Ayant dormi dix fois et demi le sommeil d’Épiménide, soit cinq cent vingt-cinq ans, le professeur Sinusbé se réveilla.
À ceux qui émettraient des doutes sur la possibilité d’un sommeil aussi anormal, je répondrai que les annales de la science (précieuses annales dans lesquelles on trouve un peu de tout !) nous montrent des personnes ayant dormi pendant des mois et même des années. Une fois qu’on est entré dans cette voie, quelques siècles de plus ne sont pas une grande affaire.
À cet argument, suffisamment péremptoire, j’ajouterai que le digne professeur pour tenter une expérience jusqu’alors unique, s’était octroyé, le 1er janvier 1906, dix pilules vitalo-narcotiques du docteur Van Debourick. Après quoi il avait ouvert le dernier volume de François Coppée et, héroïque comme Doubassoff devant des grévistes sans armes, il avait lu jusqu’au moment où une douce léthargie vint clore ses paupières.
Dois-je ajouter – le lecteur perspicace l’a déjà deviné – que les pilules seules eussent été incapables d’endormir pour plus de deux siècles ? La lecture du poète cher aux authentiques Français de France avait fait le reste.
Sinusbé éternua, étendit les bras en bâillant et se dressa résolument sur ses pieds. Ses idées, envolées pendant un sommeil cinq fois séculaire, lui revenaient peu à peu.
Il se retrouvait dans le cabinet souterrain de sa maison de la rue Saint-André-des-Arts. L’immeuble lui appartenant, le professeur s’était aménagé un studio-laboratoire dans la cave qu’éclairaient deux soupiraux. Là, il se réfugiait pour travailler en paix à l’abri des raseurs, espèce terrible en l’an 1906.
À côté du canapé sur lequel il s’était étendu pour dormir, se trouvait une table carrée surmontée d’un candélabre en bronze et d’une lampe électrique. Sur six grandes feuilles de parchemin s’étalait, en français, anglais, allemand, russe, chinois et espéranto, le récit détaillé de son expérience, avec prière à ceux que le hasard pourrait conduire dans cette crypte scientifique d’éviter une inhumation par trop précipitée.
Le cabinet était faiblement éclairé par une lumière extérieure filtrant, non plus des soupiraux dont il ne restait trace, mais d’une crevasse qui s’était formée dans une des parois latérales. Du reste, à l’exception du volume de François Coppée, réduit en impalpable poussière, et de la lampe électrique, rongée par le rouille, tout semblait à peu près intact dans ce réduit.
Sinusbé étendit la main sur la table, rencontra une boîte d’allumettes, l’ouvrit et, ces flammifères n’étant pas de la régie, il parvint du premier coup à produire l’élément dont la conquête coûta si cher à Prométhée.
Il se hâta donc d’allumer les cierges du candélabre, respectés par l’usure des siècles, et son premier coup d’œil fut pour les six parchemins laissés sur la table.
Ils étaient toujours à la même place. Cependant, l’un d’eux, le document chinois, contenait en marge la note suivante :
« Vu et lu par moi, Fou-Nou-La-Peh, inspecteur de l’enseignement physio-psychique. Que le vénérable Sinusbé continue à dormir !
Paris, 3 floral 2201. »
« Fichtre, murmura Sinusbé, encore loin de soupçonner toute la vérité. Deux mille deux cent un !… J’aurais dormi deux cent quatre-vingt-quinze ans ! L’expérience a mieux réussi que je ne l’espérais. »
Et il ne put s’empêcher d’ajouter :
« C’est égal ! Je dois avoir bien vieilli. »
Presque aussitôt un miroir carré, appendu au-dessus du canapé, lui envoya son image. Le professeur éprouva quelque satisfaction à constater que son physique ne portait point trace des cinq siècles venus s’ajouter à son âge antérieur de quarante-deux ans. Au contraire, il avait l’air tout à fait reposé.
« Le sommeil conserve ! songea le savant. Qui sait ! J’ai peut-être rajeuni. »
Puis, ses pensées se portèrent sur l’annotation de Fou-Nou-La-Peh. Les Chinois étaient-ils, de par le fait de leur supériorité numérique, devenus les maîtres du monde ?
Sinusbé allait-il être contraint de s’accommoder pour le restant de ses jours d’ailerons de requin à l’huile de ricin et de ténias à la maître d’hôtel ?
Cruelle énigme !
Résolu à éclaircir ses doutes, le professeur se prépara à retourner au milieu des hommes. Un escalier reliait autrefois le cabinet souterrain au rez-de-chaussée ; de cet escalier, il subsistait les débris, quelques marches vermoulues. Sinusbé les gravit d’un pas ferme et le cœur aussi ferme que le pas.
Une porte fermée lui barra le passage à la dernière marche. Machinalement, le savant étendit le bras et la porte, rongée de vétusté, s’effondra sous sa poussée.
« Il en est de même des vieilles institutions, murmura Sinusbé. De loin, elles arrêtent les timides ; les audacieux n’ont qu’à les heurter pour les faire s’écrouler. »
Comme il finissait d’émettre cette pensée philosophique, le réveillé sentit qu’un air tiède caressait tout son corps. Ses vêtements, bien que confectionnés sur mesure et en bon drap par un english tailor du vingtième siècle, n’étaient pas inusables : cinq cent vingt-cinq années les avaient réduits à l’état de simple toile d’araignée, et, cette toile, un malicieux vent du dehors venait de l’emporter !
Sinusbé, s’enveloppant seulement de sa pudeur, fit donc en costume adamite sa réapparition dans Paris.
Paris ! Était-ce bien Paris ? Une localité inconnue, ville ou village, s’étendait devant lui.
De sa maison, il ne restait aucun vestige. L’escalier aboutissait à un fourré de buisson croissant à hauteur d’homme. Plus de rue Saint-André-des-Arts ! Plus de place Saint-Michel ! Ce fut en vain que les regards de Sinusbé cherchèrent l’archange de bronze foulant aux pieds le démon.
Pourtant, la Seine était toujours proche. On la devinait courant derrière une rangée de grands saules. Entre elle et le professeur s’étendaient de coquettes habitations très espacées, à deux étages, habitations de briques et de fer forgé, chacune d’elles enveloppée d’un massif de verdure. Le toit, d’une substance métallique bleuâtre, ne présentait qu’une pente légère : c’était plutôt la terrasse des pays méridionaux, surchargée de toute une riche floraison.
Là où s’allongeait autrefois le boul’Mich’ s’étendait maintenant à perte de vue une double ligne de beaux arbres, portant des fruits pourpres. Sinusbé prit tout d’abord ces globes rutilants pour des lanternes vénitiennes. C’étaient tout simplement de ces tomaranges, inconnues en l’an 1906 et si communes quelques siècles plus tard, issues du croisement de la tomate et de l’orange.
Sinusbé ne pouvait se lasser de regarder.
« Certainement, pensait-il, tout cela est plus hygiénique. De mon temps, Paris avec ses maisons à six étages, ses vieilles rues étroites, restant du moyen âge, et son manque d’arbres était un vrai foyer d’épidémies. »
Deux ponts reliaient maintenant cette partie de la rive gauche à la Cité : l’un couvert, vitré, où circulait, insufflé par des ventilateurs, un courant d’air tiède chargé d’émanations balsamiques – pont à l’usage des malades ou des vieillards – et l’autre aussi découvert que le crâne d’un nouveau-né. Sur ce dernier passaient des êtres de sexes, d’âges et de costumes divers, les uns vêtus de longs pagnes en soie multicolore, d’autres en maillot ou même en simple caleçon de bain ; quelques enfants étaient complètement nus. Le type mongoloïde dominait avec d’assez grandes variétés de teint.
« Comme Paris a changé ! » se disait Sinusbé.
Et, instinctivement, il cherchait le Palais de Justice, la Préfecture de police. À leur place s’étendait un immense jardin, d’où, dominant le feuillage des arbres, s’élevaient trois tours surmontées de coupoles vitrées.
Un observatoire ! Mais alors où s’organisaient les condamnations et passages à tabac ?
De plus en plus perplexe, Sinusbé, se faisant de ses mains une feuille de vigne, s’avança vers la personne la plus rapprochée : une jeune femme qui ne s’effaroucha point de ce manque de costume.
« Pardon, madame, dit-il, auriez-vous l’obligeance de m’indiquer la Préfecture ou, à défaut, un poste de police ? »
Le professeur, orientaliste éminent, avait prononcé ces paroles en pur chinois, convaincu que les fils de Han s’étaient emparés de l’Europe. Aussi ne fut-il qu’à demi surpris d’entendre la dame lui répondre en un idiome sino-anglais qu’il comprit facilement :
« J’ignore ce que sont une préfecture et un poste de police. Est-ce la hauteur thermobarométrique que tu demandes ? Il fait 18° – 760°. Est-ce le quantique du mois ? Nous somme le 1er germinal 2431.
– Hein ! s’écria Sinusbé abasourdi. Comment ! j’aurais dormi cinq cent vingt-cinq ans ? »
L’étonnement du professeur redoubla lorsque, ayant confessé qu’il avait faim et désirait s’habiller, sa conductrice le mena dans un édifice dont les trois étages, flanqués de deux coquets pavillons, dominaient le cours de la Seine.
À l’intérieur, dans de larges salles bondées des produits les plus divers, circulaient des visiteurs qui choisissaient vêtements, comestibles, meubles ou objets d’art. Dans les deux pavillons, des convives, attablés isolément ou par groupes, savouraient des mets étranges, pastilles ou tablettes à l’arôme exquis.
« C’est le nouveau Bon Marché ! » murmura Sinusbé.
C’était d’autant mieux le Bon Marché, que tous ces gens partaient sans payer. Dans chaque salle seulement, un homme assis devant un bureau prenait note des objets emportés.
Et comme, après s’être offert à l’œil : primo, un complet à la mode du vingt-sixième siècle ; secundo, un repas substantiel consistant en pastilles de houille comestible à la vanille, Sinusbé manifestait un ahurissement croissant, son aimable cicérone lui dit :
« Tu retardes de quelques siècles. Tu demandes comment une société peut vivre sans argent et sans lois ? Nous nous demandons comment nos aïeux pouvaient vivre avec ces deux pestes ; mais vivaient-ils réellement ?
Certainement, on n’est pas arrivé tout d’un coup à l’état social qui existe aujourd’hui. Il y a eu bien des luttes, bien des fluctuations. L’argent a été successivement aboli, rétabli, réduit au rôle de valeur d’échange avec suppression de la rente ; enfin, après une longue période chaotique, l’équilibre s’est établi. Le numéraire demeura définitivement supprimé, mais une statistique exacte de la production et de la consommation, tenue par les groupes et centralisée dans des bureaux de renseignements, servit de base à la vie nouvelle des sociétés. Les êtres humains, qui ne sont plus les bêtes ignorantes et batailleuses d’autrefois, savent ce qu’ils peuvent fournir au fonds commun et en retirer sans le tarir ; d’ailleurs, nous n’entretenons plus de parasites.
– Mais, bégaya Sinusbé dont l’esprit dansait la mattchitche, l’autorité, la police, l’armée, les juges, le clergé, qu’en avez-vous fait ?
– Nous avons conservé leurs derniers vestiges au musée des Horreurs, répliqua la jeune femme dans un éclat de rire. Nous sommes libres ! »
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(Charles Malato, in L’Action quotidienne, anticléricale, républicaine, socialiste, quatrième année, n° 1013, 12 Nivôse An 114/vendredi 5 janvier 1906 ; illustration de François Schuiten, « Le Viaduc d’Austerlitz, » encre de chine, acrylique et crayons de couleur)