Quand nous arrivâmes chez le père Laporte, tout le monde était à l’envers et courait de la cave au grenier, vers la cuisine qui était devenue l’axe de la situation. Le vieux fermier, les yeux rouges et la peau violette, et ses manches de toile bise roulées au-dessus du coude, soulevait de temps en temps le couvercle d’une vaste marmite où mijotait à petit feu, dans un confortable linceul de plantes aromatiques, le lièvre du bois Saint-Georges ; Blanche, la grosse Blanche, le front plissé, se livrait à des combinaisons chimiques de l’ordre le plus élevé devant un poêle immense, où fumaient en grognant deux ou trois plats, dont elle surveillait la cuisson avec une tendresse maternelle. La mère Laporte disposait le couvert et les hors-d’œuvre avec une symétrie qui donnait à la maîtresse table la figure d’un jardin anglais.
Guy… nageait dans son élément et, les narines battantes, l’œil attendri, courait de l’un à l’autre, en faisant tinter l’air de petits lapements significatifs.
« Çà, père Laporte, dit-il en abattant sa lourde main sur l’épaule du fermier, nous voilà à peu près sûrs de ne pas mourir de faim aujourd’hui ; mais la plus vulgaire prudence veut qu’on songe au lendemain. »
Son interlocuteur laissa tomber ses bras, ouvrit démesurément la bouche, promena ses yeux du fourneau à la cheminée, et les reporta sur Guy… avec épouvante.
« Nous avons la basse-cour, balbutia enfin le malheureux fermier.
– Fort bien, et j’y avais songé ; mais vous n’ignorez pas, maître Laporte, qu’une volaille tuée et mangée le jour même ne valut jamais rien. Vous allez donc choisir vos victimes et les immoler incontinent. »
Laporte décrocha aussitôt le tablier qui lui avait servi dans ses augustes fonctions d’écorcheur, et le ceignit pour l’hécatombe qu’il allait accomplir. Mais au moment où il s’armait du couteau mystique, Guy… l’arrêta d’un geste.
« Pas cela ! dit-il ; j’entends avoir toutes les illusions de la chasse : tuez-moi ces polissons comme des coqs de bruyère, à coups de fusil.
– À votre gré, M. Guy…, dit le vieux père Laporte. Pétiot, donne-moi Cadet ! »
Cadet était le fusil du père Laporte.
« À quoi bon ? dit Guy, en lui passant le Lefaucheux dont il avait fait jouer à plusieurs reprises la bascule et les batteries ; en voilà un qui a fait ses preuves aujourd’hui.
– Rude pièce ! dit encore le premier en chargeant le fusil, et bien conditionnée. »
Pendant ces préparatifs, l’un des garçons de Laporte flanqué de Pschutt était allé rabattre la volaille, qui picorait en caquetant à travers les prés.
« Ainsi, me demanda Guy… d’un air singulier, le surnaturel tient toujours ?
– Plus que jamais.
– Tu ne veux pas convenir que l’inexplicable des incidents dont tu m’as parlé tient uniquement à une certaine prédisposition de ton esprit au merveilleux.
– Je le nie formellement. »
Durant ces quelques mots prononcés à mi-voix, une nuée de volatiles, criant, gloussant, voletant, se précipitait vers la cour de la ferme.
Laporte choisit dans la cohue un jeune coq qui déchirait l’air de sa stridente mélopée.
« Penses-tu, me demanda Guy…, que les esprits daignent se manifester à nous ?
– Va-t-en voir s’ils viennent, Jean !… » répliquai-je avec une nuance d’ironie.
Le fermier avait abaissé le fusil.
« Feu ! » commanda Guy…
Après le roulement du coup, trois cocorico sonores, articulés avec une prodigieuse netteté, retentirent au milieu de nous.
Je sentis la pâleur me couvrir la face et mes jambes se dérober sous moi.
« Tiens ! tiens ! dit tout à coup le père Laporte. Il est à musique ! »
Guy…, les mains sur les hanches et pareil à un énorme vase étrusque, se campa silencieusement devant moi.
« Il ne s’y est pas trompé, lui ! » me dit-il, en désignant le fermier.
Je compris tout… La honte remplaçant l’effroi, le sang me monta aux joues, et ma blancheur de suaire prit les tons plus gais du homard cuit.
« Tu savais donc ?… demandai-je à Guy…, en lui montrant le Lefaucheux.
– Parbleu !… c’est moi qui l’ai fabriqué !
– Traître ! » m’écriai-je, abîmé de confusion.
Et comme j’allais appuyer l’épithète d’un vigoureux coup de poing, mon bras resta suspendu en l’air, au suave retentissement de ces paroles magiques :
« Le potage est servi ! »
Le repas fut des plus joyeux. Je me sentais le cerveau allégé d’un grand poids, et j’éprouvais des spasmes d’appétit dont j’étais depuis longtemps désaccoutumé.
Après le festin, qui ne dura pas moins de trois heures, et pendant lequel Guy… fit des prouesses mandibulaires, nous songeâmes à regagner Foucarville.
Comme je cherchais des yeux le maudit Lefaucheux, j’entendis un concert de rires et de cris dans une pièce voisine ; j’y portais le regard et vis Blanche qui, à l’ébaubissement d’une demi-douzaine de paysans, faisait chanter au fusil tout son répertoire.
Pour ne pas interrompre leur innocente allégresse, je laissai le joujou au vieux château, et, accompagné du truculent Guy…, je regagnai Foucarville par le petit sentier qui vagabonde à travers champs.
La nuit était radieuse, et l’ombre adoucie par la phosphorescence des étoiles. Il soufflait un aigu vent d’Ouest qui frissonnait dans les buissons, courait sur les millets et faisait tinter les épis mûrs comme des grelots. On voyait au loin, dans les profondeurs grises, scintiller par groupes des feux qui marquaient les hauteurs. Les fraîches bouffées du vent et le grandiose apaisement des nuits faisaient un violent contraste avec le tumulte effroyable des lutins que le Corton avait déchaînés dans mon cerveau. Guy…, qui supportait le vin comme une outre, arpentait, insoucieux, nez en l’air, les luzernes, renâclant à pleins poumons ces doux parfums d’automne, que la nature jette au monde comme un suprême adieu avant de se couvrir du blanc linceul de l’hiver.
Je marchais perdu dans le sillage de ce navire humain, bras ballants, ne sonnant mot. Je me sentais rajeuni et comme échappé à une maladie mortelle. L’épreuve que j’avais subie, les traits pointus dont m’avait criblé Guy… durant le repas, ses théories folles sur l’immortalité de l’âme, la forme des chapeaux ou l’assaisonnement des plats, son éternelle bonne humeur, ses gauloiseries, avaient complètement chassé le surnaturel de mon imagination, dont elle était peuplée.
Nous arrivâmes à Foucarville sans avoir échangé une parole.
L’air avait beaucoup fraîchi, et j’explorai en vain la cave et le grenier pour faire une flambée de bois.
Guy… me sortit d’embarras en me désignant, d’un geste significatif, les volumes qu’il avait excommuniés.
Je les engloutis dans l’âtre et, quelques minutes après, le Spirite et tous ses congénères se tordaient en crépitant sous les ardents baisers du feu.
Bientôt, il ne resta plus qu’un monceau de cendres.
« Alléluia ! s’écria Guy… ; encore un effort, et tu es sauvé.
– Ce n’est pas tout ?… dis-je, en portant les yeux autour de moi.
– Tes affreux bouquins sont archicuits, me dit-il ; il s’agit d’autre chose.
– Quelle autre chose ? demandai-je, surpris.
– D’aller jusqu’au château de H… remercier tes amis de l’excellente hospitalité que tu as reçue chez eux et de regagner Paris avec moi en passant par Boulogne.
– Jamais ! répliquai-je.
– Pourquoi ? Est-ce que tu persistes à avoir l’humanité en horreur ?
– Oui.
– Grand nigaud ! fais tes malles et va serrer la main de Vallon. Il est temps que tu reviennes ; c’est dans quatre jours que se joue ta première pièce.
– Est-ce vrai ? m’écriai-je, en tressaillant.
– C’est vrai ! » répondit Guy…, comme un écho.
Je me sentis défaillir.
Deux jours après, nous faisions nos malles, puis nos adieux au château de H. et Losse ; la jument quadragénaire de Jérôme Briffoteaux nous entraînait bientôt, avec une philosophique lenteur, vers la gare de Hesdin, où nous serrions la main du père Laporte, le propriétaire des ruines du vieux château d’Hesdin.
FIN
_____
(Charles-Maurice de Vaux, in Gil Blas, dix-neuvième année, n° 6851, samedi 20 août 1898 ; illustration de Linley Sambourne pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby, de Charles Kingsley, 1863)