je pus voir enfin que je me trouvais dans un ancien tombeau. Cette flamme mobile était l’éclat d’un de ces papillons d’or si réussis par les orfèvres du temps jadis qu’ils volettent comme des êtres vivants.

Près de la momie agenouillée entre deux pierres, enchâssée parmi elles, je voyais, ou plutôt je devinais en tâtant, les objets que les anciens déposaient autour des morts : le petit lama à brûler de la coca, l’assiette vernie avec du maïs, les jouets précieux, une longue épingle pour le manteau, les fuseaux mêmes. Mon coup de pistolet avait traversé les cheveux, au-dessus de l’œil quadrangulaire peint sur l’étoffe qui recouvre la tête des morts. Une jeune fille, sans doute. Je le devinai à un corset de plumes chatoyantes enserrant le corps frêle. Dans l’ombre, j’avais levé ce capuchon de la momie par une curiosité bizarre et, à la lumière, je vis la tête splendide.

Ce sommeil de plusieurs siècles ne l’avait pas changée. Les yeux fermés, le nez à dôme aigu, comme celui des Indiens nobles, les lèvres gourmandes, crispées avec un rictus de douleur infinie, suppliante. Ses cheveux massifs, intacts aussi, luisaient comme s’ils venaient d’être enduits de baumes.

Ces tombeaux de sable sont précieux pour garder leurs trésors de jadis et le collectionneur que nous portons en nous se hâta de tout ramasser, jouets d’or, outils à tisser, grains de maïs. J’allais même transporter sur mon dos cette belle momie de princesse Inca, mais mon bras s’embarrassa dans ses bandelettes de laine de vigogne et je tirai sans succès le cadavre prisonnier dans les pierres. Alors, en cherchant de la main gauche mes allumettes, je constatai avec stupeur que je les avais toutes usées.

On a beau avoir vingt ans et ne pas être le dernier des lâches, mes tempes se mouillèrent d’angoisse et je criai à tout hasard : « Domingo ! » en pensant que, peut-être, mon domestique aurait suivi mes traces et m’entendrait.

Ma voix retentit comme un orchestre et de nouveau, dans l’ombre, le gémissement de la bête reprit : une supplication, un reproche peut-être, un appel d’agonie dans les ténèbres.

Les oiseaux que je devinais nombreux se mirent à voleter dans l’air moisi ; la fraîcheur de leurs ailes glaçait mon visage et, de la momie pressée contre ma poitrine, montait une odeur de grotte et de baume éventé. C’est alors que je dus perdre la tête et me mettre à remuer de toutes mes forces pour me dégager de l’accolade forcée de la morte, car ce gémissement tout proche et si aigu passait sur mon corps comme un frisson.

Si je n’avais pas eu la chance de m’évanouir, on m’aurait trouvé sans doute, le lendemain matin, fou à lier. Car le lendemain, mon brave Domingo, après avoir erré toute la nuit à ma recherche, alerta les hommes qui s’engagèrent avec des lampes de mineur dans le souterrain où mes pas se perdaient. On me trouva, dit-on, ma main serrant la main de la momie et non entravée du tout par elle. M’étais-je dégagé dans un dernier sursaut ? On ne put dénicher le daim blessé que j’avais bien vu entrer dans le souterrain. Il est vrai que ces hommes superstitieux refusèrent d’y rester, me portant dehors sur une civière. Personne ne voulut emporter quoi que ce fût de la morte, et puis toute une légende s’est formée là-dessus. Pour les gens du pays, cette belle femelle de daim était une âme itinérante, que j’aurais libérée ainsi une deuxième fois. Qui sait ? Pourquoi ne pas croire, comme les Indiens, que les âmes voyagent ? Moi-même, voyez-vous, je n’ai pas oublié ces cris gutturaux qui se levaient soudain dans une grande spirale de plaintes pour retomber dans une fatigue funèbre comme un yaravi péruvien. D’avoir serré toute une nuit cette main à peine fanée, immobile depuis des siècles, en attendant la grande aurore et le soleil qui ne se couchera plus, j’ai conservé une singulière répugnance à épouser une femme vivante… »

Don Simon Extremadoyro interrompit le récit en riant :

« Général, ne faites pas le saint. »

Et, parmi les rires, il ajouta un mot facile à prononcer, difficile à écrire, indiquant bien les goûts donjuanesques de son ami. Mais le général Tezanos avala sa dernière gorgée d’alcool et répondit, un peu pâle et le visage devenu sérieux :

« Des maîtresses, des aventures comme tout le monde, oui, mais je suis encore le fiancé de l’âme vagabonde. Croyez-moi, c’est cette forme plaintive et si touchante, avec ses cris de bête blessée, c’est cette femme du temps jadis que j’aurais voulu épouser. »
 
 

_____

 
 

(Ventura Garcia Calderón, in Gringoire, le grand hebdomadaire parisien, politique, littéraire, deuxième année, n° 13, vendredi 1er février 1929 ; « Genevieve, » illustration de Thomas Theodor Heine parue dans la revue Der Amethyst, 1906, puis reprise dans Simplicissimus, 1911)